Société / Culture

Le désir de choper plus haut et plus beau nous a-t-il rendus malades?

Temps de lecture : 8 min

Nous publions les bonnes feuilles de «Nos Cœurs sauvages» de France Ortelli, qui s'intéresse à la notion de couple et à la recherche de l'amour parfait, ce phénomène de narcissisme pur qui explique une partie du célibat actuel.

Derrière l'objet de notre amour se cache l'idée que l'autre viendra combler nos failles narcissiques. | Anastasia Sklyar via Unsplash
Derrière l'objet de notre amour se cache l'idée que l'autre viendra combler nos failles narcissiques. | Anastasia Sklyar via Unsplash

Le coup de foudre n'existe pas d'un point de vue statistique, et le prince charmant est un leurre. Les relations amoureuses semblent globalement s'appuyer sur un puissant narcissisme en même temps qu'une recherche de l'entre-soi. On assiste aujourd'hui à la recherche généralisée d'une sorte d'amour «Frankenstein», qui explique en partie la montée en puissance actuelle du célibat.

Dans Nos Cœurs sauvages, paru aux Éditions Arkhê, France Ortelli analyse les maux amoureux de notre génération. Nous en publions des extraits.

Le désir de perfection nous entraîne dans une quête du meilleur partenaire possible: le plus beau, le plus intelligent, le plus drôle. La recherche de la personne idéale, encouragée par une pression permanente, celle de la «réussite», passe aussi par la valorisation de soi-même.

Mais pourquoi? Pour qui? Le désir de choper plus haut et plus gros nous a-t-il rendus malades?

Le coup de foudre est-il un leurre?

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Avant, on se mariait. Ensuite, éventuellement, on tombait amoureux. Dans la quête de l'amour absolu, magnifié par la société occidentale actuelle, les couples commencent par tomber amoureux et, si tout se passe bien, se marient. Le coup de foudre est placé au cœur du processus amoureux. Par sa facilité d'exécution, il nous affranchit des conventions sociales, il s'oppose aux manœuvres en coulisses des parents ou des amis. Il réaffirme notre liberté individuelle, notre autonomie, qui n'a cessé de croître durant la seconde moitié du XXe siècle.

Il a aussi l'immense avantage d'apporter une solution toute prête au casse-tête infernal de la multiplication des choix. Il est pourtant réciproque pour très peu d'élus. Si plus de la moitié d'entre nous déclare avoir déjà ressenti un coup de foudre, seuls 10% des couples se sont construits à la suite de cet étrange choc sismique.

En parallèle des nombreux travaux de biologistes qui définissent le coup de foudre comme une réaction chimique provoquée par plusieurs substances telles que la dopamine, l'ocytocine ou l'adrénaline, d'autres recherches prouvent que nous serions pourtant attirés majoritairement par ceux qui nous ressemblent.

Le coup de foudre, c'est probablement se reconnaître dans l'autre. Rien à voir avec les âmes sœurs, le destin ou la magie amoureuse.

Lorsque l'on retrouve dans le visage de l'autre certains éléments de son propre visage, celui-ci nous paraît plus attirant. Au-delà du physique, on trouverait aussi une attraction corrélée à la similarité des personnalités. Des individus ayant des opinions, des valeurs et des croyances analogues seraient plus fréquemment attirés les uns par les autres. Le coup de foudre, c'est probablement se reconnaître dans l'autre. Rien à voir avec les âmes sœurs, le destin ou la magie amoureuse.

De nombreux auteurs contestent d'ailleurs l'authenticité du coup de foudre. On pense au philosophe et sémiologue français Roland Barthes qui, dans ses Fragments du discours amoureux, le compare à une hypnose, un «ravissement», un «rapt» qui nous surprend, nous capture, fascinés que nous sommes par l'image de l'autre. L'abîme de déception n'en sera que plus grand. Pour Nicolas Duruz, docteur en psychologie et psychanalyste, le coup de foudre est même une façon de combler ses blessures, l'autre devenant alors une sorte de thérapeute qui vient pointer du doigt nos propres névroses:

«Dans le coup de foudre, le partenaire revêt toujours une valeur rédemptrice. Il intervient un peu comme le guérisseur d'une blessure vivante dont nous ne parvenons pas à prendre soin nous-mêmes. Nous nous en remettons à lui comme à un sauveur, même si ses marges de manœuvre sont bien restreintes. En effet, gare à lui s'il réveille en nous ce que nous voulons méconnaître de nous-mêmes. Il lui sera tôt ou tard reproché de ne pas être le bon médecin, n'ayant pas réussi, à lui seul, à nous guérir.»

