Culture

Bordeaux-Bourgogne, la grande guerre du vin français

Temps de lecture : 9 min

Bordeaux ou Bourgogne? Puissance ou élégance? Les deux régions attisent les passions.

Des centaines d'acheteurs et de journalistes se sont réunis il y a peu à Bordeaux et dans sa région pour goûter les primeurs 2009. Les Bordelais n'ont pas leur pareil lorsqu'il s'agit de faire mousser leurs propres vins; ainsi, bien avant que la foule de dégustateurs-cracheurs n'investissent les lieux, ils avaient déjà élevé le 2009 au rang de «millésime du siècle» potentiel. Bien évidemment, ils nous avaient déjà fait le coup en 2005, en 2003 et en 2000; à ce train là, il y aura quarante millésimes du siècle d'ici 2100.

Mais comme toujours, le buzz bordelais a immédiatement donné naissance à mille spéculations fiévreuses: quelles notes les critiques — c'est-à-dire, Robert Parker — donneraient-ils aux vins? Quelles sommes faramineuses les châteaux — grands spécialistes du salage d'addition — tenteraient-ils d'extorquer à leurs clients? Et de fait, sur les forums Internet, depuis la semaine dernière, toutes les discussions portant sur le millésime 2009 finissent immanquablement par se transformer en listes de notes et de prix. Pour ma part, à chaque fois que j'ai été confronté à une conversation de ce type, la même pensée m'est venue: «Dieu merci, le Bourgogne existe!».

Si un sujet divise la communauté des œnologues, c'est bien celui de la concurrence Bordeaux-Bourgogne. Ce duel de géants oppose les deux plus prestigieuses régions du monde du vin; deux endroits très différents produisant deux types de vins très différents. J'ai un faible pour le Bourgogne parce que le pinot noir (le cépage emblématique de ses vins rouges) me séduit plus que les cépages cabernet sauvignon et le merlot, qui dominent dans le vin de Bordeaux. Je préfère son élégance de terroir à la puissance et au raffinement bordelais.

Qu'est-ce que le vin?

Je suis d'accord avec ceux qui affirment que les Bourgognes apportent un plaisir plus sensuel. Un aficionado anonyme (cité dans le livre de Jean-Robert Pitte, «Bordeaux-Bourgogne. Les passions rivales»; Hachette Littératures) résume parfaitement les choses: «Le Bordeaux fait pisser, le Bourgogne fait bander». On ne saurait mieux dire. Mais ma passion pour le Bourgogne n'est pas qu'une affaire de goût (ou de sexe): c'est aussi une question d'idéal. Le Bourgogne et sa culture agricole sans prétention représente tout ce que j'attends du vin; le Bordeaux — plus que jamais le monde de l'entreprise, du marketing et du luxe clinquant - représente tout ce que je refuse qu'il devienne. En Bourgogne, le vin reste le vin; dans le Bordelais, le vin n'est plus qu'un chiffre.

Cela ne signifie nullement que les vignerons bordelais ne produisent pas de grands vins, bien au contraire. Si le Bourgogne demeure ma référence, la moitié des vins figurant dans ma liste des dix meilleurs crus de tous les temps (oui, un top 10, pathétique, je sais) sont des Bordeaux, et si j'avais assez d'argent, je m'achèterais assez de bouteilles de Haut-Brion, de Trotanoy, de Léoville Barton et de Grand-Puy-Lacoste pour remplir une cave.

Il est de bon ton de prétendre que les Bordeaux d'aujourd'hui ne valent pas ceux d'hier, mais je pense pour ma part que les vignerons de notre époque sont (en général) au sommet de leur art. Il est vrai que le Bordelais a toujours été la plus commerciale des régions viticoles. Elle exporte ses vins depuis des siècles avec grand succès (être une cité portuaire comporte quelques avantages), et il est bon de rappeler que le classement de 1855 (toujours en vigueur aujourd'hui) a été établi en fonction des prix de production.

L'argent du bordelais

Reste que l'esprit commercial des Bordelais a, ces dernières années, pris des proportions démesurées. Certes, il existe de nombreuses exploitations familiales de taille plus modeste aux alentours de Bordeaux, mais il faut bien admettre que les châteaux les plus prestigieux se taillent la part du lion. Dans les années 90 et au début des années 2000, la rapide montée des richesses a créé une demande record pour les vins les plus recherchés, et leurs prix sont montés en flèche, apportant par là-même un flot d'investisseurs.

Dans son livre bien nommé («What Price Bordeaux?»), Benjamin Lewin note qu'au cours des vingt dernières années, les riches industriels et les grandes sociétés ont été les propriétaires de château affichant la croissance la plus rapide; ils représentent aujourd'hui environ un tiers des grands crus classés.

