Le journaliste d'investigation Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac vient de publier aux Éditions du Seuil L'Entraîneur et l'enfant–Les abus sexuels dans le sport. Dans cette enquête, il revient sur les très nombreux viols d'enfants dans le milieu sportif.
Dans le chapitre «Paul», le footballeur Paul Stewart lui confie ses souvenirs de la période durant laquelle son entraîneur, Frank Roper, l'a violé de l'âge de 10 à 15 ans.
Nous en publions des extraits.
La maison de Paul Stewart est aussi belle que celles des magazines. Sur les hauteurs de Blackpool, la station balnéaire du nord de Manchester, la demeure de cet ancien footballeur professionnel est l'une des plus imposantes. C'est une grande bâtisse en briques rouges de trois étages construite au début du siècle dernier, le lierre y grimpe sagement autour des bow-windows, le heurtoir en laiton de la porte d'entrée étincelle et, devant la haie de buis taillée de frais, une énorme Range Rover noire attend. Paul Stewart est un footballeur qui a réussi.
Paul Stewart a accepté de me recevoir pour me raconter son histoire. Ensemble, nous avons prévu trois rencontres étalées sur trois jours. Je mesure ma chance, car parmi les footballeurs qui ont parlé, il est le plus connu, celui qui a eu la carrière la plus brillante. Paul a été sélectionné en équipe nationale, en 1992 il a été le footballeur dont le transfert était le plus cher du football britannique et quand il jouait pour Tottenham, c'est lui qui a marqué le but de la victoire le soir de la finale de la Coupe d'Angleterre devant les yeux du prince Charles et de Lady D.
Je sonne à la porte. Il m'ouvre, il plante ses yeux bleu très clair dans les miens et sourit, «Bienvenue». 1 mètre 85, 100 kilos, il a beau avoir dépassé la cinquantaine depuis longtemps, l'ancien champion reste impressionnant. Nous traversons la maison lentement. La grande bâtisse est vide et silencieuse. Ses trois enfants n'y vivent plus, sa femme s'est absentée pour l'après-midi. Nous entrons dans une véranda donnant sur un grand jardin. Un immense canapé de cuir blanc fait face aux baies vitrées. Il s'assoit. Paul Stewart a le visage d'un boxeur fatigué, le menton est volontaire mais l'alcool et la drogue ont épaissi ses joues et ses paupières comme autant de coups de poing. «Par quoi voulez-vous qu'on commence?» me demande-t-il. Paul Stewart a été violé par son entraîneur, Frank Roper, de l'âge de 10 ans à l'âge de 15 ans.
«À ce moment-là j'étais coincé de tous côtés, il me violait même lorsque ma sœur était dans la maison.»
Je lui demande pourquoi il s'est décidé à parler. «Je me suis tu pendant quarante-deux ans, je pensais que je ne pourrais jamais dire cela à quelqu'un. Mais oui, je me souviens très bien de cette journée. C'était un matin, je buvais mon café devant mon ordinateur et je suis tombé sur un article sur Internet, une histoire de footballeur qui s'appelait Andy Woodward. Je ne le connaissais pas personnellement parce que c'était un joueur qui jouait dans de plus petites divisions que moi, mais le nom d'un type, Barry Bennell, me disait quelque chose. Je m'en souvenais parce que, quand j'étais jeune, mon père avait eu une altercation avec lui au bord d'un terrain. Et puis j'ai lu l'article, et là, c'était comme si je lisais l'histoire de ma propre vie avec le nom de quelqu'un d'autre.»
J'ai apporté l'exemplaire du Guardian de ce jour-là. Je le lui tends. Il lit d'abord en silence et puis à voix haute. «J'étais terrorisé parce qu'il avait tout pouvoir sur moi. À ce moment-là j'étais coincé de tous côtés, il me violait même lorsque ma sœur était dans la maison.» Ses yeux parcourent l'article de long en large. «Si je l'énervais d'une façon ou d'une autre, il pouvait m'exclure de l'équipe. À tout moment, il pouvait me dire: tu vas partir, tu vas disparaître et ton rêve ne se réalisera jamais. J'étais terrorisé parce qu'il avait un pouvoir total sur moi.»
