Culture

Jean-Pierre Bacri, une vie sans faire semblant

Temps de lecture : 4 min

Ce lundi, l'acteur est mort d'un cancer, à l'âge de 69 ans.

Jean-Pierre Bacri (et Alain Chabat, regardez bien) dans Didier, d'Alain Chabat (1997). | Capture d'écran via YouTube
Jean-Pierre Bacri (et Alain Chabat, regardez bien) dans Didier, d'Alain Chabat (1997). | Capture d'écran via YouTube

«J'aime ce qui est beau, mais je ne vais pas déifier un mec sous prétexte qu'il a fait une belle chose», affirmait Jean-Pierre Bacri dans une interview accordée au magazine Première pour la sortie de Kennedy et moi en décembre 1999. Ce lundi 18 janvier, Bacri est parti, et sans aller jusqu'à le déifier, il semble difficile d'imaginer que la vie puisse continuer de la même façon sans lui.

Libre à chacune et à chacun de ne retenir de lui que son image de bougon de service, immortalisée par les Guignols lorsqu'on les croyait eux aussi immortels. Mais Bacri n'aimait pas qu'on le réduise à cela. Il n'aimait pas qu'on le réduise tout court, fuyant autant que possible toute forme de généralité.

Jean-Pierre Bacri n'était pas qu'un râleur, loin de là, mais il voulait simplement avoir le droit de l'être. Tout au long de sa carrière de co-scénariste et d'acteur, Bacri n'a cessé de militer pour cette idée: non seulement personne ne peut nous dire comment nous sentir, mais en plus, personne ne devrait pouvoir nous empêcher d'exprimer nos sentiments.

C'est un motif qui traverse par exemple On connaît la chanson (1997), deuxième collaboration du duo Bacri-Jaoui avec Alain Resnais. Sous sa patine de cinéma de boulevard et ses refrains populaires, le film nous disait mieux que nul autre qu'aller mal est un droit inaliénable... d'autant que le bonheur ne court pas les rues.

Puisqu'on parle de ce film: si jamais vous ne la connaissez pas, vous devriez regarder sa bande-annonce (qui n'en est pas une), réalisée par Agnès Jaoui. Elle aussi restera.

Dans la même interview, Bacri disait à propos d'On connaît la chanson: «On a eu des gens, Agnès [Jaoui] vous le confirmerait, qui, dans la rue, nous ont dit: “Merci parce qu'avec ce film j'ai eu le droit d'avoir mal.” Moi, ça me fait quasi pleurer parce que c'est exactement la raison pour laquelle on fait ça.»

Le droit d'avoir mal

L'air de rien, au-delà de leurs mécaniques scénaristiques bien huilées et de leurs dialogues ciselés, les meilleurs scénarios d'Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri ont influé sur nos existences. Tout en essayant de ne pas tomber dans la leçon de vie moralisatrice, ils nous donnaient des directions à suivre, sans nous les imposer.

Des directions à suivre, ou plutôt à ne pas suivre. Chacun à sa manière, Cuisine et dépendances (1993), Un air de famille (1996) et Le Goût des autres (2000) observaient les différentes façons de rater sa vie, de nourrir des remords ou des regrets. Et s'interrogeaient sur la meilleure façon d'éviter le gâchis. Pistes de réponse: en évitant l'immobilisme, en exprimant ce que l'on ressent au moment où on le ressent, et en essayant également de faire preuve d'un tout petit peu d'intelligence.

Même dans les films qu'il n'a pas écrits, c'est dans cet esprit qu'avançait Bacri. «J'aime pas les mecs parfaits à qui le monde fait des misères. Pour moi, un être humain, c'est du désarroi sur pattes», expliquait-il (même interview, toujours) à propos de sa façon de choisir ou refuser des rôles. Il est pourtant arrivé que ses personnages connaissent quelques tuiles, comme dans Didier, d'un certain Alain Chabat (1997), où le chien confié par une amie (Caroline Cellier, qui nous manque aussi) prenait soudain apparence humaine.

Didier aurait pu se résumer à un numéro d'auguste et de clown blanc, à une grosse farce footballistico-canine, mais non. Tantôt consterné, tantôt rongé par l'inquiétude, Bacri injectait de l'humanité dans la gaudriole. Peu d'acteurs auraient pu prononcer la réplique: «On ne sent pas le cul quand on ne connaît pas», en ayant l'air aussi concerné.

Héroïque fantaisie

Jean-Pierre Bacri n'était pas qu'un râleur, c'était aussi un acteur capable de beaucoup de fantaisie. Dans Place publique (2018), son avant-dernier film en tant qu'acteur, il imitait Montand et reprenait «Osez Joséphine» de Bashung pour le générique de fin. Dans Les Sentiments de Noémie Lvovsky (2004), il s'abandonnait au burlesque (délicieuse scène de stylo qui fuit), au lumineux, à la clownerie la plus totale. Son monologue final, une histoire de pénis à tête chercheuse, restera également. Tout comme, quelques secondes plus tard dans le même film, ce long plan sur son personnage qui pleure le départ de celle qu'il a tant aimée.

Bacri ne s'interdisait rien, y compris de pleurer face caméra. Il n'aimait juste pas les envolées gratuites, les sentiments forcés. Sur le tournage de Mes meilleurs copains, de Jean-Marie Poiré (1989), les larmes n'étaient pas venues, il ne le sentait pas. Bacri avait souvent raconté que Poiré avait réagi par cette phrase, totalement dépourvue de psychologie: «N'importe quel acteur serait capable de faire ça.» Réponse de Bacri: «Eh bien, dans ce cas-là, il fallait prendre n'importe quel acteur.»

C'était ça, Bacri. Le droit d'être triste et de l'exprimer. Le droit d'être triste et de le garder pour soi. Le droit de faire preuve d'humanité, en somme. D'arrêter de jouer des rôles, de se comporter en fonction des autres. Le droit de respecter tout le monde, aussi. «Les balayeurs comme les présidents de la République», lui répétait son père, facteur et ouvreur de cinéma dans la ville algérienne de Castiglione. C'était ce que racontait Le Goût des autres: l'intelligentsia, le mépris de classe, et le fait que dès qu'on forme une bande, on forme une bande d'imbéciles.

Vie Bacri

Toujours dans la même interview accordée à Première en 1999 —que l'auteur de ces lignes connaît presque par cœur tant il l'a lue et relue–, Jean-Pierre Bacri disait aussi: «Je suis absolument contre le côté “Je m'investis à mort dans le métier”. Ceux qui disent: “Son père est mort et il a quand même joué le soir”, je n'admire pas du tout. Moi, mon père meurt, je ne joue pas le soir. Je suis dans la douleur.» Aujourd'hui, cette douleur est nôtre.

L'an dernier, Vincent Delerm (auteur de la bande originale de La Vie très privée de Monsieur Sim, dont Bacri avait tenu le rôle principal en 2015) sortait une chanson, Vie Varda, dans lequel il nous souhaitait de pouvoir vivre pleinement nos sentiments, de savoir laisser le bruit et la productivité de côté, de tenter dire vraiment qui nous sommes, comme l'aurait fait la réalisatrice. On signerait volontiers pour vivre aussi une vie Bacri, faite d'émotions vraies et d'indignations non feintes. Une vie sans faire semblant.

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