L'astuce consisterait donc à utiliser nos coups de foudre pour déchiffrer ce qu'il y a chez l'autre dont nous avons tant besoin? Exemple: vous flashez sur une femme qui a une grande aisance à l'oral alors que vous êtes un timide. Stratagème: ne pensez pas qu'elle est faite pour vous car elle comblera votre épouvante des échanges verbaux, inscrivez-vous plutôt dans un cours de théâtre.

Dans tous les cas, le coup de foudre ne frappe pas au hasard: une personne plutôt à notre image, ou bien qui vient combler nos manques. On pensait que ce type de rencontre relevait d'une alchimie surnaturelle entre deux êtres, or voilà que nous serions face à un phénomène de narcissisme pur.

Princes et princesses

Penchons-nous sur cet autre mythe qui va de pair avec le coup de foudre: le Prince ou la Princesse Charmante. Si l'on consulte la section «Je ne rencontre personne» de Psychologies Magazine, la plupart des témoignages font référence à cette chimère.

Stéphanie, 44 ans, dont la plus longue relation a duré 18 mois, émet de sérieux doutes sur la vie à deux mais conclut par cette envolée positive: «Un jour peut-être, mon prince viendra.» Une autre lectrice, âgée de 38 ans, relate ses difficultés à partager sa vie avec le commun des mortels: «Je ne recherche pas une compagnie, je cherche l'Homme, Mon Homme.»

Quelques clics plus loin, Pierre, Francis et Alexis, tous trois célibataires, témoignent de leur recherche d'une «alchimie immédiate», d'une «magie de la rencontre» pour dénicher leur futur «élue» qu'ils qualifient de «reine».

La croyance quasi mystique en l'existence d'un partenaire idéal, éternelle carotte au bout du bâton de l'âne du célibataire, peut ainsi s'avérer extrêmement néfaste et contre-productive. Comme cette phrase insidieuse, qui sert parfois, dans un élan condescendant, à consoler les âmes en peine: «Il y a quelqu'un qui t'attend quelque part, il suffit de le croiser.» Merci, mais comment?

Au final, d'après les calculs de Munroe, il faudrait donc 10.000 vies pour avoir une vraie chance de rencontrer cet alter ego…

Si l'on part du postulat que notre partenaire idéal est prédéterminé à la naissance, que l'on n'a aucun moyen de savoir qui il est, ni où il se trouve, mais que l'on croit pouvoir le reconnaître instantanément au moment où nos regards se croiseront, eh bien, on peut dire sans trop se tromper que cette hypothèse doublement irrationnelle (prince charmant + coup de foudre) nous promet une vie amoureuse âpre et décevante. D'ailleurs, que serait un monde régi par le concept d'âme sœur?

Un ancien ingénieur de la NASA, Randall Munroe, s'est penché sur l'hypothèse. Pour commencer, à l'instant t, mon âme sœur est-elle toujours en vie? 100 milliards d'êtres humains ont déjà vécu, et seulement 7 milliards sont toujours vivants aujourd'hui. Par conséquent 90% des âmes sœurs sont déjà mortes. Il y a donc une forte probabilité que la mienne se trouve au cimetière. À moins… qu'elle ne soit pas encore née?

Mais prenons le parti d'espérer nous trouver sur le même créneau temporel. Si l'on mise tout sur une rencontre au premier regard, avec une moyenne de croisements de regards d'une douzaine d'individus nouveaux chaque jour, nous n'aurions le temps de lancer que 50.000 œillades au cours d'une vie, pas assez pour croiser nos 500.000.000 potentiels bien-aimé·es. Au final, d'après les calculs de Munroe, il faudrait donc 10.000 vies pour avoir une vraie chance de rencontrer cet alter ego…

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Chercher un partenaire comme on cherche un appart

Lorsque j'ai rencontré Hélène, elle exerçait, parmi les nombreuses cordes à son arc, le métier de love coach, une profession spécialement dédiée à venir en aide à ceux qui recherchent un partenaire sur les réseaux. Cette brillante plume, agrégée d'anglais, récupère au bord du chemin tous ceux qui se sentent perdus dans la jungle du dating.

Hélène les libère de leurs tracas: elle accompagne ses clients sur les interfaces, leur prodigue maints conseils de relances par SMS, leur souffle des idées pour un premier date. Ils matchent, elle s'occupe de leur correspondance. Après plusieurs années dans l'entremise, elle a remarqué un curieux point commun chez tous ses clients: la recherche d'un conjoint s'effectue souvent en parallèle de l'acquisition d'un appartement.