Il me regarde. «C'était exactement comme lorsque mes frères étaient dans la maison et qu'il était avec moi dans la chambre. Tout ce que je lis était comme ce que j'avais ressenti. Et même les conséquences que ça a eues sur ma vie plus tard, l'alcool, la drogue et la façon que j'avais de m'autodétruire. Cet article résonnait en moi si vous voulez, ça m'a touché profondément. Je me suis senti obligé de parler. Et je savais qu'en parlant ça allait faire beaucoup de bruit et je ne savais pas si j'étais prêt pour ça. Il était 9 heures du matin et j'avais une pleine journée de boulot ce jour-là. Je n'ai pas arrêté d'y penser toute la journée. Je n'avais jamais rien dit ni à ma femme, ni à mes parents, ni à mes enfants. Jamais. Plus le temps passait, plus je me disais que s'il avait eu le courage de parler, moi aussi je devais l'avoir. Le soir, nous devions aller au restaurant avec mon beau-frère et ma belle-sœur à Manchester. J'ai bien fait attention à ne boire que du jus de fruit pour avoir la tête claire et c'était drôle parce que, je ne sais pas pourquoi, tout le monde rigolait ce jour-là dans la voiture, alors que moi je pouvais à peine respirer. Nous nous sommes assis à la table du restaurant et là j'ai dit: “Écoutez, j'ai lu un article dans la presse aujourd'hui à propos d'un footballeur qui a été abusé quand il était petit garçon. Je vais parler de mon histoire à la presse moi aussi, parce qu'il m'est arrivé la même chose.” Ils m'ont regardé ébahis, mais ils sont restés très calmes. Personne ne m'a demandé ce qui m'était arrivé en détail ou quoi que ce soit. Ils m'ont juste dit que j'étais très courageux et qu'ils me soutiendraient.»
Je lui demande s'il imaginait à ce moment-là la suite des événements. «Non, je n'aurais jamais pu croire ce qui allait arriver en l'espace de quelques jours… ou plutôt de quelques heures après que j'ai décidé de parler à la presse.»
[...]
Mon obsession, mon rêve
Pour me faire comprendre à quel point ces abus peuvent être dévastateurs, pour se confronter au mal commis, dans toute sa crudité et son horreur, Paul Stewart a accepté de m'emmener en banlieue de Manchester, là où tout a commencé.
Nous faisons la route de Blackpool à Manchester dans son énorme 4×4 à la fin de l'hiver 2019. Malgré les interviews qu'il a déjà données, il n'est jamais revenu sur les lieux où la plupart des viols se sont déroulés. Je sais qu'il fait un effort considérable. Comme pour me rappeler que nous sommes bien au nord-ouest de l'Angleterre, des trombes d'eau se mettent à tomber dès que nous nous engageons sur l'autoroute. Paul reste longtemps silencieux, les yeux rivés sur la route, mâchoires serrées. Puis, rompant la petite musique des essuie-glaces sur le pare-brise, il se met à parler.
«J'ai grandi dans la banlieue de Manchester. Il y avait beaucoup de logements sociaux, des logements que le gouvernement mettait à la disposition de ceux qui n'avaient pas les moyens d'acheter une maison. Beaucoup de footballeurs viennent de ce genre de quartier, ils ne viennent pas de familles riches. Le foot, c'est pas un sport de riches. Les riches, ils faisaient plutôt du tennis ou du rugby. Le nord-ouest de l'Angleterre, Liverpool, Manchester, c'était le port, les mines et des industries textiles qui fermaient les unes après les autres quand j'étais gamin. Je suis né avant les grandes grèves et la répression par Thatcher, mais déjà à mon époque ça n'allait pas bien.»
La pluie s'arrête quand nous arrivons dans son quartier. Paul n'a pas menti. Les petites maisons grises collées les unes aux autres ressemblent à des dessins d'enfants: un toit, deux fenêtres, une porte d'entrée et un minuscule carré de jardin. Rien ne semble avoir changé depuis les années 70. Nous roulons lentement. Paul regarde chaque maison comme s'il venait ici pour la première fois. Un garçon nous double sur un vélo trop grand pour lui, sur le trottoir une dame obèse en peignoir rose bonbon nous dévisage ses poubelles à la main, un chien traverse juste devant nous. Nous ne retrouvons pas la maison de son enfance, mais, au bout d'une impasse, Paul s'arrête devant l'entrée d'un petit chemin. «C'est là. Venez, on descend.»
Après une cinquantaine de mètres au milieu des buissons, le petit chemin débouche sur une passerelle métallique qui enjambe l'autoroute. Arrivé de l'autre côté, je découvre une espèce de grand parc mal entretenu délimité par des grillages troués et de grands peupliers battus par le vent. Au milieu, des terrains de football aux limites à peine visibles et aux cages sans filet. À part une jeune femme qui fait son jogging au loin, nous sommes seuls.
«Je devrais avoir de bons souvenirs ici. C'est un endroit parfait pour jouer au foot, c'est juste à côté de la maison.» Nous continuons à avancer lentement. «Toute mon enfance a été habitée par le foot. Je parlais de foot à l'école, je parlais de foot à table, je jouais tous les jours avec mes frères et mes copains, je regardais les matchs avec mon père à la télé, même la nuit je rêvais de foot. C'était une obsession. C'était mon rêve.»
«Lui, il travaillait pour le club de Blackpool. Il était connu pour être un très bon dénicheur de talents.»
