Le 13 janvier 2021, France Culture mettait en ligne un fichier audio faisant revivre un parler parisien de 1912. L'accent du XIVe arrondissement se fait entendre, c'est une véritable capsule temporelle et sonore.
Des exemples comme celui-ci, il en éclot quasiment toutes les semaines. Lorsque ce n'est pas France Culture, c'est alors l'INA qui dévoile les «parlers jeunes» en 1983, ou qui revient sur le langage SMS du début des années 2000. Ces archives montrent une appétence de longue date pour les questions de langue. Mais les linguistes, eux, se sont souvent tenus loin du débat médiatique.
Peu connue du grand public, la linguistique n'est pourtant pas si confidentielle. En sciences humaines, elle fut longtemps un paradigme incontournable. «Parler, c'est articuler des phonèmes […]. Cette théorie a servi de référence à toute la linguistique, puis à l'anthropologie culturelle, puis à toutes les sciences humaines», rappelle le philosophe Francis Wolff lors d'un séminaire donné à l'EHESS.
Sans linguistique, pas de Roland Barthes, ni de Michel Foucault. Cependant, son arrivée dans le monde de la vulgarisation s'est fait attendre. Que s'est-il passé pour que la discipline phare du XXe siècle connaisse si peu de retombées médiatiques?
«Avant, la vulgarisation était très mal vue à l'université. Il y avait une méfiance de mes collègues quant au fait d'aller sur les plateaux télé. Avec la crainte qu'on déforme les propos, qu'on les simplifie ou d'apparaître comme quelqu'un de “moins scientifique”», explique le linguiste Mathieu Avanzi.
Tandis que les linguistes désertent sciemment les plateaux, l'Académie française comble le vide médiatique laissé par les sciences du langage. «Les académiciens ont leur journal dédié, Le Figaro. Internet et les réseaux sociaux ont permis l'émergence de gens plus qualifiés pour parler de la langue», développe Monté, de la chaîne Linguisticae.
Peu à peu, une lassitude s'installe quant à la légitimité de l'Académie à contrôler la langue, et leur traduction des anglicismes devient source de railleries.
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Un enthousiasme inattendu
Dans le sillage de la première vague de vulgarisation, initiée par la chaîne Linguisticae, les universitaires ont suivi. À l'instar de Laélia Véron, maîtresse de conférences en stylistique à l'université d'Orléans, coautrice du podcast Parler comme jamais et de l'ouvrage Le français est à nous!–Petit manuel d'émancipation linguistique (La Découverte, 2019).
Pour elle, l'enthousiasme lié à son domaine de recherche est assez inattendu. «Avec Maria Candea [coautrice du livre, ndlr], on a été surprises qu'autant de gens viennent discuter autour de notre ouvrage.» Un succès qui les a poussées à poursuivre la discussion à travers leur podcast, en septembre 2019.
Même son de cloche pour Mathieu Avanzi, qui ne s'attendait pas à une telle appétence. Sur Twitter, les cartes des régionalismes de France créés par le linguiste sont partagées par des milliers d'internautes.
La fascination pour les faits langagiers ne cesse de croître. À tel point que de nombreux pans de la discipline en viennent à être représentés: l'étymologie, par l'entremise d'Hugo Blanchet, docteur en linguistique ancienne; la linguistique sociohistorique, vulgarisée par Monté; ou la sociolinguistique avec Parler comme jamais.
Comment expliquer cette multiplicité foisonnante? «Il ne faut pas oublier les progrès techniques inhérents à la discipline, qui ont permis de partager substantiellement beaucoup plus de données», avance Mathieu Avanzi. Il y a beaucoup plus de réponses à apporter car il y a plus de matière. «Il n'y a qu'à voir le nombre de questions portant sur la linguistique sur Quora», ajoute le maître de conférences. Les chercheurs ont des réponses à apporter à des questions aussi philosophiques («Mais quelle fut la première langue parlée sur Terre?») que pragmatiques.
«Les réseaux sociaux francophones ont fait émerger le dissensus “pain au chocolat”/“chocolatine”.»
Car la langue est cet objet qui concerne tout le monde. «Chacun s'estime légitime sur ses régionalismes», constate d'ailleurs Mathieu Avanzi, qui a eu maille à partir avec certains indépendantistes sur Twitter. Le rôle du chercheur en linguistique est alors de démonter les clichés les plus tenaces, les plus ancrés dans l'inconscient collectif. Pour s'en convaincre, il suffit de faire l'archéologie des mèmes francophones.
«Les réseaux sociaux francophones ont fait émerger le dissensus “pain au chocolat”/“chocolatine”. Sans Facebook, le débat n'aurait sûrement pas été aussi pérenne. Puisque la gastronomie se dérégionalise, la langue est un des derniers remparts pour sauvegarder son identité», complète le linguiste, coauteur de Comme on dit chez nous–Le grand livre du français de nos régions (Le Robert, 2020).
