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Le magazine Science & Vie survivra-t-il à son rachat?

Temps de lecture : 4 min

Son acquéreur, Reworld Media, sacrifie sa ligne éditoriale.

La version numérique du journal souffre en particulier du changement de direction. | Toa Heftiba via Unsplash
La version numérique du journal souffre en particulier du changement de direction. | Toa Heftiba via Unsplash

Cet article est publié en partenariat avec Quora, plateforme sur laquelle les internautes peuvent poser des questions et où d'autres, spécialistes du sujet, leur répondent.

La question du jour: «Qu'est-il arrivé au journal Sciences & Vie?»

La réponse de Joelle Ballestraz, diplômé en travail social:

Le problème date d'il y a déjà un an, en 2019, lorsque le magazine est racheté par un groupe nommé Reworld Media –une société plus intéressée par l'aspect mercantile des journaux qu'elle possède plutôt que par la publication de papiers scientifiques et sérieux. Reworld Media –qui a été fondé par Pascal Chevalier– a également racheté d'autres magazines dont Pleine Vie et Top Santé.

Sous son impulsion, Reworld se fait rapidement connaitre pour ses méthodes contestées, qui iront jusqu'à faire l'objet d'un article dans le quotidien national Libération. Le journal écrit en 2018: «Dès que Reworld s'installe entre les murs d'un magazine, les titulaires d'une carte de presse sont d'abord fortement incités à quitter l'entreprise», puis plus loin: «Lorsque les rédactions sont remaniées, Reworld peut appliquer sa politique commerciale, qui tient en quelques mots: tout pour la publicité.» Les employés du groupe reprochent d'ailleurs à Reworld Media de flouter délibérément la frontière entre contenu journalistique et article sponsorisé, ce qui n'est effectivement pas très professionnel.

Peu à peu, Reworld Media s'empare de l'indépendance de la ligne éditoriale et glisse vers une gestion problématique de son contenu en ligne. Sur le site, des articles sont arbitrairement postés sans avoir obtenu au préalable l'accord «de la rédaction en chef ni [celui] de la direction de la rédaction». À la suite de nombreux conflits d'intérêts, beaucoup de journalistes de Science & Vie décident de démissionner.

Fin septembre 2020, les journalistes restants se mettent en grève dans l'espoir de conserver la qualité d'un journal sérieux, scientifique, qui existe depuis une centaine d'années et qui compte des millions de lecteurs. Une action qui restera vaine malgré des tentatives de discussions entre les deux parties. En novembre 2020, le magasine Science & Vie publie un communiqué sur Twitter: «Les membres de la rédaction de @science_et_vie ont voté une motion de défiance (81,8 % de voix pour) à l'encontre de Karine Zagaroli, nouvelle directrice des rédactions, suite à sa réorganisation du magazine et du site internet.»

Pour rappel: la rédaction s'était déjà unanimement mise en grève fin septembre, afin de prévenir toute prise de contrôle éditorial à la suite du départ brutal d'Hervé Poirier, ex-directeur de la rédaction et journaliste scientifique expérimenté.

La rédaction avait accepté de lever la grève le 1er octobre pour entamer des discussions avec Karine Zagaroli, nommée au poste de directrice des rédactions. Discussions sans effet puisque la rédaction n'a cessé depuis d'être mise face à une série de faits accomplis.

L'exigence éditoriale mise à mal

L'équipe numérique de ReworldMedia a totalement pris le contrôle du site internet, désormais alimenté par des chargés de contenus non-journalistiques. Ces derniers ont désormais toute liberté de poster des contenus ou de republier et rééditer des articles du mensuel. Les premières publications confirment nos craintes: elles vont à l'encontre de l'exigence éditoriale défendue par la rédaction (sources non scientifiques, traductions littérales de communiqués de presse...).

Cette baisse de qualité, dont Karine Zagaroli est pourtant censée être la garante, est un réel danger pour la réputation de sérieux de Science & Vie. Karine Zagaroli a nommé Philippe Bourbeillon au poste de rédacteur en chef au détriment d'une candidature interne soutenue par toute la rédaction. Ce profil non scientifique ne correspond pas à ce que l'on est en droit d'attendre de la rédaction en chef d'un magazine spécialisé, maillon essentiel du traitement de l'information scientifique. Karine Zagaroli refuse de s'engager clairement sur les recrutements, alors que des postes restent vacants dans tous les services depuis le rachat du magazine par ReworldMedia, il y a plus d'un an. Elle impose au contraire à la rédaction, déjà surmenée par un sous-effectif chronique, des CDD à répétition, des augmentations de charge de travail et des restrictions budgétaires. Alors que le titre reste largement bénéficiaire, ReworldMedia veut-il devenir le fossoyeur d'un magazine scientifique centenaire?

La SDJ appelle enfin les ministres de la Culture et de l'Enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation à ne pas laisser disparaître ce pilier de la culture scientifique francophone à l'heure où pullulent fake news et désinformation.

Le précédent France Soir

Les perspectives ne sont pas bonnes. Les décideurs de Sciences & Vie sont en train de transformer un journal scientifique en un journal d'approximation littéraire de faible qualité.

Cette histoire n'est pas sans rappeler le triste destin du journal France Soir. Son patron, Xavier Azalbert (qui intervient dans le film Hold-Up) avait en effet licencié l'entièreté de ses employés pour raison économique. Les journalistes réclamaient l'égalité salariale entre les femmes et les hommes et une ligne éditoriale neutre, indépendante et dénuée de placement de produit. Débarrassé de tous collaborateurs, France Soir est désormais devenu un des vecteurs principaux de théories complotistes.

Pour résumer:

  • pertes d'indépendance de la rédaction
  • mix entre contenu pub et contenu scientifique
  • rachat du journal par un grand groupe
  • nomination de gens non scientifiques pour la direction d'un journal dont la thématique principale est la science
  • refus de dialogue et compromis avec les employés

Pour soutenir Sciences & Vie il importe de diffuser cette information au plus de personnes possibles ou de s'abonner au compte Société des journalistes de Science & Vie sur Twitter; avant de partager les publications faites sur les réseaux sociaux, effectuez un travail de vérification de l'information. En ces périodes de désinformation relative au Covid et de propagation de fake news, la perte de rigueur scientifique de ce journal pourrait engendrer des conséquences désastreuses.

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