Elle aurait de quoi être amère, mais aucune once de rancune ou de colère n'émane de ses propos. Dans la bouche d'Éveline Schmit, pas de saillies acerbes, juste de la sagesse. «J'ai beaucoup travaillé, cherché une aide dans la spiritualité, le bouddhisme, j'ai été nonne pendant trois ans en Belgique. Je suis aussi une psychothérapie depuis vingt ans», explique-t-elle avec un léger accent américain, seul indice qui pourrait trahir sa trajectoire hors du commun.
À travers la voix douce d'Éveline résonne celles des autres individus métis de Belgique. Des enfants du pêché, tels qu'ils étaient considérés, nés sur le continent africain, au Congo et au Ruanda-Urundi, d'une mère noire et d'un père blanc. Durant la colonisation belge, ils seraient entre 14.000 et 20.000 à avoir vu le jour de ces unions en majorité forcées. Une partie de ces gamin·es (entre 800 et 950) a été envoyée en Europe au moment où leurs pays de naissance ont glané leur indépendance.
«En raison des troubles qui secouaient le Congo et le Ruanda-Urundi, les Sœurs blanches ont réussi à convaincre le gouvernement colonial belge que les métis allaient être en danger si on les laissait en Afrique, qu'il fallait les envoyer en Belgique et les soustraire à leur famille. C'était une thèse fallacieuse. Le gouvernement belge a déplacé des métis vers la Belgique avec ou sans l'accord des mamans, en disant qu'ils allaient revenir. En fait, c'était un aller simple, une sorte de rapt, car nous avons été placés dans des institutions, dans des centres d'adoption, dans des familles d'accueil, en nous faisant passer pour orphelins alors que nos mamans vivaient toujours.» Ce récit plein d'émotion, c'est celui de François Milliex, qui faisait partie des 300 enfants de l'institution catholique de Save (sud du Rwanda) déplacés vers le plat pays.
Des enfants de l'institution catholique de Save, au sud du Rwanda. | AMB/MVB
Avant d'arriver en Europe, le président de l'Association des métis de Belgique a passé des années dans cet «institut pour enfants mulâtres». Sur le continent africain, plusieurs institutions religieuses se sont ainsi spécialisées dans l'accueil des enfants métis, pour s'occuper d'eux, leur offrir une éducation à la belge, et surtout les cacher. «Le simple fait de leur existence menace les fondements idéologiques de la domination coloniale, laquelle se base sur la suprématie “naturelle” de la race européenne», écrit ainsi Sarah Heynssens, historienne à l'université de Gand dans la Revue d'histoire de l'enfance «irrégulière».
«Le métissage était […] considéré comme une source de subversion, vu comme une menace pour le prestige blanc, une incarnation de la dégénérescence européenne et de la décadence morale», explique Ann Laura Stoler, historienne américaine citée dans le même article scientifique. Éveline Schmit, elle aussi, a été retirée des bras de sa mère bien avant la fin de l'ère coloniale.
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Au Congo, puis à Bruxelles
Née le 28 février 1952 au Ruanda-Urundi, Éveline a 2 ans lorsqu'elle est envoyée dans la région du Kivu, au Congo belge, dans un internat tenu par des missionnaires baptistes américains. Dans cet orphelinat, les conditions de vie sont rudes. Personne ne vient la voir. Ni elle, ni ses camarades.
Des jeunes de la mission baptiste du Kivu où Éveline Schmit a été envoyée par son père. | Photo fournie par Éveline Schmit
Ce premier placement a duré cinq ans et a été décidé par son père, Pierre Schmit, un Luxembourgeois travaillant à l'époque en Afrique pour le gouvernement belge. Selon elle, il a voulu l'éloigner de ses petites affaires afin de sauver sa carrière. «Il ne pouvait pas s'afficher avec un enfant métis. Il ne pouvait pas me mettre dans une institution catholique dans le Ruanda-Urundi. Comme administrateur, il aurait perdu son job. Il a organisé un mariage coutumier à l'africaine, mais qui n'était pas reconnu par la Belgique. Mon père voulait m'éloigner du Rwanda, d'où venait ma mère et toute sa famille, pour me mettre là-bas, là où elle ne pouvait pas me trouver. Elle ne savait pas où j'étais, combien de temps j'allais être placée. Il lui a dit qu'il m'envoyait en Belgique chez sa famille.»
