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Les enjeux du départ de la Cour suprême du juge Stephen Breyer

Temps de lecture : 6 min

Âgé de 82 ans, le doyen de la plus haute juridiction des États-Unis pourrait démissionner avant les élections de mi-mandat afin de permettre l'arrivée d'un ou une juge au profil plutôt progressiste.

Le juge Stephen Breyer à l'université de droit de Georgetown, à Washington, DC., en 2014. | Chi Somodevilla / Getty Images North America / Getty Images via AFP
Le juge Stephen Breyer à l'université de droit de Georgetown, à Washington, DC., en 2014. | Chi Somodevilla / Getty Images North America / Getty Images via AFP

Le juge Merrick Garland, nommé attorney general (ou ministre de la Justice) par le président Biden, se souvient parfaitement des événements survenus en 2016. Sa nomination par le président Obama pour remplacer la figure la plus connue du courant «originaliste», Antonin Scalia, avait entraîné une bronca dans le camp républicain: le leader de la majorité au Sénat de l'époque, Mitch McConnell, avait de sa voix de stentor écarté toute possibilité de confirmation, estimant qu'année d'élection oblige, ce choix serait celui du prochain président.

Ce soudain sursaut de courtoisie républicaine a disparu quatre ans plus tard. Le décès de la juge Ruth Bader Ginsburg, survenu à l'aube de l'élection présidentielle, n'a pas empêché le Grand Old Party de se lancer tambour battant dans un processus de nomination et de confirmation afin de consolider la majorité conservatrice d'une Cour où les juges siègent à vie, en «good behaviour». Une disposition constitutionnelle qui a, selon les mots du Père fondateur Alexander Hamilton dans les Federalist Papers, n°78, l'avantage de garantir l'indépendance de la justice fédérale et d'empêcher toute forme de représailles de la part du corps représentatif.

Si le président Biden a récemment annoncé la création d'une commission chargée de travailler sur un projet de réforme de la Cour suprême, il est resté particulièrement évasif lors de sa campagne sur sa volonté de procéder à un «Court packing» pour contrebalancer le poids des juges du camp conservateur. Le risque d'un Sénat républicain après les midterms de 2022 fait ainsi peser sur les épaules du juge Breyer une lourde responsabilité.

Sa démission permettrait aux Démocrates de le remplacer et pérenniser le contingent progressiste, aussi faible soit-il. Erwin Chemerinsky, constitutionnaliste bien connu des étudiants en droit, a ainsi convié le juge Breyer à se retirer, comme il l'avait fait pour Ruth Bader Ginsburg dans une tribune en 2014.

Les juges de la Cour suprême des États-Unis en 2018, avec notamment Stephen Breyer (en bas à gauche) et Ruth Bader Ginsburg (en bas, deuxième en partant de la droite). | Mandel Ngan / AFP

Une juge africaine-américaine?

Joe Biden, jusqu'ici, n'a été ni particulièrement clair ni particulièrement volubile sur sa vision de la juridiction suprême du pays. Il a cependant exprimé sa volonté de nommer une juge africaine-américaine, ce qui serait une première. Un choix réfléchi qui s'inscrirait également dans la durée puisque celui qui est le plus vieux président en exercice de l'histoire des États-Unis semble mettre un point d'orgue à ne retenir pour sa shortlist que des femmes âgées de 50 ans et moins.

Pour l'instant, deux noms reviennent: Leondra Kruger et Ketanji Brown Jackson. La première, âgée de 44 ans, fut avocate générale adjointe en 2011 avant de rejoindre, en janvier 2015, la Cour suprême de Californie. «Juge pivot», elle est considérée comme une modérée, et donc à même de pouvoir convaincre l'aile droite démocrate du Sénat.

Leondra Kruger, en 2013. | Lonnie Tague / US Department of Justice via Wikimedia Commons

La seconde, jeune quinquagénaire, fut l'assistante du juge Breyer entre 1999 et 2000. Actuellement juge auprès de la cour de district fédérale pour le District de Columbia, le nom de la juge Jackson était sur la liste du président Obama pour remplacer le juge Scalia en 2016.

Pour Brennan comme pour Breyer, la Constitution est un texte vivant, une entité qui évolue.

Joe Biden pourrait néanmoins préférer nommer cette figure plutôt progressiste au poste laissé vacant par Merrick Garland au sein de la Cour d'appel fédérale pour le circuit du District de Columbia.

Ketanji Brown Jackson, en 2020. | Rose Lincoln / Harvard University via Wikimedia Commons

Au-delà de l'acte hautement symbolique dirigé en faveur de la population africaine-américaine, le choix du président Biden est dicté par la question de l'interprétation juridique de la Constitution.

Face à six juges favorables aux théories textualistes et originalistes (représentant respectivement l'interprétation littérale de la Constitution et la recherche de l'intention originale des Pères fondateurs), le président aura sûrement à cœur de choisir une juge tenante de l'approche «organiste» (ou «Constitution vivante», living constitution), dans la continuité du juge Breyer.

