Fin novembre 2020, plusieurs observateurs s'étonnaient de la manière dont s'est déroulée la visite d'Emmanuel Lenain, ambassadeur français à New Delhi, à Yogi Adityanath, homme politique membre du parti au pouvoir, à Lucknow, capitale de l'État de l'Uttar Pradesh.
Yogi Adityanath est le ministre en chef de cet État d'environ 204 millions d'habitants et membre du Bharatiya Janata Party (BJP), parti nationaliste hindou dont est aussi issu le Premier ministre Narendra Modi.
Certes, cette visite avait comme objectif premier de signer trois protocoles d'entente entre l'Alliance française et des universités de la ville –rien de plus naturel dans le cadre des politiques de coopération bilatérale entre l'Inde et la France.
Cependant, ce que reprochent journalistes, chercheuses et défenseurs des droits humains réside dans la démarche même de l'ambassadeur français.
Son Excellence Lenain, lors d'une visite au temple de Gorakhpur, quartier général des Gorakhnathis, ordre religieux auquel appartient le yogi, a participé activement à des rituels religieux hindous et au maternage d'une vache dans une mise en scène politico-religieuse chère aux défenseurs d'une vision radicale et extrémiste de l'hindouisme revendiquée par le ministre en chef de l'Uttar Pradesh.
Un hindouisme politique extrémiste
Adityanath s'inscrit en effet dans la lignée de l'hindutvā, mouvance politique créée lors du processus d'indépendance du sous-continent indien au tournant du XXe siècle en opposition, d'une part, au Congrès national indien –représenté, entre autres, par Gandhi– et d'autre part, aux orientations plus tardives de la Ligue musulmane de toute l'Inde.
L'hindutvā est aussi l'idéologie au fondement du mouvement Hindu Mahāsabhā et du Saṅgh Parivār, une large famille d'organisations paramilitaires d'extrême droite hindoues qui militent pour une hégémonie hindoue sur l'ensemble du territoire indien, voire sud-asiatique.
Emmanuel Macron en compagnie du Premier ministre Narendra Modi et de Yogi Adityanath lors de la visite d'État du président français le 12 mars 2018 à Varanasi. | Ludovic Marin / AFP
Adityanath est ainsi à l'hindouisme indien ce que Wirathu est au bouddhisme birman. Ce dernier est un moine qui se trouve notamment à la tête de milices responsables de massacres de milliers de Rohingyas en Birmanie.
Dans ce contexte, la visite d'Emmanuel Lenain a suscité nombre de commentaires et rumeurs alimentés notamment par l'extrême droite indienne. Celle-ci se targue en effet que la France, via son représentant, partagerait une politique dure vis-à-vis de l'islam, forcément radical.
Pourquoi la France n'a-t-elle pas pris toute la mesure de cette visite? Loin d'être anodine, la double position religieuse et politique de Yogi Adityanath pose les fondements d'une Inde tendant de plus en plus vers l'extrémisme religieux et sa traduction en actes politiques graves.
Un moine activiste radical
Yogi Adityanath est à la tête d'une importante communauté monastique de l'Inde, le Gorakhnath Sampradaya. Ce regroupement ascétique serait comparable aux ordres monastiques bénédictin ou trappiste en Occident et regroupe essentiellement des hommes –très peu de femmes– ayant tous fait le vœu de chasteté et d'obéissance à leur gourou. Gorakhnath lui-même, fondateur de cet ordre au XIIe ou XIIIe siècle, serait selon certaines traditions l'instigateur du haṭha yoga.
Les membres de cet ordre sont donc connus comme étant des yogis, et bien des Indiens sont convaincus que les ascètes y appartenant ont développé des pouvoirs surnaturels. Ces ascètes ont par ce fait même une grande ascendance sur la population hindoue.
Déjà au tout début du XXe siècle, la mouvement ascétique gorakhnathi fait sienne la théorie de l'hindutvā afin de favoriser la création d'une Inde hindoue. Débute alors une politisation de cet ordre à l'origine exclusivement monastique.
L'ascension d'Adityanath
Né Ajay Singh Bisht, le futur yogi devient ascète sous l'égide d'Avaidyanath. Celui-ci était alors fort impliqué dans le Hindu Mahasabha, dirigeait l'ordre gorakhnathi et était député au Parlement; déjà, il militait pour la création d'une Inde hindoue.
À peine une année après avoir été fait moine au sein du Gorakhnath Sampradaya, Adityanath devient le supérieur de l'ordre gorakhnathi.
