Un jour de pluie, Jack Banks surgit à la Pierre jaune, lieu-dit d'un village breton situé dans la presqu'île de Rhuys. Ce policier doit infiltrer une communauté d'activistes, les «Jauniens». Mais le plan ne se déroule pas comme prévu. À 300 km de là, deux avions percutent l'usine nucléaire de La Hague, plongeant une partie de la France et de l'Angleterre dans le chaos. Pluies acides, radioactivité, la Bretagne compte parmi les zones à évacuer. Les Jauniens décident de rester sur leur presqu'île. Contre son gré, Jack les imite. Une survie en territoire contaminé débute.
La Pierre jaune est le premier roman du journaliste et éditeur Geoffrey Le Guilcher, à paraître le 4 février 2021 aux Éditions Goutte d'Or.
Nous en publions des extraits. Les intertitres sont de la rédaction.
Une menace planante
11septembre 2001. Deux avions de ligne s'écrasent sur les tours jumelles du World Trade Center, en plein cœur de New York, un troisième aéronef percute le Pentagone, à Washington. En France, les images de l'événement poussent un homme à outrepasser la confidentialité[1] qui le lie au Parlement européen. Mycle Schneider, consultant allemand dans le domaine de l'énergie, rend public le calcul d'un membre de son équipe. Si un avion commercial venait à s'écraser sur une piscine d'entreposage de l'usine nucléaire de La Hague, les émissions radioactives pourraient être, selon lui, 66,7 fois supérieures à celles de Tchernobyl, plus grave accident nucléaire de l'histoire humaine.
La Hague compte quatre piscines géantes. Autre détail inquiétant, l'usine atomique est implantée sur une roche équidistante de Paris et de Londres, à peine trois cents kilomètres à vol de nuage radioactif.
En octobre 2001, le Premier ministre Lionel Jospin réagit à la publication de ces informations. Il fait installer des missiles anti-aériens Crotale autour du complexe industriel normand situé sur la presqu'île du Cotentin.
Dix ans plus tard, la CIA déclassifie les cent premiers documents trouvés à Abbottābād, le domicile pakistanais d'Oussama Ben Laden. On découvre alors chez le cerveau des attentats du 11 septembre un rapport[2] de Mycle Schneider sur le secteur du nucléaire français. De son côté, l'État français a retiré les coûteux missiles, cinq mois après leur installation, et minimisé le calcul alarmant révélé par l'expert. La menace officielle planant au-dessus de La Hague tombait ainsi à 6,7 fois Tchernobyl. C'est cette hypothèse basse qui est retenue dans La Pierre jaune.
Vue d'ensemble du site de la centrale nucléaire de La Hague, dans le Cotentin, le 16 août 2019. | Lou Benoist / AFP
À LIRE AUSSI À Tchernobyl, le temps s'est arrêté en 1986
Chez «les chevelus»
Mes nouveaux collègues m'ont donné rendez-vous ici, dans l'appartement de Chiswick. «La cafète», dixit Baxter, le chef d'équipe absent aujourd'hui. Avec le linoléum couinant, les murs nus et la table de jardin bancale plantée en plein milieu du salon, l'endroit invite au passage éclair. Et c'est le but, m'a-t-on prévenu. Il s'agit d'un lieu de rencontre, juste pour nous. Un lieu destiné à nous rappeler qui nous sommes et pour qui nous travaillons. Certains ont, paraît-il, tendance à l'oublier. Faut dire que devant un miroir, le reflet joue contre nous tant nous avons l'air d'être quelqu'un d'autre. C'est notre seul point commun.
– Bienvenue chez les chevelus! lance Bob à mon adresse.
Je trinque avec les trois bières tendues en l'air. «Pour gagner la confiance de nos cibles, c'est simple comme bonjour, m'a enseigné Baxter, il te faut d'abord fuir le coiffeur, ensuite tu évites le coiffeur, et enfin tu ne croiseras plus jamais un...» D'un hochement de tête, comme avec un môme, il m'a forcé à finir sa phrase. Quel crétin. Toujours est-il qu'avec une telle consigne, cette unité a fini par s'autobaptiser «les chevelus».
Pour mon intronisation officielle, j'ai droit à un pot d'arrivée. Bob, alias «tige-de-frein», a rappliqué avec son clebs, un berger blanc suisse. Depuis qu'il vit nuit et jour avec des défenseurs de la cause animale, il est aussi maigre et pâle qu'un crackeux. Dans un coin, se tient Henry, l'homme dont la spécialité –infiltrer les black blocs– a déteint sur tous ses vêtements, il se sape uniquement en noir. Bien sûr il y a moi, le nouvel éco activiste avec un tee-shirt Metallica, formé depuis deux mois au ciblage de groupes anticapitalistes.