La confrontation des théories de l'interprétation juridique

L'hétérogénéité de la Cour suprême se mesure en effet davantage à l'aune de l'approche interprétative des juges que de la couleur politique du président qui les a nommé·es. Là où le processus de décision du juge Antonin Scalia peut se résumer à deux mots (texte et tradition), l'approche du juge Breyer est beaucoup plus proche de la pensée du juge William Brennan, pour qui «la Constitution n'est pas un document statique dont la signification de chaque détail est fixée pour toujours par l'expérience de vie de ses auteurs».

Pour Brennan comme pour Breyer, la Constitution est un texte vivant, une entité qui évolue et dont la pleine signification ne peut être établie ni par un précédent doctrinal ni par la preuve d'une intention initiale.

L'approche interprétative du juge Scalia est à l'exact opposé: le juge nommé par le président Reagan en 1986 soutient que «la primauté doit être accordée au texte, à la structure et à l'histoire du document interprété et que le travail du juge consiste à appliquer le langage textuel clair de la Constitution ou de la loi... Si le texte est ambigu, donnant lieu à plusieurs interprétations contradictoires, Scalia se tourne vers la tradition juridique spécifique qui découle de ce texte “ce qu'il signifiait pour la société qui l'a adopté”», nous dit le professeur Melvin I. Urofsky dans son encyclopédie biographique de la Cour suprême.

La démission du juge Stephen Breyer permettrait aux Démocrates de conserver trois sièges.

La Cour produit des normes auxquelles elle adhère (c'est la règle du précédent, ou stare decisis), bien qu'il lui arrive de les renverser: comme le souligne le professeur Stephen Wermiel, le stare decisis a droit à un certain respect de la part des juges de la Cour, car il est nécessaire à la stabilité du droit à la crédibilité de la Cour, mais il n'est pas toujours contraignant. L'un des exemples les plus connus étant l'arrêt Brown v. Board of Education of Topeka (1954), qui ouvrit la voie à la déségrégation scolaire en renversant la décision Plessy v. Ferguson (1896).

Comprendre une décision nécessite ainsi de distinguer les différents facteurs d'influence et notamment celle des préférences idéologiques des juges dans l'élaboration du droit: c'est ce que montrent Harold Spaeth et Jeffrey Segal dans un ouvrage consacré au «modèle attitudinal». La composition de la Cour suprême peut ainsi entraîner, à une dizaine d'années d'intervalle, des décisions en apparence contradictoires: Lemon v. Kurtzman (1971) et Marsh v. Chambers (1983) concernent toutes deux l'«Establishment Clause» du 1er amendement, relative à la séparation de l'Église et de l'État.

La Cour s'est appuyée sur une approche purement textualiste (reposant toutefois sur la doctrine de l'incorporation) pour la première, déclarant inconstitutionnelles deux lois de Pennsylvanie et de Rhode Island. Douze ans plus tard, elle a privilégié une approche à la fois originaliste et traditionnaliste pour justifier la constitutionnalité d'une cérémonie religieuse organisée à chaque début de législature au Nebraska et financée par des fonds publics.

Quel avenir pour la Cour?

La démission du juge Stephen Breyer permettrait aux Démocrates de conserver trois sièges: un maigre acquis qu'il convient cependant de pérenniser face à six sièges conservateurs qui attisent les peurs quant à l'éventuel renversement de certaines décisions majeures (landmark cases) telles que la célèbre décision Roe v. Wade de 1973, affirmant un droit constitutionnel à l'avortement en vertu du XIVe amendement.

Sans réforme majeure, la pérennisation du siège actuellement occupé par le juge Breyer est une impérieuse nécessité pour le camp démocrate.

Une crainte d'autant plus d'actualité aujourd'hui puisque l'Amérique attend que la Cour se prononce sur Dobbs v. Jackson Women's Health Organization, une affaire qui pose la question de la constitutionnalité de la Senate Bill 2116 (Mississippi) qui interdit le recours à l'avortement après détection d'un battement cardiaque sauf nécessité médicale impérieuse.

Sans réforme majeure, la pérennisation du siège actuellement occupé par le juge Breyer est une impérieuse nécessité pour le camp démocrate. Si, récemment, la Cour a pu émettre des opinions plutôt surprenantes compte tenu de son penchant conservateur (notamment l'an dernier avec l'arrêt Bostock v. Clayton County, protégeant les gays et personnes trans des discriminations à l'emploi), elle a aussi son lot de décisions ambivalentes: l'affaire June Medical Services LLC v. Russo, dans la lignée du Planned Parenthood v. Casey (1992), ne remet pas en cause l'arrêt Roe v. Wade mais continue de le fragiliser.

Autant de signaux qui pourraient pousser le juge Breyer à se retirer pour éviter que son siège, comme celui de Ruth Bader Ginsburg, ne bascule du côté des conservateurs.

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