Que faire avec Hamid Karzaï? Pour faire court: pas grand-chose.
Ces dernières années, avec le renouveau de la doctrine de la contre-insurrection, l'armée américaine en a appris beaucoup sur les «conflits asymétriques», des conflits dans lesquels des nations puissantes (ici, les Etats-Unis) sont mises en difficulté par des adversaires considérablement moins puissants (ici al-Qaïda et les Taliban), mais qui ont compris comment exploiter leur vulnérabilité.
Il semble que le président afghan ait lui-même appris à profiter de la situation.
Le régime de Karzaï - sa souveraineté, son budget, son armée, sa police, et même sa sécurité personnelle - dépend entièrement des Etats-Unis, de l'Otan et d'une poignée d'autres alliés.
Si les puissances occidentales se sont tant impliquées dans la guerre, c'est parce qu'elles pensent que c'est important pour leur propre sécurité. Elles ne cessent de le répéter: l'Afghanistan est un enjeu majeur pour elles. Karzaï sait donc que sa marge de manœuvre est beaucoup plus grande qu'on peut le penser a priori.
Cela me rappelle cette vieille blague: si vous devez un million de dollars à la banque, vous appartenez à la banque ; si vous devez un milliard à la banque, la banque vous appartient. La banque, c'est nous, les Etats-Unis. Et le débiteur, c'est Karzaï. Ce dernier est persuadé que nous ne le laisserons pas tomber, précisément à cause du poids de cette relation, et il a probablement raison. (C'est l'équivalent politico-militaire du fameux too big to fail des banques, «trop gros pour tomber».)
Menaces
Voilà qui pourrait expliquer les dernières sorties de Karzaï. Le 1er avril, il a accusé l'Occident d'avoir tenté de manipuler l'élection présidentielle afghane de l'automne dernier. Une élection qu'il avait de toute évidence lui-même pipé! Il a aussi expliqué que la coalition militaire occidentale (sans qui il serait certainement mort) n'était qu'un envahisseur, et que sa présence donnait aux Taliban une légitimité en tant que mouvement de «résistance nationale».
Les cibles de ces attaques n'ont pas apprécié, alors Karzaï a téléphoné à la secrétaire d'Etat Hillary Clinton pour s'excuser des incompréhensions que ses déclarations ont engendrées. Mais le week-end suivant, il est allé encore plus loin. «Si vous continuez à me mettre la pression, vous et la communauté internationale, je le jure, je rejoins les Taliban», a-t-il lancé lors d'une rencontre avec des parlementaires afghans qui avaient rejeté un décret visant à lui donner le pouvoir de nommer tous les membres de la Commission des plaintes électorales, pour l'instant indépendante. (Il aurait ainsi pu contrôler totalement les élections et rester potentiellement président-à-vie.)
Il a aussi assuré à un groupe de dirigeants tribaux à Kandahar que s'ils le désiraient, il annulerait les opérations militaires de l'Otan prévues cet été dans la province - des opérations (très minutieusement) préparées dans le cadre de la nouvelle stratégie du président Barack Obama.
Certains responsables américains, qui se sont au fil des ans habitués aux crises de Karzaï, estiment que désormais, il dépasse les bornes et que cela remet en question la mission militaire toute entière.
Le but de notre campagne de contre-insurrection n'est pas tant de détruire l'ennemi que de protéger le peuple afghan, de s'assurer que son gouvernement pourra lui garantir les services de base et gagner sa confiance, pour éviter qu'il ne se tourne vers les Talibans ou d'autres insurgés.
La guerre doit viser à «répondre aux besoins de la population, via le gouvernement afghan», comme l'a expliqué le général Stanley McChrystal, le commandant des forces américaines en Afghanistan, dans une note interne l'an dernier.
A l'époque où le général McChrystal a écrit cette note, on craignait surtout que la corruption omniprésente du régime de Karzaï ne mine sa légitimité aux yeux des Afghans. Si c'était le cas, même la plus parfaite des campagnes militaires n'atteindrait pas ses objectifs politiques, parce qu'il serait alors impossible de fournir à la population des services «via» un gouvernement afghan discrédité.