Selon Lewin, qui est «Master of Wine», pour ces hommes d'affaires et ces entreprises, le vin est moins un breuvage qu'un produit; moins une source de plaisir qu'une source de revenus ou de plus-values sur le long terme. Et ils jouissent d'une grande influence à Bordeaux, le seul but étant désormais de se faire attribuer plus de points afin de pouvoir augmenter les prix, encore et encore. Les Bordelais ont d'ailleurs tenté de tirer parti de cette augmentation de la demande, en faisant grimper les prix à la première occasion (107% pour les cinq premiers crus de 2003, selon Liv-ex, sans parler des monstrueux 261% d'augmentation en 2005), ainsi qu'en «créant l'illusion de la pénurie» afin de doper les ventes, comme l'a dit Robert Parker, il y a quelques années, dans un billet cinglant.

A Bordeaux, on semble penser que les prix doivent correspondre au maximum de ce que le marché est prêt à débourser, et tant pis si cela se fait au détriment de nombreux consommateurs fidèles. Difficile, en conséquence, de s'étonner du climat d'amertume et de cynisme qui plane sur tant de discussions concernant les vins de Gironde.

Capharnaüm verbeux

La campagne des primeurs qui vient de s'achever illustre à merveille cette actuelle frénésie du chiffre. Les châteaux fixent les prix de leurs vins lors de ce rituel printanier, puis les vendent en avant-première, ce qui leur permet de dégager aussitôt de la trésorerie. Mais l'évènement s'est peu à peu transformé en capharnaüm verbeux — la faute aux producteurs, aux commerçants responsables de la vente des vins, mais aussi aux journalistes, qui se livrent à une compétition dérisoire; c'est à qui annoncera le premier ses impressions et ses notes (pendant ce temps, naturellement, les Bordelais les nourrissent de grande cuisine et les abreuvent bonnes bouteilles).

Tout le monde ou presque reconnaît qu'il est proprement insensé de noter ces vins si jeunes et si peu développés. Encore faudrait-il que ces gens aient à cœur l'intérêt du vin lui-même ; mais comme le fait remarquer à juste titre un article du Wall Street Journal, à Bordeaux, seules finance et spéculation importent. Autrement dit, ces bouteilles de Pomerol et de Pauillac pourraient tout aussi bien être des morceaux de poitrine de porc. C'est peut-être ainsi que les choses fonctionnent aujourd'hui à Bordeaux, mais pour ma part, je trouve tout cela plutôt déprimant.

On organise également des dégustations de primeurs en Bourgogne, mais l'état d'esprit est loin d'être le même. Pour commencer, on y est moins obsédé par les notes et les prix. Bien évidemment, comme partout, l'objectif est de faire du profit, et les vins les plus encensés par la critique sont désormais hors de prix. Mais les Bourguignons ont tendance à moduler leurs prix en fonction des stocks et de la qualité des vins. (La production bourguignonne est bien plus modeste que celle de Bordeaux).

La honte des vignerons bourguignons

En 2005, alors que les Bordelais gonflaient leurs prix de 261%, les producteurs bourguignons se sont contentés d'une hausse comprise entre 10 à 25% — le millésime 2005 étant exceptionnel dans les deux régions. En Bourgogne, les hausses de prix les plus importantes sont le fait des intermédiaires, et à ce que j'en vois, bien des vignerons sont gênés, et ont parfois même honte du prix qu'atteignent leurs vins à l'étranger.

Pour eux, un Musigny reste un breuvage, pas un trophée. (D'ailleurs, plusieurs domaines continue de vendre une bonne part de leurs production à leurs clients de longue date, et ce à des prix bien inférieurs à ceux du marché). De la même manière, les Bourguignons ne tombent pas dans les travers de la com' bordelaise: «C'est le millésime du siècle!» est une phrase que vous aurez peu de chance d'entendre dans les environs de Beaune. Quant aux critiques amateurs de notations chiffrées, ils ne les portent pas vraiment dans leur cœur: Parker n'a jamais été un grand amateur de Bourgogne, et il a tôt fait d'irriter les vignerons, si bien qu'il y est à présent persona non grata; il a dû recruter un assistant pour couvrir la région.

La Bourgogne a toujours été un monde à part, très éloigné de Bordeaux. Les Bordelais ont décidé de classer leurs vins par ordre de prix; les Bourguignons, eux, l'ont fait en fonction du terroir; de ce qu'ils pensaient être la qualité intrinsèque de chaque vignoble, révélée au fil des siècles. En Bourgogne, la distinction entre les grands crus et les premiers crus, officialisée en 1930, n'est qu'un jugement esthétique, pas un critère commercial. Bordeaux a toujours été une ville prospère et cosmopolite; elle a toujours attiré les personnes aisées, des étrangers comme des Français.