Bozo est le seul mec de chez nous injecté dans l'autre bord. Le seul qui a le droit –le devoir, même– d'aller chez le coiffeur toutes les semaines. Il patauge chez les skins depuis un truc comme dix ans, je crois. Le mec est allé tellement loin qu'en plus d'avoir des symboles nazis et des aigles tatoués sur les bras et le dos, il s'est fait retourner le cerveau. Pour moi, il a basculé. Je le connais depuis un bail, Bozo. Comme moi, il a d'abord fait carrière chez les stups. Je mate l'animal et lui lance:
– En fait, toi, maintenant, t'es un faf infiltré dans la police.
Tout le monde se marre. Sauf Bob-tige-de-frein. Le collègue demande le silence et monte le son de la télé. Le type des infos évoque un nouveau scandale touchant la NSA américaine. Les States espionnent encore et toujours leurs alliés et, d'après un lanceur d'alerte anonyme, ils vont même jusqu'à épier les smartphones de la reine et du Premier ministre.
– Et nous, alors? Bob baisse le son. Ça nous tombera sur la gueule un jour, c'est sûr et certain. Un article ou un livre finira bien par révéler tous les trucs qu'on a faits.
– C'est ça, ouais, marmonne Bozo. Y a moyen que tu me repasses une bière?
Tout en caressant son énorme chien, les yeux plongés dans le poste de télévision, Bob insiste.
– Ça se passe toujours comme ça. Et peut-être même que le premier d'entre nous qui l'ouvrira se trouve ici, ce soir. Vous imaginez un peu le scoop? À tous les coups, il révélera que cet enfoiré de Bozo a fait un gosse à une nazie qu'il était censé surveiller.
– Ferme-la! s'agace l'enfoiré en question.
C'est l'un des secrets de polichinelle du service, Bob me l'a appris dès notre première rencontre. Bozo est devenu le papa d'une petite Mary. Évidemment, sa femme national-socialiste, encore plus tatouée que lui, n'a pas la moindre idée qu'elle a accouché de l'enfant d'un policier chargé de rapporter tous ses faits et gestes à l'ennemi.
Officiellement, nous n'existons pas. Même lorsque notre boulot débouche sur un procès, personne ne nous mentionne. Nous sommes des flics fantômes.
Rapporter sans se faire prendre, ça pourrait être la devise de la National Public Order Intelligence Unit. Ma toute nouvelle unité. Bob m'a résumé sa raison d'être d'un seul mot: anticipation. Depuis les grandes émeutes de 1968, la Metropolitan police a décidé de prendre les devants de toutes les contestations futures. La maison mère basée à Londres envoie des types comme nous en loucedé afin de surveiller les esprits subversifs politisés. Nous infiltrons pendant des années tout un tas de groupes composés d'hurluberlus. Des écolos radicaux, des anarchistes, des skins, des supporters de foot... Selon Bob-tige-de-frein, nos moyens de surveillance sont totalement disproportionnés. Le collègue voit notre unité comme un gros marteau qui casse des noisettes.
Avec le temps, ces compétences ont séduit quelques pays amis, nous leur sous-louons de temps à autre nos services. Le cadre à respecter? Aucun. Officiellement, nous n'existons pas. Même lorsque notre boulot débouche sur un procès, personne ne nous mentionne. Nous sommes des flics fantômes.
– Sérieux, mec, m'interpelle Bozo. Jusque-là t'étais l'un des derniers que je respectais tant que tu coffrais des fils de pute de dealers. Mais là, tu changes de crémerie, tu vas chez des éleveurs de poux! Ne vire pas gauchiasse, comme tous ces pédés autour de nous!
Ma première mission n'est pas censée dépasser un mois. Et encore, à mon avis, je peux régler cette histoire en deux fois moins de temps. Je n'ai jamais été chargé d'une mission aussi futile. Enfin, deux missions. Je dois faire arrêter deux Anglais en cavale qui se sont réfugiés en France et choper des infos sur des sabotages. Mais deux petites missions n'en ont jamais fait une grosse.
– T'inquiète Bozo, je compte pas m'éterniser.
[...]
Plus de douche, plus de cheveux
Je patiente sur le trône depuis un quart d'heure au moins, et rien ne vient. Je suis sur les dents. L'attentat a eu lieu il y a cinq jours et nous sommes coincés dans «le palace» depuis quarante-huit heures, j'ai mal au bide et je n'ai plus de clopes. Ces trois mauvaises nouvelles sont d'ailleurs probablement liées. Le confinement a vite asséché nos réserves de tabac. Le stress et le manque de nicotine m'empêchent de chier. Je le sens. Quand vais-je me soulager? Quand va-t-on pouvoir sortir d'ici?
