Cet article est publié en partenariat avec Quora, plateforme sur laquelle les internautes peuvent poser des questions et où d'autres, spécialistes du sujet, leur répondent.
La question du jour: «Bernie Sanders fait toujours l'éloge du Danemark et de la Suède. Quelle est vraiment la qualité de vie dans ces pays?»
La réponse de François Chevallier:
La qualité de vie de ces deux pays est en effet remarquable pour le citoyen lambda, sachant quand même que le climat y est réellement éprouvant: le Danemark est comme l'Angleterre en pire, et la Suède plutôt similaire au Québec. Ensuite, les impôts et prélèvements obligatoires y absorbent facilement la moitié de vos revenus. En contrepartie, les services publics sont à la fois quasi-gratuits et dans l'ensemble de très bonne qualité (quoique la médecine publique fasse un peu peur quand même).
Maintenant, c'est vrai qu'en France on a des seuils d'imposition pratiquement semblables, et que quand on compare le résultat, d'abord on a honte, et puis ensuite, on se demande où peut bien passer notre argent...
MAIS:
Le modèle scandinave est en déclin
Les pays scandinaves ont connu un véritable âge d'or pendant les Trente Glorieuses. Ayant échappé aux deux guerres mondiales, la Suède avait atteint un niveau de vie record, et exportait son modèle et ses capitaux chez ses voisins. L'idée de social-démocratie déplaisait déjà aux Américains, mais les Scandinaves s'étaient pourtant inspirés largement des exemples de Henry Ford et du «New deal» de Roosevelt. Les entreprises suédoises étaient gentiment paternalistes dans l'esprit de Michelin. On y restait du berceau à la tombe.
Les classes ouvrières avaient rejoint la classe moyenne. Il ne faut nullement imaginer un luxe généralisé, mais une standardisation de bonne qualité. Pas de misère, peu de riches, mais quand même quelques très riches, malgré une tranche supérieure d'imposition alors à 87%! À une époque encore récente, la dynastie Wallenberg contrôlait directement ou indirectement le quart de l'économie suédoise. Mais culture luthérienne oblige, pas d'ostentation. La devise de la famille est d'ailleurs «Essere non videri», «Être mais ne pas être vu»...
Lorsque j'ai vécu en Suède dans les années 1990, le pays était en pleine crise. Je me disais qu'une crise comme ça, tout le monde en voudrait bien chez soi. N'empêche que la couronne avait été dévaluée de 30%, et que les impôts avaient baissé d'autant pour les tranches supérieures. À l'époque, les Suédois étaient scandalisés de voir des SDF à l'étranger, cela était encore impensable chez eux. Et puis, ils ont fini par en avoir aussi malgré leur hiver sans pitié. Il y a eu des coupes sombres dans les dépenses de l'État providence sans qu'il y ait pour autant de mouvement de protestation.
Je crains fort que le modèle social scandinave soit voué à s'éteindre à petit feu, tout comme le nôtre hélas.
La Suède est d'ailleurs entrée à reculons dans l'Union européenne, et beaucoup y ont vu le début de la fin de l'exception suédoise. Il ne devrait plus être un secret pour personne que, mondialisation oblige, la doctrine adoptée à l'unanimité aura été le néolibéralisme, à un degré ou à un autre, et promu sans le dire trop fort par l'Union européenne elle-même.
L'État providence coûte trop cher pour rester compétitif avec des pays à bas salaires, dans lesquels on s'est ailleurs empressé de délocaliser. Je crains fort que le modèle social scandinave soit voué à s'éteindre à petit feu, tout comme le nôtre hélas.
Stockholm, en Suède. | Jon Flobrant via Unsplash
Mais il y a vraiment de très beaux restes qui vous laissent baba. Datant des années 1980, la politique de congé parental est unique en son genre.
Si vous allez faire un tour en Suède, la première chose que vous remarquerez, c'est l'omniprésence des papas qui pouponnent, avec landaus ou poches kangourous. Les crèches abondent, mais ne prennent pas les enfants en dessous d'un an parce qu'ils sont tous avec leurs parents. Le taux de natalité a d'ailleurs connu une remontée notable, le système incitant à avoir des enfants rapprochés. Pour combien de temps encore?
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La mentalité scandinave est particulière
Pendant des siècles, on a plus survécu en Scandinavie qu'on n'y a vécu. La terre y est avare et le climat dur. Le minimalisme scandinave aujourd'hui si chic est en réalité la marque de pays contraints à se contenter longtemps du minimum: cabanes en bois, poisson au lieu de viande...
Mais le protestantisme a favorisé la frugalité, le labeur et l'étude. L'alphabétisation était complète en 1900, et elle a souvent précédé l'essor des industries d'où des syndicats très sûrs d'eux. Le recours à la grève est pourtant rare parce qu'on préfère toujours négocier, d'un côté comme de l'autre.
Les Scandinaves sont les Européens les plus semblables aux Japonais.