Deux styles que tout oppose

En Bourgogne, en revanche, la prospérité est un phénomène assez récent; jusque dans les années 1980, la région était pauvre (ce qui pourrait expliquer l'absence d'avidité de ses vignerons : lorsqu'on finit par bien gagner sa vie après avoir traversé des temps difficiles, on préfère perdre quelques euros plutôt que de risquer de perdre des clients). C'est une région très insulaire, presque exclusivement composée de petites exploitations réunissant plusieurs générations d'une même famille. L'amateur Jean-Robert Pitte résume la différence d'atmosphère en ces termes :

En caricaturant quelque peu, les Bordelais ont des diplômes, parlent l'anglais et parfois une autre langue étrangère, lisent quotidiennement la presse économique, se déplacent fréquemment à Paris et à l'étranger, s'habillent à la mode des gentlemen farmers anglais, jouent au tennis, voire au polo, en un mot ont des manières chic. Les Bourguignons, au contraire, pour beaucoup d'entre eux, ne font pas d'études poussées, s'habillent dans le style rustique ou sportif, en tous cas sans façon ni recherche, et ont des manières fièrement assumées de paysans. Les premiers sont surtout au bureau et ont des employés pour les tâches viti-vinicoles, les seconds, même lorsqu'ils ont des employés, sont aussi des travailleurs manuels, ce qui leur plaît, et ils ne passent qu'une partie de leur temps au bureau.

Ces derniers temps, ces différences semblent s'accentuer. A Bordeaux, la culture d'entreprise envahit toujours plus avant l'univers du vin, et les propriétaires de châteaux passent de moins en moins de temps dans les vignes et dans les caves. En Bourgogne, en revanche, les petites entreprises familiales constituent encore à ce jour l'écrasante majorité des exploitations, et le mode de vie des vignerons est plus que jamais emprunt de culture paysanne. Les propriétaires de vignobles s'occupent presque toujours de la vinification; dans la région, on estime que l'attention qu'un vigneron porte à la qualité de son vin se mesure au temps qu'il passe dans ses vignes.

L'idée selon laquelle l'élaboration d'un grand vin commence dans les vignes est devenue la devise du Bourgogne, et les meilleurs producteurs travaillent leurs vignes avec une minutie qui remplirait d'humilité leurs pères et leurs grands-pères. Lorsque vous buvez un Bourgogne, vous savez que le patron de l'exploitation n'est pas un type en costume Brioni, mais sans doute un fermier en tenue de travail, bottes aux pieds - et pour moi, cette authenticité fait également partie du charme des vins bourguignons.

L'éveil des amateurs aux Bourgogne

On dit souvent que toutes les routes mènent en Bourgogne — qu'en vieillissant, tous les œnophiles finissent par succomber à la finesse et la subtilité de ses vins. Et de fait, ces derniers temps, de plus en plus d'amateurs de vin semblent s'engager sur cette voie. John Kapon, le président d'Acker Merral & Condit (salle des ventes et marchand de vin new-yorkais) affirme qu'il observe une forte hausse de la demande. Chez Acker, les Bourgogne 2005 vendus en avant-première se sont presque aussi bien écoulés que les Bordeaux — un fait sans précédent.

Selon Kapon, «pas de doute: le Bourgogne éveille l'intérêt de beaucoup plus de clients aujourd'hui qu'il y a dix ans.» Et ce parce ce que, à mon sens, les Bourguignons ont su révolutionner la qualité de leurs vins. Parker (qui semble avoir la rancune tenace) ne manque pas une occasion de dénigrer la Bourgogne, qui, selon lui, serait un véritable terrain miné sur le plan qualitatif. En réalité, les vins n'ont jamais été aussi bons; leur qualité, jamais aussi constante. La bonne forme du Bourgogne pourrait également s'expliquer par la popularité du pinot noir; si vous êtes amateur de pinot, il y en a de très bons en Oregon, en Californie, en Nouvelle-Zélande, mais ce cépage connu pour ses caprices n'atteint son apogée que sur les sols calcaires du centre-est de la France.

Le romantisme n'est pas bordelais

Au final, je ne peux m'empêcher de penser que la notoriété montante du Bourgogne dépend pour beaucoup de l'intérêt que les gens portent à ce qu'il y a dans leur verre. Dans une récente chronique, le critique Matt Kramer se rappelait avoir un jour encensé le Bourgogne sur le mode lyrique en compagnie du critique français Michel Bettane, qui lui avait répondu : «Ah, Matt, tu veux rêver tes vins.»

Je pense que c'est vrai pour la plupart d'entre nous: les vins les plus chers à notre cœur contiennent plus qu'une série d'arômes et de parfums envoûtants — ils possèdent une étincelle de romantisme, un petit supplément d'âme. Difficile de retrouver tout cela dans la plupart des Bordeaux d'aujourd'hui, et ce quelles que puissent être leurs qualités gustatives: les prix, les notes et le marketing de luxe ont chassé l'âme et le romantisme. A mon sens, et de plus en plus d'amateurs de vins semblent me rejoindre sur ce point, l'excellence du breuvage n'est la seule qualité du Bourgogne: c'est également au charme de cette région de caractère qu'il doit sa grandeur.

Mike Steinberger

Traduit par Jean-Clément Nau

Photo: Chateau Larose Trintaudon à Saint-Laurent-Medoc. Regis Duvigneau/REUTERS

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