Au départ, il y a quelques jours, les choses semblaient simples: comme pour toutes les éruptions volcaniques, ce fut d'abord un spectacle rapidement qualifié de «catastrophe naturelle»; le rappel brutal que la Nature peut prendre différents visages. Pendant quelques jours, l'atmosphère fut étrange. Certes le nuage de particules volcaniques grossissait et progressait avec des conséquences grandissantes sur le trafic aérien international. Pour autant, nous restions dans le vieux registre (presque oublié) de la fatalité qu'elle soit divine ou/et terrestre. Souvenons-nous: aucune quête de bouc émissaire, aucune voix pour réclamer l'identification des responsables et leur traduction immédiate devant les tribunaux. Une situation bien différente de la récente tempête en Vendée et en Charente-Maritime, autre catastrophe (elle aussi d'origine «naturelle») mais qui déboucha en quelques heures sur la désignation des coupables humains.
L'Europe en hypertension
Mais avec le volcan islandais, tout vient brutalement de basculer. Et comme dans toutes les situations de crises, les métaphores médicales ne sont pas les moins appropriées. Résumons. L'éruption se poursuit. Feux et glaces explosent à la face du monde. Nuages et particules progressent vers l'est du Vieux Continent. Les avions sont toujours condamnés à ne pas prendre l'air. Des centaines de milliers de personnes cherchent en vain à regagner leur domicile. L'affaire prend la dimension d'un gigantesque collapsus asphyxiant; le volcan des glaces a généré, via les airs, un infarctus planétaire. Selon Airports Council International (la plus importante organisation professionnelle des aéroports) près de 7 millions de passagers ont été -ou sont- bloqués dans 313 aéroports à travers le monde.
Les tensions artérielles économiques ne cessent de grimper. Et plus les chiffres montent plus la dimension «naturelle» de la catastrophe devient inaudible. Personne n'en veut encore au volcan ou aux autorités islandaises. Quand le Journal du Dimanche lui demande pourquoi tant d'incertitudes, Jean-Louis Borloo, ministre français de l'Ecologie, de l'Energie et du Développement durable, répond, fort justement, que c'est «parce que personne ne sait comment éteindre un volcan». «Nous rencontrons exactement les limites de la toute puissance de l'homme, ajoute-t-il. Notre technologie ne va pas au-delà de la nature.» Etrange pléonasme ministériel qui renvoie, précisément, à ce que peut faire la technologie confrontée à une catastrophe naturelle.
Puis l'équation vient de prendre de nouvelles et inquiétantes dimensions. La plupart des pays du nord de l'Europe maintiennent depuis cinq jours la fermeture totale de leur espace aérien: le nuage d'origine volcanique représente un trop grand risque de catastrophe aérienne. Selon l'Association internationale du transport aérien, cette paralysie décrétée coûterait chaque jour près de 200 millions d'euros aux nombreuses compagnies concernées. Ces dernières commencent de ce fait à faire pression sur les autorités nationales pour obtenir la réouverture des espaces aériens. Elles avancent ici différents arguments techniques (à commencer par l'absence de données concrètes sur la nature et la concentration des particules d'origine volcanique) et accusent depuis peu ouvertement les autorités nationales d'un «excès de précaution».
Air connu: réapparaît ainsi le principe du même nom. Et avec lui la polémique qu'il génère de manière récurrente: opposition du «camp de ceux qui estiment que l'on en fait trop» à ceux qui postulent le contraire. Ces dernières années, cette polémique ne sortait guère des frontières de l'Hexagone. Tel n'est plus le cas aujourd'hui: d'essence naturellement atmosphérique, elle s'est d'emblée installée à l'échelon international. Mais sommes-nous bien ici dans le cadre du principe de précaution? Rien n'est moins certain. Du moins si l'on s'en tient à la définition qu'en donne la Constitution française (article 5 de la Charte de l'environnement):
Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en œuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage.
Or les mesures d'interdiction de circulation aérienne ne visent nullement à prévenir des dommages «pouvant affecter de manière grave et irréversible l'environnement». Elles visent simplement -et de manière étonnamment paradoxale- à prévenir des catastrophes aériennes qui pourraient être causées par un environnement pollué du fait d'une éruption volcanique...