Mathieu Avanzi constate tous les jours les retombées concrètes de son travail sur les régionalismes, entre empoignades virtuelles et épiphanies diverses. On observe d'ailleurs une «mèmification» des débats linguistiques, aidés en cela par la cartographie, élément visuel particulièrement propice aux détournements.
Si chaque spécificité locale est un mème en puissance, c'est parce que le français normé, enseigné à l'école, et la vision d'une langue immuable entérinée par l'Académie française, font de chaque variation linguistique une redécouverte permanente.
À la conquête des médias
Dans le champ médiatique, l'hégémonie galopante de la linguistique s'explique aussi par la volonté de décrypter les faits du quotidien. Les mots des politiques ou la petite phrase du jour sont autant de moyens d'aborder un sujet de société. Au point de venir challenger le point de vue des disciplines universitaires bien installées.
«Sur France Culture, il y a toujours eu beaucoup d'émissions sur l'histoire, sur les sciences humaines en général, mais moins sur les sciences du langage. Ce n'est pas enseigné au lycée, les gens ne savent pas ce que c'est, ils en ont une vision assez floue», décrypte Laélia Véron. La linguistique se révèle être un champ de recherche vaste avec beaucoup de choses à dire, et beaucoup de retard médiatique à rattraper.
«Sur certains projets de recherche il y a même une case “impact sociétal” à remplir.»
Cette fascination grimpante pour la discipline constitue d'ailleurs une manne inattendue. «L'université nous demande de sortir de notre tour d'ivoire. Sur certains projets de recherche il y a même une case “impact sociétal” à remplir, ce n'était pas le cas il y a quinze ou vingt ans. Je n'hésite pas à mettre en avant mon nombre de followers», détaille Mathieu Avanzi.
Ce dernier avertit néanmoins des dangers liés à la course à une recherche «sexy». «Il y a certains pans de la linguistique assez peu vulgarisables a priori, comme la sémantique distributionnelle», nuance le chercheur. Les réseaux sociaux doivent rester une porte d'entrée, mais ne peuvent se substituer à un cours ou à un manuel. «La linguistique est un angle intéressant, mais ce n'est pas un angle exhaustif. On ne peut pas réduire les rapports sociaux aux rapports de langue, on ne peut pas épuiser les faits sociaux par le langage», prévient quant à elle Laélia Véron.
Certains vulgarisateurs l'ont bien compris. Lorsque Arte lance en 2019 Le Vortex, un collectif de vidéastes axés transmission du savoir, c'est bel et bien pour «faire s'entrecroiser les domaines de compétence, les univers visuels et discursifs des différents intervenants. Mais également croiser les communautés de chacun et de chacune», comme le résume Monté, qui a signé pour une nouvelle saison avec Arte.
Dans un épisode récent sur les émojis, l'aspect linguistique se voit complété par les analyses juridiques de la vidéaste Angle Droit.
En creux se dessine une vulgarisation à l'image de son public: composite, avec une capacité à faire émerger des régimes de sens grâce à des savoirs divers. Une dynamique un peu différente de celle des médias traditionnels, où le spécialiste se retrouve seul à assumer la charge symbolique du savoir en plateau, et a tendance à devenir une figure caricaturale.
En témoigne le style de Clément Viktorovitch, devenu le «monsieur figure de style» de Canal+, que les internautes se plaisent à pasticher.
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«Ce n'est pas parce que le sujet est plus traité qu'il est mieux traité»
Bien sûr, les réseaux sociaux ne sont pas non plus la panacée. «La linguistique intéresse a priori les étudiants et des CSP++, mais il est difficile d'avoir du recul sur ceux qui nous lisent», jauge Mathieu Avanzi. Même si les mèmes linguistiques, relayés par Topito ou par la page Mèmes décentralisés, peuvent être une porte d'entrée efficace pour tout un tas d'internautes avides d'en savoir plus sur ce que recèle la langue.
In fine, les plus grands écueils sont les idées reçues colportées par les médias voulant bien faire. «Par exemple, le traitement des langages des jeunes reste superficiel sur de nombreux points. Les médias se contentent de lister les mots exotiques. C'est à mille lieues des recherches sur les parlers jeunes. En réalité, leur inventivité lexicale n'est pas si grande. La vraie spécificité se fait plutôt au niveau du débit», insiste Laélia Véron.
La maîtresse de conférences en stylistique met en garde les médias qui voudraient capitaliser sur un buzz facile. «Ce n'est pas parce que le sujet est plus traité qu'il est mieux traité», conclut-elle.
La tension entre recherche et vulgarisation n'est pas stabilisée, et ce couple fragile doit encore trouver son rythme de croisière. Une chose est sûre: les réseaux sociaux ont permis aux chercheurs d'étendre leur corpus et d'agréger les regards. Les internautes suggèrent des épisodes, soumettent leurs interrogations, témoignent de leurs propres expériences. Les lignes bougent, et c'est tant mieux. «Le Figaro se met même à citer des linguistes», se réjouit Monté.
Si la théorie selon laquelle la langue façonne la manière de penser est une idée à nuancer, nul doute que la linguistique, elle, n'a pas fini de façonner le paysage médiatique.