C'est sur ces terrains qu'il a été repéré pour la première fois par son violeur, Frank Roper. Son regard bleu ciel perdu dans l'horizon, la journée qui a marqué sa vie défile dans sa tête. «Ce qu'on aimait bien faire après l'école, c'était jouer contre les équipes d'autres écoles. Et là des types comme lui venaient et cherchaient les bons joueurs. Ces types bossaient pour des clubs comme recruteurs, ils dirigeaient des équipes qu'on appelait la Sunday League parce qu'on jouait le dimanche. Lui, il travaillait pour le club de Blackpool. Il était connu pour être un très bon dénicheur de talents.»
À l'époque, ce mode de recrutement est très commun, en particulier dans cette région sinistrée où les entraîneurs, comme Frank Roper ou Barry Bennell[1], sont tout-puissants. S'ils voulaient avoir une chance de ne pas finir à la mine ou à l'usine comme leur père, si toutefois l'usine n'avait pas fermé, les garçons n'avaient pas beaucoup d'options: le rock, la drogue ou le foot. Pour Paul Stewart, comme pour Steve Walters, David White, Chris Unsworth, Ian Ackley, Gary Cliff, Tristan Shaw et des dizaines de milliers de garçons de l'époque, c'était le foot. Un football synonyme de gloire, d'argent et de respect.
«Un jour, il est venu pour jeter un œil par ici, voir s'il y avait des gamins plus doués que les autres et il m'a repéré. Comme je jouais numéro 10, il est passé entre les parents qui regardaient sur le bord du terrain en demandant: “Qui est le père du numéro 10?” Mon père était fier de moi, il est allé vers lui pour lui dire que c'était lui. Je me souviens qu'il lui a dit tout de suite qu'il n'avait pas d'argent pour payer quoi que ce soit. Frank Roper lui a répondu de ne pas s'inquiéter pour l'argent.»
En 1975, Paul Stewart rejoint les rangs de la feeder team[2] du Blackpool Football Club, il vient tout juste d'avoir 11 ans. Une semaine plus tard, lors d'un trajet en voiture avec plusieurs autres garçons, Frank Roper le fait asseoir à l'avant et demande à voix haute: «Alors? Qui a envie de conduire?» Paul essaie de se mettre sur les genoux de l'entraîneur, mais au moment où il enjambe le levier de vitesse l'homme lui attrape le sexe à travers le pantalon et l'assoit sur lui. Le jeune garçon n'ose rien dire. Il met ses mains sur le volant et reste tétanisé pendant une minute avant que Roper le rasseye sur le siège du passager.
Si tu parles, je tue ton père, ta mère et tes frères
Quelques jours plus tard, l'entraîneur le fait venir dans sa voiture sur un parking isolé juste après un match. L'homme de 39 ans se couche sur le jeune garçon et le viole. «La première fois qu'il a abusé de moi, il m'a chuchoté à l'oreille que si j'en parlais à quelqu'un, il tuerait ma mère, mon père et mes frères. Il m'a aussi dit: “Tu sais, c'est ça qu'il faut faire si tu veux devenir un footballeur.”»
Le viol ne dure que quelques minutes. L'acte terminé, le jeune garçon commence à pleurer sans pouvoir s'arrêter. L'entraîneur se met à paniquer, il doit le raccompagner chez lui mais il ne peut pas le déposer chez ses parents comme ça. Il se met alors à lui parler de football, des matchs à venir, des copains de l'équipe, de n'importe quoi pourvu qu'il se calme, de technique, de dribbles, des maillots et des chaussures qu'il lui donnera gratuitement, de la carrière qui l'attend et, s'il l'écoute bien, qu'il pourra devenir la star qu'il a toujours rêvé d'être. Au milieu du parking vide, dans la Fiat Punto rouge, le violeur parle à l'enfant pendant presque une heure.
Et petit à petit les larmes s'arrêtent de couler. L'entraîneur démarre la voiture et le ramène chez lui. Pour être sûr qu'il ne leur dise rien, il l'accompagne jusqu'au pas de la porte et commence à discuter avec les parents. Il leur dit à quel point leur fils est doué, il leur dit qu'il a de grands espoirs pour lui. Émus de voir qu'un homme aussi célèbre s'intéresse à leur garçon, ils le font entrer. Paul ne dit pas un mot, il repousse les trois adultes, monte l'escalier en courant et s'enferme dans sa chambre. Désormais, personne ne pourra plus le croire. Et puis, il y a les menaces… Il décide de refouler la douleur au plus profond de lui. Le piège s'est refermé.
1 — Barry Bennell a été le coach et le violeur d'Andy Woodward, le footballeur qui a déclenché le scandale national. Il a été reconnu coupable d'agressions sexuelles et de viols sur douze garçons et condamné en février 2018 à trente et un ans de prison. Retourner à l'article
2 — Une feeder team est une équipe de jeunes footballeurs dont les éléments les plus brillants pourront être intégrés à l'équipe professionnelle à laquelle elle est affiliée. Retourner à l'article