Le 22 janvier dernier, la militante féministe @Mélusine_2 tweetait «comment fait-on pour que les hommes cessent de violer?». Une question qui lui a valu la suspension de son compte, ainsi que de ceux d'autres féministes ayant repris ce message (mais pas toutes, ce qui peut poser question). Les débats se sont légitimement attardés sur cette censure, amenant les plateformes à reconnaître des erreurs. Mais, finalement, le fond du propos –comment fait-on pour que les hommes cessent de violer?– est resté relativement inaudible.
Pourtant, si l'on fait un rapide bilan de la situation en matière de violences sexuelles en France, il y a de quoi s'interroger. Selon l'Observatoire national des violences faites aux femmes, on dénombre au moins 94.000 femmes victimes de viol ou tentative de viol chaque année. Elles représentent la majorité des victimes, c'est-à-dire 81% sur la période 2016-2018, d'après le bilan statistique Insécurité et Délinquance du ministère de l'Intérieur.
Côté agresseurs, ce sont massivement des hommes: en 2019, ils composaient 97% des mis en cause, selon la même source. Il s'agit donc bien d'un phénomène de domination systémique, et la menace d'un procès et d'une peine de prison ne semble pas suffisamment dissuasive pour l'endiguer.
Une impasse?
La sociologue Océane Perona a étudié la réception de ces violences par la justice. «Sachant que vous avez seulement autour de 10% des violences sexuelles qui sont dénoncées, la première réponse qu'on y apporte, c'est une absence de réponse», commente-t-elle. Même parmi les viols qui font l'objet d'une plainte, la majorité des affaires sont classées sans suite. En 2020, le député Hervé Saulignac résumait le problème en estimant que 1% seulement des viols aboutissent à une condamnation devant une cour d'assises.
D'après l'ONDRP, 93 000 femmes étaient victimes de viols ou de tentatives en 2016. Seulement 1000 condamnations pour viol la même année. Soit 1%! Oui, @E_DupondM, c'est effrayant... Et même révoltant, comme le disait @MarleneSchiappa il y a deux ans! #DirectAN pic.twitter.com/RS64dpbbcp
— Herve Saulignac (@hsaulignac) July 20, 2020
Ces chiffres peuvent s'expliquer par de multiples facteurs. D'abord, dans 91% des cas, l'agresseur est connu de la victime. Or, Océane Perona explique que plus la victime et son agresseur sont considérés comme proches –par exemple, deux amis, appartenant à la même catégorie sociale– plus il y a de risques pour que les policiers et magistrats considèrent qu'il ne s'agissait pas d'un viol mais d'une relation consentie. Cela pose d'office une difficulté.
Dénoncer un proche est d'autant plus compliqué pour les victimes: la plainte s'effectue généralement tardivement par rapport au moment où les faits ont été commis, alors même que les preuves disparaissent rapidement. Du côté des victimes, la faible probabilité que la plainte aboutisse, la maltraitance à laquelle elles peuvent être exposées pendant la procédure ou la durée de cette dernière peuvent expliquer les réticences à porter plainte.
Louz, féministe décoloniale estime par ailleurs que la police n'a jamais été une solution pour les femmes racisées qui n'ont pas confiance en l'institution judiciaire. Une enquête du Défenseur des droits appuie son propos. Selon ce rapport, la confiance est entamée par les discriminations auxquelles ces personnes font face: «Bien que nés français, les descendants et descendantes d'immigrés sont trop souvent renvoyés à une forme de suspicion et de traitement différencié lors de leurs interactions avec les représentants de l'État et les administrations.»
Peut-on vraiment enfermer tous les violeurs?
Gwenola Ricordeau, professeure assistante en criminologie à la California State University, explique que la majorité des violences sexuelles se retrouvent donc, de fait, hors du système pénal. Selon elle, nous sommes donc très loin de condamner tous les agresseurs. Le fait que les chiffres précis en la matière soient très difficiles à estimer et que nous n'en parlions pas en dit long sur le sujet.
Françoise Vergès, politologue féministe et décoloniale qui s'est penchée sur les questions de la prison et des violences, juge d'ailleurs que mettre en prison tous les violeurs serait matériellement impossible: «Je ne nie pas la rage qu’on peut avoir [face à ce phénomène]. Mais vous avez vu le nombre de viols? Qu’est-ce qu’on fait alors?» En somme, les politiques pénales et carcérales sont trop peu identifiées comme de véritables solutions par les victimes, et trop peu efficaces lorsqu'elles le sont quand même. Alors sont-elles vraiment pertinentes?
La militante féministe Caroline De Haas, qui a fondé le groupe Egaé, une entreprise de conseil et formation dédiée à l'égalité femmes-hommes, fait le même constat. Selon elle, le problème est de n'avoir que des politiques intervenant après les violences, alors qu'il faut avant tout les empêcher, les prévenir. Comment faire? Elle prend l'exemple du port du préservatif: dans ce domaine, tout a changé entre les années 1980 et aujourd'hui, pourtant le préservatif n'a jamais été rendu obligatoire par la loi. Ce sont les campagnes de prévention qui ont fait la différence.
