Près de 900.000 km de conduites d'eau traversent la France: c'est plus de deux fois la distance entre la Terre et la Lune. Ce gigantesque réseau voit transiter environ 4,6 milliards de m3 d'eau potable par an. Mais seulement 3,6 milliards de m3 arriveront dans nos robinets. Le reste, près de 20%, repart donc directement d'où il vient: dans la nature.
Pour une ressource aussi précieuse, dont on craint des pénuries à cause du réchauffement climatique d'ici à la fin du siècle, il y a de quoi s'alarmer. Pourquoi autant de fuites? Les raisons sont nombreuses: la corrosion des tuyaux qui finissent par s'abîmer jusqu'à devoir être remplacés, les tassements ou vibrations des terrains qui contraignent les conduites, le vieillissement des joints entre les canalisations ou bien encore les fragilités aux points d'embranchement du réseau ou aux compteurs (128 millions de m3 d'eau perdue).
Un réseau hétérogène
Mais ce chiffre national cache une grande diversité au niveau local, en raison des choix qui ont été faits lors de la création du réseau moderne de distribution de l'eau en France. Les chantiers se sont déroulés au cours de deux grandes périodes de construction. «La première commence à la fin du XIXe siècle à l'est d'une ligne allant du Havre à Marseille, raconte Frédéric Blanchet, de la Direction des Relations institutionnelles de Veolia Eau France. On utilise alors des conduites en fonte, provenant des usines de sidérurgie.» Dans ces régions, les habitations sont souvent rapprochées, les tuyaux ont des distances courtes à parcourir.
La seconde partie, à l'ouest de cette ligne, commence plus tardivement, dans les années 1960, et s'étend jusqu'aux années 90. La fonte a laissé la place aux polymères comme le PVC, car ils ont deux avantages: ils sont moins chers à produire et sont beaucoup plus légers, donc plus faciles et moins onéreux à poser. Or, dans ces régions, les habitations à raccorder au réseau sont plus espacées les unes des autres. Le PVC permet de les alimenter en eau à un coût raisonnable.
Deux types de matériaux, donc, dont les qualités ont pu fluctuer au fil des ans et selon le terrain où les conduites ont été installées (plaine, montagne...). Ces deux aspects jouent également sur leur vieillissement. Au bout du compte, l'estimation de la durée de vie d'une conduite est en moyenne de cinquante à soixante-dix ans. Mais décider de remplacer les tuyaux uniquement sur le critère de l'âge ne serait pas forcément pertinent: une conduite centenaire peut parfois se trouver en meilleur état qu'une plus récente.
Lutter contre les fuites
Alors que faire quand une conduite fuit? Première chose, il faut intervenir rapidement. Pour identifier une perte d'eau sur le réseau, on a recours à des compteurs d'eau qui mesurent ce qui entre et ce qui sort de zones bien délimitées. «On regarde particulièrement le débit entre 2h et 3h du matin, car c'est une heure où la quantité d'eau utilisée est faible et stable», détaille Frédéric Blanchet. Si elle augmente par rapport à la moyenne, c'est qu'il y a sûrement une fuite. Une fois la zone de fuite identifiée, les techniciens partent à la recherche de la localisation précise à l'aide de la «corrélation acoustique»: l'opérateur utilise des capteurs pour écouter le réseau, car une fuite a tendance à faire vibrer la conduite.
«Lorsqu'elle est localisée précisément, on la répare avec un manchon, une sorte de gros sparadrap de 50 cm», ajoute Frédéric Blanchet. Pour aller encore plus vite, certains réseaux, comme à Lyon, disposent d'un centre Hubgrade (Hypervision) qui remonte les informations de nombreux compteurs et capteurs acoustiques installés dans les conduites. Chaque matin, l'opérateur sait tout de suite si une fuite est apparue dans le réseau et peut disposer d'une prélocalisation de celle-ci. Ces réparations sont efficaces, mais coûteuses: comptez minimum 1.000 euros par fuite. «Il est donc utile de surveiller le réseau préventivement pour savoir où, de réparation en réparation, on pourrait en venir à une sorte d'acharnement thérapeutique sur les conduites», explique Frédéric Blanchet. Car, après trois ou quatre fuites en quelques années sur la même conduite, il faut envisager d'arrêter de réparer pour remplacer les tuyaux.
Mais le renouvellement d'une section est un chantier conséquent: il faut bloquer la voirie, creuser l'enrobé, changer les tuyaux, reboucher et refaire le bitume. La moyenne du coût de ces travaux est de l'ordre de 150 euros par mètre de conduite en zone rurale et 350 euros, ou plus, en zone urbaine. «Mais on ne change jamais un mètre: on va remplacer des tronçons sur une centaine de mètres», rappelle Frédéric Blanchet. In fine, c'est le client qui finance ces travaux par sa facture.
Entre facture et fractures
La capacité de renouveler un réseau dépend donc étroitement du nombre d'abonnés qui l'utilisent. Les opérateurs disposent d'un indice: l'ILC, l'indice linéaire de consommation. Il se donne en m3 consommés par jour et par kilomètre de réseau. «Dans une zone hyperurale, l'ILC vaut 2 m3/j/km. À l'inverse, en zone hyperurbaine, il peut atteindre 300 m3/j/km», précise Frédéric Blanchet. Concrètement, cela veut dire que changer des conduites en territoire rural sera facturé à peu de clients. C'est donc très compliqué pour ces communes de les renouveler. D'autant plus que la distance à parcourir pour desservir un client est plus grande qu'en ville: elle est en moyenne de 21 mètres en zone rurale contre 6 en zone urbaine. Conséquence: le taux de renouvellement des services ruraux est le plus souvent proche de 0 contre 0,6% en moyenne nationale et au-delà de 1% dans les zones urbaines. Quand on sait qu'avec ce taux de 0,6%, il faudrait 170 ans pour renouveler tout le réseau d'eau potable français, on ne peut que s'inquiéter du vieillissement des conduites dans des territoires faiblement peuplés.
Dans leur livre L'eau potable en France, entre facture et fractures, David Colon et Jean Launay militent ainsi pour «une solidarité entre les territoires urbains et les territoires ruraux» afin de financer le patrimoine rural de l'eau. «À l'horizon 2050, si rien ne change, les grands centres urbains auront renouvelé leur réseau à 90 ou 95% en équipant ces nouvelles conduites des capteurs les plus modernes, tandis que les territoires ruraux n'en auront pas eu les moyens», appuie Frédéric Blanchet. Cela reviendrait à laisser une dette grise supplémentaire aux générations futures qui auront déjà pas mal d'incendies à éteindre.
Une dette que l'on peut éviter si une solidarité nationale se met en place, pour protéger ce patrimoine public qui garantit l'accès à l'eau potable à tous les Français.
Cet article vous est proposé par Slate.fr et Veolia dans le cadre de Green Mirror, un événement éditorial écrit et audio pour voyager dans le temps, prendre conscience et réfléchir sur les enjeux qui nous attendent collectivement face au changement climatique. Comment agir dès maintenant face à l'urgence?
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