Éveline (en bas, au centre) sur le tarmac de l'aéroport avant de quitter l'Afrique. | Photo fournie par Éveline Schmit
Éveline a bien atterri un jour en Europe, à l'âge de 7 ans, mais pas dans sa famille paternelle. Elle a d'abord été débarquée comme ses autres camarades au 119 de l'avenue Coghen à Uccle, une commune huppée du sud de Bruxelles. Dans cet orphelinat baptiste tenu par un pasteur suisse, des donateurs et donatrices américain·es subvenaient à leurs besoins en envoyant vêtements et argent. Après un an, une femme a entendu parler de cette histoire et s'est empressée de formuler une requête. «Elle voulait la plus jeune, c'était moi.»
Boston puis New York
Éveline ne souhaitait pas repartir, puisqu'elle considérait les autres enfants des orphelinats kivutiens et ucclois comme des membres de sa famille. Sans qu'on tienne compte de son avis, elle s'est retrouvée assise à bord de la carlingue d'un avion glissant dans l'air au-dessus de l'océan Atlantique. La seule chose qu'elle connaissait du pays de l'Oncle Sam, c'étaient les westerns. À tel point qu'Éveline pense passer le reste de sa vie dans un tipi et pas à Roxbury (Boston) dans un taudis. Le pasteur n'avait évidemment pas pris la peine de se renseigner sur l'endroit où il l'envoyait.
Le «passeport» belge d'Éveline à son arrivée en Belgique. | Photo fournie par Éveline Schmit
À peine débarquée dans la capitale du Massachusetts, elle fait la rencontre de sa mère d'accueil: une femme de 28 ans, célibataire, membre d'une secte évangélique protestante, précaire et instable. Une toile aussi sombre qu'un Soulages. «Je suivais les cours dans une école privée protestante de leur secte, je ne pouvais pas parler aux autres enfants du quartier, je ne pouvais être qu'avec la famille et les gens de l'Église. Et puis on a souvent déménagé. On est rapidement partis à New York pour qu'elle y travaille. Elle était infirmière.»
Elle poursuit: «Moi, elle m'a mise une année à la campagne avec sa mère handicapée et sourde. Cette dernière était gentille avec moi, mais je me sentais seule. Je n'avais que 10 ans. Son père venait de décéder. En fait, elle avait besoin de quelqu'un pour s'occuper de sa maman pendant qu'elle travaillait. Pendant un temps, elle m'a donné à des amis qui accueillaient déjà un enfant seul. Après quatre ou cinq ans, elle s'est mariée et a voulu m'adopter.» Ah, vous pensiez que c'était déjà fait?
Éveline Schmit a pensé à plusieurs reprises se jeter sous une voiture. Pas pour mourir, mais pour fuir.
L'avocat consulté informe sa «mère américaine» qu'Éveline a 13 ans, des parents, et que cette adoption est impossible. Personne ne dispose d'aucune preuve faisant de la jeune mariée et de son nouveau mari ses gardiens légaux. En gros, Éveline a une carte verte, la nationalité américaine, mais elle se trouve en situation irrégulière. «L'avocat leur a dit que si jamais j'étais hospitalisée, les assistantes sociales me renverraient en Belgique.» Tilt. Éveline Schmit a pensé à plusieurs reprises se jeter sous une voiture. Pas pour mourir, mais pour fuir.
Son argent dilapidé
Un beau jour, son père biologique est réapparu dans sa vie. Il est allé sonner chez le pasteur, celui qui avait transbahuté Éveline de la Belgique vers les États-Unis, mais ce dernier n'a, au départ, rien voulu lui dire. Plus de souvenir... Pierre Schmit a alors menacé le religieux d'une attaque en justice. Verdict: «Le pasteur lui a donné le contact d'une fille métisse plus âgée que moi, que je connaissais depuis le Kivu. Elle était partie aux États-Unis pour voyager et on correspondait toujours, mais très rarement. Par son entremise, mon père a fini par me trouver. Cela lui a pris des années.»