«Ils veulent remplir leur nid, ils sont dans une phase de nesting. Ils se prennent en main car ils se sentent incomplets, insatisfaits. Dans les deux processus, achat d'appartement ou recherche de partenaire, il y a une part logistique non négligeable. Cela allège de pouvoir déléguer cet aspect à un tiers extérieur, pour se concentrer uniquement sur le cool de la rencontre.»

La première règle qu'Hélène adresse à sa clientèle est immuable: l'annonce doit être d'une clarté irréprochable. Pour être gagnant, un profil sera personnalisé au maximum, avec une mise en valeur des pépites de son parcours. Privilégiez des accroches comme «licence de pilote amateur» ou «très fort en tarte tatin» plutôt que le trop généraliste profil d'«entrepreneur». Les mots de nos descriptifs comptent double.

Aux États-Unis, ce sont les catégories sociales «médecin» ou «avocat» qui recueillent le plus de swipes. Si l'on possède un chien ou une guitare, on augmente ses chances d'être abordé. En photo, une fille avec des rollers plutôt qu'un ballon décuple ses chances de se faire remarquer. Et, bien sûr, la taille continue encore et toujours de compter: «Il y a une obsession collective des femmes sur ce point: en deçà d'1m75, c'est très difficile pour un homme d'obtenir une rencontre», argumente Hélène.

Nous tentons de maximiser l'utilité de chacune des personnes que nous rencontrons, jusqu'à collectionner leurs bienfaits et les amalgamer en un tout: une créature Frankenstein.

Cette relative importance de nos caractéristiques morphologiques et de nos différents «talents» n'a pas toujours été la norme. Dans son essai Modern Romance, l'humoriste Aziz Ansari se fait la voix de son père qui, dans le cadre d'un mariage arrangé, a dû choisir sa mère parmi plusieurs prétendantes: «La première était trop grosse, la seconde trop grande, du coup j'ai pris la troisième.»

Non seulement nos parents ou grands-parents avaient moins de choix dans leurs critères de sélection, mais ils avaient moins d'exigences. Savoir faire une tarte tatin ou avoir écrit un recueil de haïkus ne pesait pas dans la balance. Les quelques conditions se résumaient, sans prétention, à: «il avait un bon boulot»; «il m'a fait rire»; «il a plongé la tête la première dans l'eau froide, j'ai trouvé ça courageux».

Aujourd'hui, si l'on énumère les raisons qui justifient nos choix, elles prennent en compte un nombre important de prérogatives qui, au final, convergent toutes vers ce souhait: «Je ne serais rien sans lui/sans elle.»

Derrière l'objet de notre amour, unique et total, derrière cette aspiration existentielle sublimée se cache l'idée que l'autre viendra combler nos failles narcissiques. De la même manière qu'une discipline routinière comme le yoga affûtera votre corps et relaxera votre cerveau, l'idéal matrimonial est une balance sur laquelle chacun est supposé compléter l'autre pour atteindre l'équilibre parfait. Mission délicate.

Cette recherche perpétuelle de la personne parfaite, induite par le besoin de trouver quelqu'un qui nous aide non seulement à gérer l'intendance quotidienne mais aussi à nous épanouir, se manifeste dans la vie réelle par un comportement que l'on pourrait qualifier de «recherche de Frankenstein». Addicts, non pas aux applications elles-mêmes, ou au fait de scroller des milliers de profils, mais à ce fantasme de réalisation dans la vie à deux; la tentation nous pousse à fréquenter plusieurs personnes, jugées complémentaires, en simultané.

Imaginons, de façon caricaturale: un artiste, un intello, un ingénieur. L'artiste n'est pas fiable mais il est fun. L'intello vit dans un rez-de-jardin insalubre et entretient des relations cérébrales avec plusieurs de ses ex, mais il nous emmène voir des films de genre. L'ingénieur ne pose jamais de lapins. Incapables de se projeter avec un seul d'entre eux, de devoir choisir entre le sourire de l'un, l'humour du second, la résidence principale du troisième, nous finissons par créer un monstre.

Nous tentons de maximiser l'utilité de chacune des personnes que nous rencontrons, jusqu'à collectionner leurs bienfaits et les amalgamer en un tout: une créature Frankenstein.

Chantilly, 32 ans, vit entre Los Angeles et Paris. Pour elle, la chose s'est désormais banalisée en Amérique: «Chez vous, à Paris, c'est bizarre, les gens sont tout de suite en couple. Chez nous, on peut rester seul sans problème, tout en côtoyant plusieurs personnes. C'est la loi du marché: il y a toujours mieux.»

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