Un jeune Gorakh. | Mathieu Boisvert
En 1998, tout comme son prédécesseur Avaidyanath, Yogi Adityanath entre en politique, élu à la chambre basse (Lokh Sabha) du Parlement indien. L'objectif de cette implication ascétique en politique était officiellement la protection des droits des Hindous.
À la suite des élections nationales de 2014 remportées massivement par le BJP, Adityanath surfe sur cette vague nationaliste hindoue et devient, en 2017, le Premier ministre de l'État indien de l'Uttar Pradesh.
Islamophobie revendiquée
Il incite toujours différentes milices informelles hindoues à mener des actions plus concrètes –violentes, voire meurtrières– contre ceux qui conviendraient à la loi étatique pour la protection de la vache.
Les personnes visées par ces mesures sont bien entendu les musulmans, qui constituent près de 20% de la population de l'État, mais également les Dalits, ces castes dites inférieures, et les chrétiens.
Dans ce contexte, rien de surprenant qu'Adityanath ait affirmé que «ceux qui s'opposent au yoga et refusent le salut au soleil doivent soit quitter l'Inde, soit se noyer dans l'océan».
Depuis quelques années, avant son arrivée au poste de ministre en chef de l'Uttar Pradesh, le yogi menaçait déjà ouvertement les couples mixtes, à savoir hindou et musulman, notamment quand la femme ou fiancée se convertissait à l'islam pour se marier. Il a été moteur d'une véritable campagne complotiste visant à établir sous le terme «love jihad» que des hommes musulmans séduisaient des femmes hindoues dans le seul but de les convertir.
Depuis décembre 2020, les ratonnades ont fait place, en Uttar Pradesh, à des lois iniques visant les conversions dans le cadre de ces mariages mixtes.
Ayodhya, au cœur des luttes
C'est aussi en Uttar Pradesh que se joue une lutte tant politique que religieuse. Depuis des décennies, de nombreux militants et religieux revendiquent la propriété du site dit d'Ayodhya, perçu comme dernier vestige du royaume de Rāma, héros de l'épopée du Râmâyana et figure religieuse.
C'est sur ce lieu que l'empereur moghol Babur aurait fait construire une mosquée, la Babri Masjid, en 1527 –un acte (présumé!) devenu sacrilège pour de nombreux fidèles.
Ce postulat est à l'origine de la destruction violente de la Babri Masjid d'Ayodhya en 1992, d'attentats et des violences intercommunautaires meurtrières qui suivirent. Dès 1990, le jeune Adityanath aurait dédié sa vie à la «libération» d'Ayodhya.
Le 6 décembre 1992, des fondamentalistes hindous attaquent le site de la mosquée de Babri à Ayodhya et la démolissent, pierre par pierre. | Douglas E. Curran / AFP
Dix ans plus tard, en 2002, toujours en lien avec la «réappropriation» du site d'Ayodhya, d'autres pogroms éclatent; des milliers de personnes trouvent la mort dans des conditions atroces.
La même année, Adityanath fonde le Hindū Yuvā Vāhinī, une organisation hindoue calquée sur le modèle des Jeunesses hitlériennes et dont l'objectif premier est la promotion de l'hindutvā. Dans les années qui suivirent, ce mouvement fut responsable de plusieurs événements de violences à l'encontre des musulmans.
Objet de propagande, de contre-discours et terrain politique sensible, Ayodhya est officiellement reconnu depuis décembre 2019 comme lieu historique de naissance du personnage mythique Rāma.
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Un temple symbole d'une ère nouvelle
En décembre 2020, Adityanath a souligné à plusieurs reprises l'importance de reconstruire le temple original sur le lieu de naissance de la divinité. Ce temple deviendrait alors l'âme de la nation. Selon le yogi, le royaume de Rāma aurait été l'exemple par excellence de bonne gouvernance, et la reconstruction du temple s'impose rapidement.
Cette vision d'une Inde comme étant une terre hindoue, forgée sur des mythes qui ne souffrent ni critique ni remise en cause, y compris dans leur pendant historique, rompt avec la vision laïque du pays défendue aussi bien par les fondateurs de l'Inde indépendante que les personnages religieux du XIXe siècle tels que Râmakrishna.
Pourtant, la popularité de Yogi Adityanath ne cesse de croître dans cette république indienne, toujours –pour le moment– laïque. Selon le journal The Wire, son action en Uttar Pradesh le pose déjà comme futur candidat au poste de Premier ministre lors des prochaines élections législatives en 2024.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.
