Début février, le cap des 100 millions de doses de vaccins anti-Covid administrées dans le monde a été franchi, selon Our World in Data, une publication en ligne qui recense en temps réel les données disponibles sur les vaccins. Les campagnes de vaccination battent leur plein en Europe, aux États-Unis, en Russie et en Chine, mais les premiers pays pauvres devront eux attendre jusqu'à fin février pour voir arriver le précieux sésame.
Furieux des inégalités d'accès au vaccin entre pays pauvres et riches, Tedros Adhanom Ghebreyesus, le directeur général de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), a tapé du poing sur la table le 18 janvier, affirmant que «le monde est au bord d'un échec moral catastrophique».
Comment en est-on arrivé là? Au cours des premiers mois de l'épidémie, il existait pourtant bien une conscience collective de la nécessité d'un vaccin accessible à tous. En mai 2020, les 194 États membres de l'OMS approuvaient ainsi une résolution prévoyant que tout accès à un vaccin devait être «rapide et équitable, de qualité, sûr et abordable». Les dirigeants européens évoquaient explicitement le terme de «bien public mondial unique du XXIᵉ siècle».
Pourtant, dans les coulisses, un autre scénario se joue. «Dès le début de la pandémie, les pays occidentaux ont conclu des accords bilatéraux avec des biotechs et des Big Pharma qui développaient des candidats vaccins, en achetant à risque, c'est-à-dire sans avoir de garantie d'efficacité. Cela a très vite saturé la capacité de production mondiale», explique Els Torreele, ancienne directrice de la campagne pour l'accès aux médicaments de Médecins sans frontières (MSF).
Ce sont les États-Unis qui lancent la course aux vaccins, en investissant 10 milliards de dollars (8,3 milliards d'euros) dans l'opération «Warp Speed», pour s'approvisionner en vaccins prometteurs. Les États européens empruntent vite la même voie.
Covax, un mécanisme de solidarité vaccinale dénaturé
Pourtant, l'OMS a mis sur les rails dès avril un mécanisme de solidarité mondiale pour une distribution équitable de vaccins dans le monde: le fonds de solidarité Covax, qui affiche l'objectif de vacciner 20% de la quasi-totalité des pays du monde en 2021.
Covax est piloté par l'Alliance globale pour les vaccins Gavi, un organisme public-privé créé en 2000, chargé de négocier l'achat et la distribution de vaccins dans les pays pauvres et par l'OMS, qui apporte son expertise technique pour gérer la logistique et accompagner les campagnes de vaccination nationales. Un troisième partenaire, le CEPI, est responsable des projets de recherche & développement portant sur le portefeuille de vaccins de Covax.
«L'idée de départ était que Covax achète des vaccins en grands volumes pour négocier des prix plus avantageux avec les firmes pharmaceutiques, qui sont ensuite distribués à tous, plutôt que chaque pays les achète séparément», explique Ken Shadlen, professeur d'études en développement à la London School of Economics.
Alors qu'il faut deux doses pour vacciner 70% de la population mondiale, l'effort de Covax semble largement insuffisant.
Mais les pays développés ne veulent pas se limiter à vacciner 20% de leur population, et comme ils achètent en masse aux firmes pharmaceutiques, ils délaissent Covax, qui, fin 2020, n'avait collecté que 2,4 milliards de dollars. Jusqu'ici, le mécanisme affirme avoir pu sécuriser 1,3 milliard de doses, qui seront envoyées prioritairement à 92 pays à revenus faibles et intermédiaires. Près de 90% des 337 millions de doses distribuées par Covax au cours du premier semestre 2021 iront à ces pays. Mais alors qu'il faut deux doses pour vacciner 70% des 7,8 milliards de personnes sur la planète, l'effort semble largement insuffisant.
Un scénario a néanmoins été envisagé par certains pays occidentaux comme la Suède: le surplus de vaccins commandés pourrait alimenter les pays pauvres membres de Covax. Dans le meilleur des cas, cela ne devrait cependant pas se produire avant cet été.