Mes zozos se sont divisés en «commissions», afin de structurer leur collecte d'informations. Commission décontamination, commission infos sur la catastrophe, commission météo et donc, commission nourriture et eau. Cette dernière est pilotée par le météorologue Patrick (qui siège évidemment aussi dans celle qui s'occupe de la météo), et il a rendu une conclusion évidente: la flotte va être notre principal problème, d'ailleurs nous approchons déjà d'une première pénurie.
Nous avons interdiction d'utiliser l'eau du robinet, car les trois usines de traitement de l'eau qui alimentent la presqu'île de Rhuys –l'usine du Marais, l'usine de Férel et l'usine de Noyalo– ont chacune une partie de leurs réserves d'eau à ciel ouvert. Or, après les épisodes de pluies acides et radioactives, notre commission eau préfère suivre les recommandations des autorités et jouer la sécurité. Nous avons scotché les robinets pour éviter d'avoir le réflexe de les ouvrir. Les lessives sont annulées jusqu'à nouvel ordre. «Contentez-vous pour le moment d'aérer vos vêtements en les suspendant à des cintres», a précisé Ilka.
Je vis dans une maison de vacances luxueuse gérée en mode URSS, par un système de commissions qui organise la disette.
D'après Patrick, l'homme aux yeux bleus étincelants, un Français consomme en moyenne cent quarante-huit litres d'eau par jour. «La bonne nouvelle, a ajouté l'universitaire, c'est que quatre-vingt-treize pour cent de cette consommation sert habituellement à l'hygiène personnelle et au nettoyage». C'est-à-dire la douche ou le bain, les chiottes, la vaisselle, le linge...
Personnellement, je n'aurais pas qualifié ces infos de «bonne nouvelle». À moins que tout le confort acquis par l'humanité au fil des siècles ne soit qu'un détail. Enfin merde, plus de douche! Juste une bassine avec un litre d'eau savonneuse, que nous renouvelons tous les trois jours. Je vis dans une maison de vacances luxueuse gérée en mode URSS, par un système de commissions qui organise la disette.
Pour s'hydrater, un être humain a besoin de deux à trois litres par jour. Nous nous sommes rationnés à un litre et demi chacun. Pour cuisiner, nous sommes passés de deux litres d'eau par jour et par personne à deux litres quotidiens pour toute la maison. Patrick nous a interdit le café «jusqu'à ce qu'on ait plus de visibilité sur notre approvisionnement en eau».
Avec huit packs d'eau restants de notre session de courses à Saint-Gildas, même en nous limitant, il nous reste environ six ou sept jours avant la pénurie. En dépit d'une boîte de thon par-ci ou d'une sauce tomate par là, on mange surtout des pâtes, du riz et des lentilles. Ce qui n'aide en rien mon transit. Putain, j'ai mal au bide. Et plus j'y pense, plus je bloque. Ulan m'a proposé un laxatif. Jusque-là j'ai décliné, par fierté. Je devrais peut-être me raviser, histoire de pouvoir profiter de la dernière commodité disponible. Je laisse tomber, remonte mon futal et sors des toilettes.
Nous avons atterri dans une maison qui devait appartenir à un avocat ou à un chef d'entreprise. Tout est neuf, épuré, la cuisine dispose d'un immense plan de travail et chaque meuble du salon semble avoir été dessiné par un designer. Dans un fauteuil en peau de zèbre, face à la cheminée, Lara fait mine de se concentrer sur un livre. Depuis la mort d'X-Sos, elle a perdu son sourire et se tient à distance des débats. Côté cuisine, un drap a été étendu au sol, sous une chaise. Patrick, la boule à zéro et une tondeuse dans la main, dépose sur la table une bassine ayant recueilli ses cheveux.
– À qui le tour? lâche-t-il en agitant sa tondeuse.
– Allez! dit Ulan avant de s'asseoir.
Il n'y a pas trente-six façons de se débarrasser de la contamination extérieure, il faut se couper les cheveux et les poils.
Éléonore entre dans le salon, j'écarquille les yeux, elle aussi a été entièrement tondue. La peau de son crâne est aussi blanche que celle d'un bébé. Ulan et Patrick nous ont prévenus ce matin, il n'y a pas trente-six façons de se débarrasser de la contamination extérieure, il faut se couper les cheveux et les poils.
Nous avons tous potentiellement été exposés à de la poussière et des particules, j'ai même été en contact direct avec la pluie qui a tué X-Sos. Les scientifiques appellent ça «la contamination externe». Tous les poils qui ont pu être en contact avec des éléments radioactifs stockent ensuite cette radioactivité. Il faut donc s'en séparer. «Cette méthode toute bête élimine quatre-vingt-dix pour cent des radionucléides», a promis Ulan.