D'emblée, Pierre Schmit prend la plume pour rédiger un courrier confié à cette amie, avec la mission de le lui donner. Dans la lettre, l'ancien colon affirme ne pas vouloir la perturber, mais souhaiterait, de temps en temps, obtenir quelques nouvelles d'elle. Mais l'enveloppe arrive dans les mains de sa mère d'accueil. Furieuse, elle la confisque, chipant du même coup l'adresse tant désirée. Cette femme lui rétorque qu'Éveline est très bien installée, parfaitement intégrée et ne parle plus le français. «Mon père ne m'a plus écrit, je me suis dit “il s'en fiche, de moi” et je suis partie de là.»
Éveline Schmit tient entre ses mains un cliché de son père Pierre. | Jérémy Audouard
À 17 ans, Éveline a foutu le camp pendant un petit moment pour partir vivre dans le Bronx au domicile d'une amie de son école, une réfugiée cubaine dont la mère avait bien compris le mal-être de l'adolescente. L'année suivante, c'est à la demande de sa famille d'accueil qu'Éveline a plié les gaules. Elle était devenue un fardeau. Son père continuait pourtant de lui envoyer de l'argent pour financer son éducation. Lorsqu'elle a réclamé son dû, quelques années plus tard, le butin avait fondu.
Un larcin d'autant plus frustrant qu'un peu de monnaie l'aurait bien soulagée. Après le lycée, Éveline s'était déplacée jusqu'à Washington Square afin de postuler pour une bourse à la New York University (NYU). Elle aurait dû y être admise après un examen d'entrée passé avec succès. L'inscription ne s'est pas déroulée tel qu'elle l'augurait. «On donnait des bourses aux Afro-Américains. Je vivais dans une famille afro-américaine. Cette bourse couvrait tous les frais d'inscription, les livres et de l'argent de poche. Lorsque j'ai rempli les papiers, j'ai mis le vrai nom de mon père. On m'a demandé d'où je venais. Comme c'était un nom luxembourgeois, je n'ai pas touché un cent.»
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«Il n'a jamais voulu me le dire»
Habituée à serrer les dents, Éveline a quand même bataillé pour pouvoir s'inscrire au Hunter College en plein cœur de Manhattan. Le jour, elle multiplie les petits boulots, dans une banque de Wall Street, une association ou à la bibliothèque nationale de New York. La nuit, elle étudie les sciences, la biologie, la chimie sur les bancs de sa fac… Un rythme effréné qu'elle va tenir pendant huit ans jusqu'à l'épuisement. De 19 à 27 ans.
Cinq années auparavant, elle avait profité de deux semaines de repos pour partir en Belgique revoir son père. Pétrie de nervosité, Éveline est restée trois jours prostrée dans un hôtel avant d'oser décrocher le combiné et le prévenir de son arrivée.
«Tout espoir de connaître le fin mot de cette histoire était perdu.»
«Il m'a donné son adresse à Bruxelles, m'a dit de venir vite et on s'est rencontrés. Quand je l'ai vu, il est devenu tout blanc. J'ai compris qu'il m'imaginait chez de riches Américains au bord d'une piscine. Il n'avait pas idée du calvaire dans lequel je vivais. C'était très fort. On s'est bien entendus. Il ne voulait pas que je retourne aux États-Unis, mais j'avais ma vie là-bas. Un copain, mon travail. Et je ne parlais pas français. Quelques années plus tard, je suis venue un an pour étudier la langue et je suis restée», explique celle qui fait carrière par la suite en tant que laborantine en Belgique.
Elle s'y est mariée, empochant du même coup sa quatrième nationalité. Éveline est américaine, belge par son feu mari, luxembourgeoise par son père et rwandaise grâce à sa mère.
La native de Kigali n'a jamais su qui était sa mère. Elle a demandé inlassablement à tous les Rwandais et Rwandaises croisés en Belgique et en Afrique si cela leur disait quelque chose.
Éveline Schmit s'est convertie au bouddhisme, sa foi l'a aidée à ne pas perdre pied. | Jérémy Audouard
Plusieurs personnes lui ont parlé de son père, aucune n'a été en mesure de lui donner l'identité de sa mère. Normal. Éveline pense que le nom inscrit sur son certificat de naissance n'était pas le bon. Pierre Schmit, lui, n'a jamais craché le morceau. «Il pensait que j'allais le quitter, je pensais qu'il allait finir par craquer. Mais quatre ans après mon arrivée, il est décédé dans un accident de voiture. Tout espoir de connaître le fin mot de cette histoire était perdu.»