«La question, c'est celle de l'abolition du patriarcat.»
C'est pourquoi elle défend un investissement massif dans l'éducation sexuelle et à l'égalité: depuis 2001, trois séances devraient être dispensées chaque année de l'école élémentaire à la fin du lycée. Mais, dans les faits, la loi est très mal appliquée: 25% des écoles n'ont rien entrepris à ce sujet selon le Haut Conseil à l'Égalité.
Françoise Vergès voit même plus loin. Pour elle ce n'est pas juste un problème qui peut se régler à l'école: autrice d'Une théorie féministe de la violence, elle fustige le modèle de masculinité brutal mis en avant dans les séries télévisés ou la publicité, et veut faire émerger d'autres perspectives pour les jeunes hommes. «Cette virilité exacerbée est à l'image d'autres éléments de l'organisation sociale: violence économique, culturelle, symbolique… Il faut en sortir pour sortir d'une vision masculiniste de la réalisation de soi.»
C'est toutes les représentations sociales qu'il faut faire évoluer, et pas seulement du côté des hommes. Gwenola Ricordeau considère que l'enjeu est aussi d'équiper les femmes avec les bons outils, à commencer par des ressources matérielles et financières, pour avoir un pouvoir réel sur leur vie et être capable de s'extraire de situations de violences le cas échéant. «La question, c'est celle de l'abolition du patriarcat», résume-t-elle.
Investir dans l'accompagnement
Vaste programme. Mais d'ici à ce qu'on accomplisse ce changement de société, que proposer comme formes de justice? Louz estime qu'il faut se centrer sur les besoins des victimes, et leur fournir notamment un véritable accompagnement psychologique. Pour Caroline De Haas, considérer les tribunaux comme un passage indispensable à la guérison est une erreur fondamentale: «Ça veut dire que pour toutes celles qui ne portent pas plainte la reconstruction est impossible? Heureusement que ce n'est pas vrai!».
Selon elle, en matière de violences sexuelles, il faut décorréler la rémission de la victime et le traitement de l'agresseur. Les victimes ne devraient pas avoir à s'inquiéter de ce qu'il va advenir des hommes qui les ont violées, elles ne devraient pas avoir à se demander comment éviter qu'ils soient de nouveau violents. En revanche, la société devrait prendre en charge le problème: il faudrait apporter une réponse collective par le soin des agresseurs, et non pas individuelle par leur emprisonnement.
«Investir massivement dans l'accompagnement permettrait d'éviter la récidive: on n'est pas violent à vie, mais on ne change pas de comportement seul!», explique Caroline De Haas. Des dispositifs émergent tout juste en France, avec des stages anti-sexisme ou un numéro vert pour prévenir le passage à l'acte des personnes pédophiles.
Mettre les agresseurs devant leurs actes
Outre l'accompagnement, des formes de justice restaurative qui consistent à faire dialoguer victimes et auteurs d'infractions peuvent être mises en place. Françoise Vergès s'est penchée dessus, inspirée par des sociétés pré-coloniales. Elle a même assisté à des séances du genre aux États-Unis. Le procédé consiste à «mettre les violeurs devant leurs actes, qu'ils comprennent ce qu'ils ont fait». Sans nier la difficulté –il ne faudrait en aucun cas forcer les victimes à y participer– elle réaffirme que certaines ont parfois simplement besoin d'entendre «pardon», et de passer à autre chose. D'avoir la possibilité d'oublier, en somme.
Gwenola Ricordeau considère qu'il faudrait complètement s'extraire du système pénal. Pour elle, les faits étant déjà en dehors de ce dernier, rien ne sert de vouloir les y ramener: «La justice restaurative appliquée dans les tribunaux, ça reste l'État, et la protection qu'il accorde, il peut aussi la reprendre.» Elle défend donc une idée radicale: une justice transitionnelle, communautaire, c'est-à-dire exercée par les pairs. «Il faut ouvrir des espaces de dialogue, ce n'est pas en mettant des cordons sanitaires autour de quelques personnes catégorisées “monstres” qu'on va résoudre le problème.»
Un processus pour permettre aux victimes et aux agresseurs de continuer à vivre ensemble.
À plus grande échelle, Caroline De Haas imaginait dans une nouvelle d'anticipation écrite à l'été 2019 pour Les Glorieuses une autre forme de justice transitionnelle: une commission nationale de vérité et de réconciliation. Ce processus doit aboutir à la reconnaissance de l'existence des violences, prévoir des réparations, et permettre aux victimes et aux agresseurs de continuer à vivre ensemble.
Ce genre de dispositif a déjà été utilisé, par exemple après le génocide au Rwanda ou l'apartheid en Afrique du Sud. Bien sûr, nous sommes encore loin de son application concrète en France. Mais pour Françoise Vergès, «ça doit être un mouvement de fond qui traverse la société, et auquel elle adhère au fur et à mesure car des expériences se font et qu'elles fonctionnent».