En 2014, Paul B. Preciado, philosophe, écrivain, historien de la sexualité écrivait dans les pages de Libération, à propos des enfants queer amenés par leurs parents dans les mobilisations de la Manif pour tous: «Ils portent des banderoles qu'on a mises entre les mains, qui disent “ne touchez pas à nos stéréotypes.” Mais ils savent qu'ils ne pourront jamais être à la hauteur de ces stéréotypes. Leurs parents hurlent que les groupes LGBT+ ne doivent jamais entrer dans les collèges, mais ces enfants savent que ce sont eux, les porteurs de la balle LGBT+. La nuit, comme quand j'étais enfant, ils vont au lit avec la honte d'être les seuls à savoir qu'ils sont la déconvenue de leurs parents, ils vont se coucher avec la peur d'êtres abandonnés s'ils l'apprennent, ou préfèrent encore qu'ils meurent. Et ils rêvent peut-être, comme moi avant eux, qu'ils s'enfuient dans un pays étranger, dans lequel les enfants qui portent la balle sont les bienvenus.»
Cette tribune fait écho à une autre, publiée l'année précédente par le philosophe, alors que les manifestations contre le mariage pour tous battaient leur plein. Il comparait les enfants brandis par leurs manifestants à des sortes de fétiches désincarnés, symboles d'une norme: «L'enfant que Frigide Barjot prétend protéger n'existe pas. Les défenseurs de l'enfance et de la famille font appel à la figure politique d'un enfant qu'ils construisent, un enfant présupposé hétérosexuel et au genre normé. Un enfant qu'on prive de toute force de résistance, de toute possibilité de faire un usage libre et collectif de son corps, de ses organes et de ses fluides sexuels. Cette enfance qu'ils prétendent protéger exige la terreur, l'oppression et la mort.»
Et d'ajouter: «Les manifestants du 13 janvier n'ont pas défendu le droit des enfants. Ils défendent le pouvoir d'éduquer les enfants dans la norme sexuelle et de genre, comme présumés hétérosexuels. Ils défilent pour maintenir le droit de discriminer, punir et corriger toute forme de dissidence ou déviation, mais aussi pour rappeler aux parents d'enfants non-hétérosexuels que leur devoir est d'en avoir honte, de les refuser, de les corriger.»
Preciado était l'un des seuls, à l'époque, à penser la protection de l'enfant queer au sein de familles où l'homosexualité, la bisexualité, la transidentité ou la non binarité ne sont même pas envisageables.
Une conception doctrinaire de l'enfant
Aujourd'hui, ces enfants queer ont grandi et ils parlent. Sur le compte Instagram «Le Coin des LGBT+», ils sont cinquante, à ce jour, à avoir apporté leur témoignage. Autant de jeunes LGBT+ qui, sous le hashtag #VictimeDeLaManifPourTous, témoignent de ce que c'est de découvrir son identité queer et de la vivre lorsque l'on a grandi au son des slogans homophobes et que l'on a manifesté, sans s'en rendre compte, contre ses droits futurs.
Thomas, jeune homme gay, qui avait 11 ans en 2012, questionne la place donnée aux enfants dans les mobilisations de la Manif pour tous: «Les organisateurs disaient de ramener les enfants parce que cela faisait partie de la communication de l'événement de dire “ce sont les familles qui manifestent”. Mais, cela ne se fait pas de ramener des gosses en poussette dans une manif!»
Massimo Prearo, politiste à l'université de Vérone, et auteur avec Sara Garbagnoli de La croisade “anti-genre”. Du Vatican aux manifs pour tous (Textuel, 2017) a constaté cette stratégie dans les rangs de la Manif pour tous Italia: «J'ai été frappé par le nombre de familles réunies au grand complet (enfants, parents, grands-parents, oncles, tantes…) présentes. Les parents suivaient la manifestation, ils tenaient les enfants sur les épaules, posaient avec eux pour les médias. Pour eux, ces manifestation sont des fêtes de la famille donc on vient en famille pour manifester contre des projets de loi supposés être contre la famille.»
Le politiste identifie un autre élément, qui est à la fois un élément de discours et une stratégie de communication: «Les manifestants poursuivent l'idée qu'ils mènent une lutte pour défendre les enfants. Mais, c'est absolument contradictoire de dire que l'on défend les enfants alors que dans le même temps, on jette ses propres enfants en pâture aux médias. Ce que défendent ces gens, ce ne sont pas les enfants mais des normes, des idées d'enfants, théoriques voire doctrinaires.» Ces enfants deviennent alors des instruments au service de la cause de leurs parents, parents qui oublient que leurs enfants peuvent aussi être LGBT+. «Ils sont dans l'illusion que leurs convictions sont si fortes et si radicales qu'elles seraient capables “d'immuniser” leur famille de l'homosexualité et de la transidentité», ajoute Prearo.
«Je ne peux pas oublier la violence de ces slogans que j'ai scandés»
Comment dès lors se construire après avoir crié des «Un papa, une maman, il n'y a rien de mieux pour un enfant» à 10 ans et que l'on réalise à l'adolescence que l'on est queer? Difficilement, comme en témoigne les jeunes adultes qui délient leur langue. Il y a d'abord une culpabilité a posteriori d'avoir pris part, malgré eux, à ces manifestations. Alex, non-binaire, avait 11 ans lorsqu'il a défilé avec ses parents: «Je me rappelle avoir collé des autocollants de La Manif pour tous. Ça me met tellement mal à l'aise aujourd'hui.» «Je ne peux pas oublier la violence de ces slogans que j'ai scandés», reconnaît Clément, jeune homme pansexuel de 22 ans. «Encore aujourd'hui, ces gens me font honte d'être catholique», explique-t-il alors qu'il a rompu tout lien avec sa famille et les jeunes qu'il a pu rencontrer lors des manifestations.