Un quart de siècle plus tard
Grâce à un hasard extraordinaire, François d'Adesky, cofondateur de l'Association des métis de Belgique, a réussi à embrasser celle qui lui a donné la vie. Cela faisait vingt-six ans qu'il ne l'avait pas revue. En 1953, à la suite d'un rapatriement sanitaire, Charles, son père, avait fait des pieds et des mains pour pouvoir emmener Régine et leurs enfants en Belgique. Le pilote n'a voulu décoller qu'à condition de laisser l'épouse au sol. «Elle m'a dit: “Si tu pries tous les soirs avant de t'endormir trois avé et un pater, je te garantis qu'on se retrouvera un jour”.»
François d'Adesky et sa mère Régine en 1949. | Photo fournie par François d'Adesky
La situation, qui devait n'être que temporaire, s'est fortement compliquée. Sa grand-mère paternelle, chez qui la fratrie a logé par la suite, est décédée. En outre, à cause d'un terrible accident de voiture en Afrique, le père de François d'Adesky a fait plusieurs crises d'épilepsie. Selon ses dires, son oncle a profité de la situation pour l'interner comme pyromane dans un asile et capter ensuite sa fortune.
Seuls et mineurs, les enfants ont finalement été recueillis par une institution bruxelloise. Devenus adultes, ils ont essayé de chercher leur mère. Même s'ils connaissaient son prénom et son nom, ils ont longtemps trimé avant d'avoir la chance de la retrouver.
«Un de mes frères était en poste à Bangui, en Centrafrique, et l'un de ses collègues de la coopération avait épousé une Rwandaise. Durant une réception, cette femme lui dit : “Je suis convaincue que vous avez des origines rwandaises”. Mon frère lui a alors raconté son histoire. La dame a répondu qu'une de ses amies avait entendu parler d'une femme à la recherche de ses enfants. C'était notre mère.»
En août 1979, alors qu'il devait atterir à Kigali le vendredi soir pour la revoir, François d'Adesky a été contraint de patienter deux jours à Bujumbura. Du Burundi, il n'est pas parvenu à prévenir sa mère de son arrivée dans la capitale rwandaise le dimanche après-midi. «Lorsque je me suis dirigé vers les bureaux de la douane, j'ai senti un regard qui me fixait. Je me suis retourné, et j'ai vu, à une cinquantaine de mètres, une personne qui me regardait. En avançant, j'ai vu cette femme et me suis dit que c'était ma mère. Je me suis approché d'elle, on a dit nos noms et on s'est retrouvés», se souvient-il. Son demi-frère lui a expliqué que quand sa mère avait su que l'avion avait été détourné, elle était restée à l'aéroport attendre chaque débarquement jusqu'à voir son enfant.
François d'Adesky et sa mère lors de leurs retrouvailles en août 1979 au Rwanda. | Photo fournie par François d'Adesky
Les excuses belges
En 2019, l'État belge a reconnu sa faute et présenté ses excuses aux enfants métis. L'ancien Premier ministre Charles Michel (Mouvement réformateur, libéral francophone) avait pris la parole devant la Chambre des représentants à Bruxelles. «Je reconnais la ségrégation ciblée dont les métis ont été victimes sous l'administration coloniale du Congo belge et du Ruanda-Urundi jusqu'en 1962 et suite à la décolonisation, ainsi que la politique d'enlèvements forcés afférente. Au nom du gouvernement fédéral, je présente mes excuses aux métis issus de la colonisation belge et à leurs familles pour les injustices et les souffrances qu'ils ont subies», avait-il déclaré.
Des métis·ses au Sénat lors de l'adoption de la Résolution-métis reconnaissant leur ségrégation. | AMB/MVB
Un reportage de France 24 réalisé par Caroline Dumay et diffusé en juillet 2020 avait mis en lumière l'histoire des enfants métis nés avant l'indépendance ivoirienne de mère africaine et de père français (en majorité). Ces enfants devenus grands-parents ont été arrachés à leurs mères et considérés comme des pupilles de la nation.
Plus de soixante ans plus tard, ils n'ont toujours pas obtenu la nationalité française et réclament des excuses que l'État ne leur a pas encore accordées. Les métis·ses de Côte d'Ivoire ne sont pas les seuls à espérer un geste. Une dizaine d'orphelinats pour métis ont été ainsi créés en Afrique durant la colonisation française.