C'est une opinion personnelle, mais que je ne suis pas le seul à avoir: les Scandinaves sont les Européens les plus semblables aux Japonais. Il y a d'un côté une culture de l'excellence, de la performance et du dépassement de soi. Et de l'autre une obligation sociale d'humilité, de retenue et de civisme. Les égo surdimensionnés n'y sont pas à leur place, et apprennent à se cacher. On est vraiment très loin de l'individualisme assumé qu'il est courant de trouver en France ou dans un autre style, aux États-Unis. Sous des apparences décontractées, la rigueur et la morale sont très strictes.
J'étais en Suède quand Mona Sahlin, alors vice-Première ministre, a dû démissionner pour avoir fait des achats privés à plusieurs reprises avec sa carte bancaire d'État. Dont entre autres deux barres de chocolat Toblerone, d'où le nom de scandale Toblerone. À l'étranger, on a éclaté de rire, mais autant vous dire que ça n'a pas du tout fait rire là-bas. On a considéré que c'était un comportement irresponsable et indigne de sa fonction. La presse titrait sévèrement: «Mona Sahlin a MENTI». Contrite, l'ex-ministre avouait «Je sais qu'on ne doit pas faire ça». Même la famille royale voit ses dépenses étroitement surveillées.
Un magasin Systembolaget à Hagfors, en Suède. | Stastny via Wikimedia Commons
Sachez enfin que la Suède a des lois quasi-prohibitionnistes au niveau de l'alcool. Vous ne trouverez aucune bouteille à plus de 3,5° dans un supermarché. Tout le reste est le monopole d'une chaîne d'État au nom un peu orwellien de Systembolaget (la société du système). Le choix est vaste et les magasins géants mais c'est cher et on ferme tôt, d'où des files d'attente stupéfiantes quelle que soit la température extérieure.
Cette politique infantilisante a pour but de protéger contre eux-mêmes les Scandinaves qui, sur le chapitre de la soif, se situent entre les Anglais et les Russes. Prendre le ferry vers la Finlande est une expérience redoutable en raison des magasins détaxés. Seul parmi les pays nordiques, le Danemark a un système «européen» dans ce domaine.
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Quand on n'a rien à se reprocher, on n'a rien à cacher...
Chaque fois que j'ai des nouvelles de Suède, j'ai l'impression que le pays se transforme en Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley. Voyez un peu.
Dans les pages jaunes suédoises apparaissent non seulement votre nom et prénoms complets, votre adresse et numéro(s) de téléphone, mais aussi votre âge, votre emploi, le jour de votre fête, le chiffre d'affaires de votre employeur, la superficie de votre logement, depuis combien de temps vous y habitez, si vous êtes locataire ou bien propriétaire, le nom et l'âge des personnes partageant votre logement, et un lien vers votre profil LinkedIn.
On vous donne aussi le revenu annuel moyen des habitants du quartier, le nom des personnes ayant récemment emménagé dans le quartier (des fois que vous voudriez leur souhaiter la bienvenue), des statistiques sur le prix de l'immobilier dans le quartier, des vues aériennes, des plans, des pubs pour divers commerces et services locaux...
Rien que d'y penser, j'en ai froid dans le dos. Voilà pourquoi je ne voudrais plus y vivre. Vous pouvez certes vous désinscrire, mais peu de gens le font, et comme ces informations sont liées à votre numéro de sécu, elles peuvent réapparaître par exemple si vous changez de fournisseur d'accès. Tant que vous pensez ne rien avoir à cacher...
D'ailleurs, comme on n'accepte aujourd'hui plus guère que la carte bleue, des milliers de Suédois se sont fait implanter des puces électroniques sous la peau. Vous pouvez ouvrir toutes vos applications sans mot de passe sur votre téléphone, entrer dans votre immeuble sans composer le digicode etc.
Tu veux savoir ce que gagnent tes voisins, ton patron, tes collègues de travail ou tes amis?
Mais le must, c'est ça: le Taxeringskalender, autrement dit calendrier fiscal. Pour la somme de 30 euros, vous avez accès aux montants des revenus bruts déclarés de tous les contribuables de votre région, voire de tout le royaume si vous êtes prêt à payer. Ce sont des données à caractère public, et on vous les vend sans état d'âme.
Tu veux savoir ce que gagnent tes voisins, ton patron, tes collègues de travail ou tes amis? Le calendrier fiscal te donne les revenus déclarés d'activité et les revenus déclarés du capital. Si tu commandes sur internet, le prix n'est que de 309 couronnes (31 euros) TVA et port inclus. Pour les livraisons en dehors de la Suède les frais de port sont plus élevés. Le prix de référence du calendrier fiscal 2021 est de 321 couronnes, TVA et port inclus.
(Pour ceux qui s'étonnent du tutoiement, sachez que le vouvoiement a existé jusqu'en 1967 et a été aboli parce qu'inégalitaire. Un moment, on a rajouté une majuscule au «tu» à l'écrit, mais c'est fini).
Je vous laisse vous faire votre opinion là-dessus. C'est exactement à ça que je pense quand je dis que le modèle scandinave est inexportable, et peut-être est-ce d'ailleurs mieux ainsi. Alors quand Bernie Sanders prend le Danemark et la Suède en exemple, j'ai du mal à croire qu'il pense sincèrement qu'il soit possible de transposer ce système aux États-Unis. C'est presque comme vouloir transposer le modèle japonais.