Face aux carences de Covax, de plus en plus de pays à revenus faibles ou intermédiaires ont commencé à conclure des accords bilatéraux avec les grands groupes pharmaceutiques, même pour de faibles quantités de vaccins. L'Union africaine a ainsi passé des accords mi-janvier avec les groupes AstraZeneca, Pfizer et Johnson & Johnson pour recevoir 670 millions de doses. Les négociations sont ardues, d'autant plus que la transparence sur les termes des contrats est loin d'être au rendez-vous.
De nouveaux vaccins plus adaptés aux pays en développement
Parmi les cinq vaccins qui ont achevé leurs essais de phase 3 et qui ont été approuvés ou sont en voie d'approbation par l'OMS, celui d'Oxford-AstraZeneca est sur le papier le moins cher. Le groupe AstraZeneca a en effet affirmé produire à «prix coûtant» pour les pays à revenus faibles et intermédiaires, soit environ 3 dollars par dose, mais rien n'est moins sûr.
«On ne connaît pas les véritables coûts de production. Le vaccin utilise une technologie assez traditionnelle, et la production de vaccins classiques coûte en moyenne moins d'un dollar. Des pays comme l'Afrique du Sud et le Brésil ont payé plus de 5 dollars par dose, voire 7 dollars pour l'Angola, soit au-delà du prix annoncé par le groupe pharmaceutique initialement», déplore Els Torreele.
Le vaccin élaboré par l'université d'Oxford possède un autre avantage pour les pays en développement: il peut être conservé à une température située entre 2 et 8°C. Cela n'est pas le cas pour les deux vaccins mis au point par Pfizer et Moderna, qui s'appuient sur la technologie innovante de l'ARN messager, et nécessitent sur le long terme une conservation à très basse température (-70°C pour le premier, -20°C pour le second).
Johnson & Johnson a, comme AstraZeneca, annoncé vouloir vendre son vaccin à «prix coûtant», et a développé un vaccin à une dose, contrairement aux autres.
Deux nouveaux vaccins ont également été précommandés par certains pays à revenus faibles ou intermédiaires: Novavax et Johnson & Johnson. Entrés plus tard dans la course, ils ont annoncé leurs résultats de phase 3 d'essais cliniques fin janvier, avec 89% d'efficacité pour le premier, et 66% pour le second. Johnson & Johnson a, comme AstraZeneca, annoncé vouloir vendre son vaccin à «prix coûtant», et a développé un vaccin à une dose, contrairement à tous les autres, au prix de 8,50 dollars par dose. Le prix du vaccin de Novavax est lui plus élevé, à 16 dollars par dose.
Ces deux vaccins, qui pourraient recevoir l'approbation des autorités sanitaires dans les semaines à venir, sont une bonne nouvelle pour les pays en développement, dans la mesure où ils seront produits en larges quantités, comme celui d'Oxford-AstraZeneca.
Enfin, les vaccins russes et chinois sont déjà distribués dans un certain nombre de pays. En plus de la Russie, le vaccin Spoutnik V a été commandé par dix-sept pays, dont certains à revenus faibles et intermédiaires, comme l'Égypte, l'Inde, le Vietnam, et des pays alliés comme le Venezuela ou l'Iran. Son prix est d'environ 7,5 dollars par dose, il peut être conservé au réfrigérateur entre 2 et 8°C, et selon des résultats publiés dans la revue médicale The Lancet, il est efficace à 91,6%.
Du côté de la Chine, deux vaccins sont déjà distribués dans les pays pauvres, mais en bien plus faible quantité: il s'agit de celui du laboratoire Sinovac, entreprise privée à Pékin propriétaire du CoronaVac, et de Sinopharm, bras pharmaceutique de l'État chinois. On les retrouve dans quelques pays comme les Philippines, l'Ukraine, l'Égypte ou le Pakistan.
Malgré la multiplication des vaccins, un cinquième de la population mondiale ne sera pas vacciné avant 2022, a affirmé l'école de santé publique Bloomberg de l'université Johns Hopkins.