Mais, le plus délicat pour ces enfants a été de se découvrir queer dans des familles où la cishétérosexualité est la seule possibilité envisageable. «J'étais incapable de penser le fait que je sois gay», explique Thomas. Les discours que j'avais étendus sur les gays consistaient en une liste de clichés très péjoratifs. On m'a appris que les gays sont des gens bizarres, malsains. Comment aurais-je pu l'être?»
Sam, 21 ans, non-binaire et pansexuel, reconnaît avoir été homophobe quand il était préado et manifestait avec ses parents. Concevoir son identité de genre et son orientation sexuelle a été difficile: «Depuis toujours, bien que né fille, je ne me reconnaissait pas fille, mais pas non plus garçon. Ça ne m'a jamais quitté. Mais quand on a grandi dans une famille homophobe, ignorante des questions de genre, c'est long et compliqué de réaliser que l'on est non-binaire.»
«Je me suis dis que mes parents me haïssaient et voulaient mon malheur sans même le savoir.»
Clément a compris très tôt son homosexualité mais s'est tu, comme pour ne pas trahir ses parents: «Ce sont mes parents, mon frère et ma sœur qui étaient très motivés pour la cause. Moi, je me doutais bien que quelque chose “ne tournait pas rond” chez moi. Je pensais cette attirance pour les garçons passagère, comme un fantasme... Peu importe, à l'époque je ne voulais surtout pas décevoir mes parents en leur faisant comprendre que je ne voulais pas participer à ce rassemblement. La peur de décevoir mes parents a toujours été présente chez moi et j'ai toujours tout fait pour être conforme à leurs attentes. Je n'ai pas fait mon coming out pansexuel, j'attends le bon moment.» Clément s'estime pourtant chanceux: «Ma famille n'était pas trop virulente à l'époque mais je connais aujourd'hui beaucoup de personnes qui comme moi jouaient un rôle à l'opposé de leur vraie nature, dont un ami membre de la section de la Manif pour tous pour les jeunes (18-25 ans) qui s'est suicidé l'année dernière.»
Louise, 15 ans à l'époque des manifestations contre le mariage pour tous, demeure marquée au fer blanc par l'engagement de ses parents: «Cette année-là, j'ai découvert que j'aimais les femmes, je pensais que mes parents comprendraient car ils m'aiment… Puis les manifs pour tous sont arrivées et toute ma famille et mes camarades de classe y sont allés, postant des photos tout sourire d'eux sur Facebook avec leurs drapeaux roses et leurs slogans. Je n'ai osé parler à personne, et j'ai plongé en dépression. J'ai dû prendre des antidépresseurs à 16 ans. À chaque fois que mes parents rentraient des manifs tout contents comme s'ils rentraient d'un concert, j'allais m'enfermer dans ma chambre pour pleurer toutes les larmes de mon corps. Je me suis dis que mes parents me haïssaient et voulaient mon malheur sans même le savoir.»
Si aujourd'hui les parents de Louise ont évolué et l'acceptent telle qu'elle est et accueillent volontiers sa copine, «la blessure n'est pas refermée», regrette la jeune femme. «Nous nous disputons encore à ce sujet car même si je sais qu'ils ont changé, ils m'ont blessée trop profondément et parfois, j'ai des flashs qui reviennent comme un choc post-traumatique. Je fais des crises un peu irrationnelles.»
Une rancœur contre les organisateurs
Ceci dit, malgré les bleus, certains de ces jeunes adultes, dans leurs histoires familiales singulières, bricolent pour ne pas briser totalement la relation. «On pourrait penser que la radicalité des parents entraîne une radicalité de réaction chez les enfants, remarque Massimo Prearo. Mais, ils font des compromis et mettent en place des stratégies pour s'éloigner plus ou moins sans casser le lien.»
C'est notamment ce que fait Thomas: «J'en ai voulu à mes parents mais je ne leur en veux plus. Cela me semble contre productif de me lancer dans une croisade personnelle envers eux alors que pour moi, le vrai problème, c'est les organisateurs. Je considère que je dois beaucoup à mes parents sur de nombreux aspects, ce serait dommage de leur en vouloir juste pour ça.»
Clément, même s'il a quitté le domicile familial, se montre particulièrement résilient: «Je suis encore catholique mais catholique comme Dieu l'a demandé, en aimant son prochain comme moi-même, en respectant les autres et peut-être même en pardonnant tout le mal qu'a pu faire la Manif pour tous.»
Tous et toutes ne vont pas jusque là et s'ils pardonnent parfois à leurs parents, la rancœur envers La Manif pour tous reste bien vivace, comme chez Clément: «Aujourd'hui, quand on réfléchit, la Manif pour tous n'a rien obtenu de la part du gouvernement français et tout ce pourquoi elle s'est battue n'a servi à rien, à part à promouvoir encore plus la haine et la répandre. Ma famille, qui à l'époque avait des propos modérés, est désormais totalement homophobe.»