Si vous ne savez pas qui est David Simon, cet article n'aura aucun intérêt pour vous et vous avez la chance de pouvoir corriger votre inculture crasse en achetant les DVD de son chef-d'œuvre sur Baltimore, «The Wire». Si vous savez qui est David Simon, vous n'avez pas besoin de lire un article expliquant le plaisir qu'on prend à regarder Treme (sur HBO, tous les dimanche à 22h, aux Etats-Unis), la nouvelle série de Simon et Eric Overmyer, située cette fois à la Nouvelle-Orléans, et qui semble en mesure d'égaler The Wire dans la richesse et la complexité du portrait qu'elle dresse d'une grande ville du Sud. Si vous ne pensez pas que Baltimore est une ville du Sud, allez ouvrir un atlas. Et si vous connaissez David Simon mais que vous n'appréciez pas son travail, je vous fais mes condoléances.
Bref, les téléspectateurs qui vont regarder le premier épisode de Treme seront remplis d'espoirs, de curiosité et d'impatience. Et ils seront devant leur télévision à l'heure dite, quels que soient les avis formulés par votre serviteur ou tout autre critique, à moins peut-être qu'on leur signale que Treme contient une séquence montrant leur propre chien en train de se faire piquer, ou leur mère en train de se prostituer. Et encore.
Simon est donc face à une épreuve que beaucoup d'auteurs lui envieraient, celle de l'artiste qui, ayant largement prouvé son talent, doit se montrer à la hauteur des attentes qu'il a suscitées. Que peut-on proposer après avoir créé une œuvre déjà reconnue comment constituant un apport majeur à la culture américaine?
Lorsqu'on est dans cette position, il est très important de faire une entrée remarquée et, sur ce plan, le premier épisode est une réussite. Avant même le générique, le spectateur découvre des plans d'intérieurs qui rappellent la lourde obscurité du Parrain et le parlé rythmé de petits voyous qui sonne plus doucement à l'oreille que du David Mamet et donne une profonde humanité à tous ces anonymes qui se débattent dans cet univers mystérieux et interlope.
L'épisode commence sur un carton indiquant que nous sommes à la Nouvelle-Orléans, trois mois après Katrina, puis on passe à un plan très serré sur un petit objet en bois plat (Une pipe bizarre? Un bâton d'esquimaux?) inséré dans la bouche d'un homme dont la peau vaguement jaunâtre laisse en suspend la question de son appartenance ethnique. En tant que vétéran de «The Wire», vous apprécierez la subtilité dont fait preuve Simon en explorant les tensions ethniques et les liens communautaires, et quand vous regarderez l'épisode une deuxième fois, ce que je vous recommande de faire, vous comprendrez que cette première image annonce que ce nouvel opus est placé sous le signe de l'ambiguïté et de la complexité.
Le plan suivant, lui aussi très serré, montre un saxophone illuminé par le soleil, qu'un musicien est en train de manipuler pour le régler. On comprend alors que le petit objet en bois était une anche et que la série fait suffisamment confiance en l'intelligence du spectateur pour lui laisser toujours un temps de retard. Puis viennent d'autres plans et d'autres sons d'instruments en train d'être réglés et on comprend qu'une fanfare s'apprête à défiler dans les rues de la ville. Pour un début, c'est une jolie mise en abyme annonçant que la série en est au stade de l'échauffement, un peu comme le brouhaha qu'on entend au début de Sgt. Pepper's, des Beatles.
Au fur et à mesure que la caméra prend de la distance, nous voyons le plaisir que prennent les musiciens, mais aussi des signes évocateurs d'une misère urbaine omniprésente. Dès le début, la série affirme ainsi que son point de vue sera à la fois conscient des réalités sociales, mais également optimiste, joyeux et fidèle à l'esprit du blues: la vie est cruelle, il faut la saisir à pleine main, on a tous besoin de se défouler.
Nous apercevons ensuite un fêtard qui tire un peu trop longtemps pour sa santé sur une bouteille d'alcool brunâtre. Cela annonce plusieurs autres plans semblables: un DJ fumeur de joints qui s'accroche à sa bouteille de bière comme à une bouée, ou une chef qui sort une bouteille de vin à cuisiner pour vérifier combien elle peut encore en boire. Glissant vers un surréalisme un peu flottant, nous suivons une parade dont les participants portent d'incroyables costumes ornés de plumes jaune vif. Plus tard, nous retrouvons l'un d'eux, seul et abattu, qui sort ce même costume d'une valise et le caresse tendrement. Nous comprenons alors que la série va également mêler de manière inextricable extase et souffrance.
Ce prélude plante le décor d'un récit où la musique et le sentiment d'appartenance à une communauté évoquent irrésistiblement «Nashville». On retrouve la même liberté, le même éclatement de la narration et des points de vue que dans le film d'Altman, avec la même tolérance pour les contradictions et la même volonté d'évoquer une réalité complexe en s'attachant aux infimes détails qui la constituent. Ainsi, la rock star qui, dans son propre rôle, arrive dans un club de jazz, a la même fonction que Julie Christie et Elliott Gould, celle de miroir où le spectateur entrevoit le reflet des rapports que les personnages entretiennent par rapport à la célébrité.
Plus révélateur encore, Treme s'attarde sur un journaliste anglais un peu naïf qui essaie tant bien que mal de comprendre cet univers foisonnant. Mais là où Altman adoptait en fait le point de vue de cet intrus, Simon se place résolument du côté des natifs et prend parti pour l'obsédé du complot qui essaie de balancer le journaliste par-dessus une digue.
Voilà une manière très ambitieuse de lancer une série et Simon y parvient avec une aisance déconcertante.
Troy Patterson
Traduit par Sylvestre Meininger