Patrick s'arrête un instant, laissant Ulan avec une bande de cheveux rasés en plein milieu du crâne, il précise que nous allons aussi devoir nous occuper d'une éventuelle contamination interne, dans notre organisme. En gros, nous avons probablement avalé des éléments radioactifs le jour de la pluie acide. Et si c'est le cas, ils se baladent toujours dans notre sang et nos organes. Je trouve ça dingue. D'après Ulan, la contamination interne n'est pas le plus dur à gérer. Tout dépend de ce que l'on a ingéré comme poussières ou aliments radioactifs. Or, nous n'en savons rien. Nous ne pouvons que faire de la prévention. Au cas où.
– Pour essayer de se protéger, on peut déjà s'occuper de trois trucs, dit Patrick.
– C'est quoi encore, tes trucs? demande Éléonore, méfiante.
Il faut dire qu'elle a vu tomber au sol tous ses beaux cheveux bouclés. Les voir tous les trois rasés, c'est comme si les conséquences de la catastrophe devenaient soudain visibles.
– Eh bien, en général, il y a de l'iode, du césium et du tritium. Pour l'iode, c'est facile, il suffit de faire tous les jours ce que l'on fait depuis l'attentat: avaler des comprimés d'iode sain et saturer notre thyroïde. Pour se débarrasser du césium, poursuit Patrick heureux d'avoir l'attention générale, disons que c'est moins conventionnel.
La méthode aurait plu à X-Sos: il faut juste chier. Nous devons avaler une gélule de bleu de Prusse, plus exactement du Radiogardase 500 mg. Les Jauniens, dans leur esprit survivaliste, en avaient stocké depuis un bout de temps en quantité. Comme quoi leur paranoïa pré-attentat les a bien mieux préparés que le pékin moyen. Le bleu de Prusse est un pigment bleu foncé qui a la propriété de capturer le césium lors de son passage dans l'estomac. Le corps peut ensuite le rejeter par voie naturelle. J'ai une autre raison de retrouver le chemin des toilettes. C'est décidé, je vais accepter le laxatif d'Ulan.
– De toute façon, on ne le savait pas au moment de Tchernobyl ou d'Hiroshima, se désole Patrick, mais soit t'évacues, soit l'irradiation interne continue de faire des dégâts.
Il affirme que, pour éviter la panique, les autorités ne recommandent pas toutes ces mesures, car aucune pharmacie ne dispose de stocks suffisants.
Patrick a les yeux rougis par le manque de sommeil et sa trop grande empathie pour le genre humain. Lui, l'homme aux traits parfaitement symétriques, sait que la majorité des Français ignore tout ça. Et ça lui pèse. Il affirme que, pour éviter la panique, les autorités ne recommandent pas toutes ces mesures, car aucune pharmacie ne dispose de stocks suffisants.
– Pour le corps, poursuit Patrick, la radioactivité c'est un peu comme comparer les dommages d'une cuite unique et d'un alcoolisme ancien: les effets sont les mêmes, mais la durée les aggrave. Plus l'irradiation dure –plusieurs heures, voire plusieurs jours– plus les cellules du corps sont atteintes.
J'ai beau n'avoir aucune envie de ressembler à Bozo le skin, je commence à faire confiance aux Jauniens en matière nucléaire. Je m'avance vers Patrick:
– C'est bon, je prends mon tour.
– Ce n'est pas facile, mais c'est bien, me félicite Ulan. Au moins, t'auras une chance qu'ils repoussent.
– En fait, poursuit Patrick à mon adresse, les préfets ne communiquent que sur la méthode d'évacuation du tritium.
– Parce qu'elle est simple? je demande.
– Parce qu'elle est accessible. Le tritium a une structure proche de celle de l'eau. Du coup, il se comporte comme l'eau. On n'est donc pas très loin de la méthode césium. Il suffit cette fois de boire un maximum pour pisser tout autant.
Je m'assois sur la chaise des tondus et jette un œil par une fenêtre du salon. Le ciel semble faire désormais un seul et même bloc avec l'océan, les deux masses se confondent dans un gris uniforme et poisseux. Seule la pelouse se détache du tableau, elle a roussi.
– Maintenant, il nous reste à espérer qu'on n'ait pas ingéré de strontium... reprend Patrick.
– Pourquoi?
– J'ai aucune combine pour nettoyer l'intérieur des os.
1 — La confidentialité porte sur le projet de rapport pour le comité STOA (Scientific and Technological Options Assessment) intitulé «Possible toxic effects from the nuclear reprocessing plants at Sellafield (UK) and cap de La Hague (France)». Retourner à l'article
2 — Dans l'ordinateur d'Oussama Ben Laden, deux documents concernaient le nucléaire français. Le premier document s'intitulait: «Nuclear France Abroad» («Le nucléaire français à l'étranger») rédigé par Mycle Schneider (2009), et le second «France on Radio active Waste Management 2008» («Management et désactivation des déchets nucléaires en France»). Retourner à l'article