Période d'observation
Dans ce contexte, les «procédures d'évaluation des risques» consistent à étudier l'impact des particules sur les moteurs et les fuselages des avions. Quant aux mesures «provisoires et proportionnées pour parer à la réalisation des dommages», elles se bornent à suivre l'évolution de la situation atmosphérique; et à s'y adapter. Nous sommes plus dans le registre du bon sens que dans celui des grands principes constitutionnels. Et nous sommes aussi dans la confrontation qui pourrait rapidement devenir explosive entre d'une part de puissants intérêts économiques et, de l'autre, des responsables gouvernementaux soucieux de leurs responsabilités en matière de sécurité publique.
Cette équation à géométrie variable est avant tout posée aux détenteurs de la puissance publique nourris du savoir des experts météorologues et aéronautiques. Or force est bien d'observer que ce savoir est maigre, du fait de la nature même du mal redouté. En France, la Direction générale de l'aviation civile (DGAC) reconnaît ainsi ne jamais avoir été confrontée à un phénomène aussi difficilement prévisible: la situation évolue toutes les six heures au rythme des publications des cartes météorologiques. «Je ne pense pas que nous prenions trop de précautions», a déclaré au Figaro Patrick Gandil, directeur de la DGAC. Quelques heures plus tard il ajoutait, sur France-Info: «Nous essayons collectivement d'alléger les contraintes autant qu'il nous est possible. Personne ne sait nous dire quelle quantité de cendres est acceptée dans les moteurs des avions. Il faut donc multiplier les vols test, comme ceux menés ce week-end par Air France, pour vérifier l'impact des cendres sur les appareils. On constate que pour le moment, les avions reviennent intacts.» Selon lui, seuls ces essais, qui vont se poursuivre, permettront, le moment venu, «d'apporter des assouplissements» aux actuelles mesures de précaution.
Le nuage volcanique n'est pas non plus sans engendrer quelques brouillards de raisonnement. «Il reste que cette décision majeure d'interdire de vol les aviations du monde apparaît avoir été prise sans avoir même sondé et analysé les poussières volcaniques dans les cieux d'Europe», écrit François Sergent dans l'édito de Libération. Est-ce à dire qu'il aurait fallu laisser les vols se poursuivre sans rien savoir ce qu'il en était du risque encouru?
Fonctions vitales
Autre partie directement concernée: les contrôleurs aériens. En France, Stéphane Durand, président de leur syndicat national, juge que la fermeture d'une partie de l'espace aérien européen ne peut être assimilée à un excès de précaution. «On se rend compte que les mesures de sécurité ne sont pas forcément complètement en adéquation avec les aspirations économiques ou sociales, mais la mesure de sécurité a été prise à l'échelle européenne, par des gouvernements qui ont une approche parfois différente en matière de sécurité, souligne-t-il. Le fait que ces décisions aient été prises à l'échelon européen devrait valider dans l'esprit de tous nos concitoyens le fait que les mesures n'étaient pas inadaptées.»
Nous en sommes là, à prendre la mesure de cette fonction vitale qu'est devenu le transport aérien des personnes (30 millions de passagers aériens annuels il y a un demi-siècle, environ 3 milliards aujourd'hui) comme des choses (près de 40 millions de tonnes annuelles). Et nous en sommes là, aussi, à observer l'harmonieuse mise en place de tous les éléments d'une tragédie moderne. A Bruxelles, la Commission européenne claironne: il faut tout faire pour que les vols reprennent au plus vite dans l'espace sacré de la concurrence. Tous les ministres européens des transports vont se parler et se voir sans -cas dit «de force majeure»- physiquement se rencontrer. Les mesures des concentrations des cendres en différentes altitudes et régions atmosphériques du Vieux Continent se poursuivent. En haut lieu, on commence à envisager la création de «couloirs» (ou « corridors ») aériens et humanitaires. Et sous Eyjafjallajökull, calotte glaciaire islandaise, un monstre continue à cracher les entrailles de la Terre; un monstre qui -pourquoi?- paralyse chaque jour un peu mieux les cieux des humains.
Jean-Yves Nau
Photo: Sydney, le 19 avril 2010. REUTERS/Daniel Munoz
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