Les dernières déclarations de Karzaï posent cependant une question plus inquiétante encore: les gouvernements occidentaux peuvent-ils travailler avec un président afghan qui s'en prend à eux à tout va, jusqu'à les traiter d'envahisseurs impérialistes, rejoignant ainsi le discours des Taliban et d'al-Qaïda?
Le problème, ce n'est pas les changements d'humeur ou l'ingratitude de Karzaï. La question est de savoir si, dans ces circonstances, une campagne de contre-insurrection peut marcher, et si nous ne sommes pas en train de gaspiller des vies humaines et de l'argent.
Une question-clé, à laquelle réfléchissent les responsables américains: peut-on encore se réconcilier avec Karzaï? Selon certains, la chronologie des évènements suggère que, sans le vouloir, nous sommes déjà allés trop loin et que nous n'arriverons pas à le calmer.
La tension a commencé à monter le 10 mars, quand Karzaï a chaleureusement accueilli à Kaboul le président iranien Mahmoud Ahmadinejad - un terrible affront pour Washington. Mais cela n'est pas arrivé par hasard. Si Karzaï a invité notre ennemi public numéro 1, et l'a ensuite écouté, sans broncher, prononcer fièrement un discours anti-américain au sein-même du palais présidentiel, c'est pour «faire payer» à Obama l'annulation de son invitation à la Maison Blanche, comme le rapportent Dexter Filkins et Mark Landler du New York Times. Obama a finalement renoncé à accueillir Karzaï à cause de son décret sur la commission électorale. Les relations entre les deux pays étaient donc troublées depuis un moment déjà.
Si Obama s'est rendu sans prévenir à Kabul le 28 mars, c'est en partie pour s'expliquer de visu avec Karzaï, en partie pour lui assurer le soutien des Etats-Unis. La rencontre se serait bien passée, selon certains responsables.
Ensuite, le 31 mars, le Washington Post a cité, dans un article publié en première page, un «responsable militaire américain haut-gradé» menaçant de placer Ahmed Wali Karzaï, le frère du président, sur la liste des insurgés les plus recherchés, afin qu'il puisse être arrêté ou tué.
Le président Karzaï lit assidument la presse américaine et est très sensible aux accusations portées depuis longtemps contre son frère, chef du conseil de la province de Kandahar. Il est soupçonné d'être un baron de la drogue, ce que tous deux réfutent. Deux responsables américains que j'ai interviewés pensent que l'article du Post l'aurait inspiré pour ses folles déclarations des trois jours suivants.
Teatime pour Kerry
C'est peut-être le moment pour Barack Obama de renvoyer le sénateur John Kerry à Kaboul pour une demi-douzaine de rencontres et plus de 300 de tasses de thé avec Karzaï, comme en octobre dernier. Kerry avait alors convaincu le président afghan d'accepter un deuxième tour pour l'élection présidentielle car le premier avait clairement été truqué.
John Kerry peut certainement dorloter Karzaï, en lui réaffirmant à souhait le soutien des Américains. Sinon, il faut s'attendre à des problèmes. Obama pourrait menacer de se retirer d'Afghanistan si Karzaï ne se reprend pas, mais ce dernier ne prendrait certainement pas ces menaces au sérieux. Et après? Si Obama considère vraiment que son engagement en Afghanistan est vital pour les intérêts américains (et il n'aurait pas décidé d'envoyer des renforts s'il ne le pensait pas), il ne prendra certainement pas le risque.
Autre possibilité: contourner l'autorité de Karzaï et se tourner davantage vers les gouverneurs des provinces afghanes et les chefs tribaux. Cette option est prise en compte par Obama. En novembre, juste avant qu'il n'annonce sa nouvelle stratégie, il a déclaré sur ABC-TV que ses conseillers et lui ne concentraient pas seulement leurs efforts sur «le gouvernement national mais aussi sur les acteurs des gouvernements provinciaux qui ont désormais une légitimité».
Gérard Russel, un ancien responsable des Nations unies à Kaboul, m'a expliqué dans une interview téléphonique que la coalition occidentale agissait selon cette approche, mais dans une certaine mesure seulement. L'opération actuelle dans la province de Helmand a ainsi donné localement plus de pouvoir à certains indépendants, aux dépends des hommes de Karzaï.
Mais, a ajouté Gérard Russel, il serait risqué de faire du contournement de Karzaï une pièce maîtresse de notre stratégie. «Karzaï pourrait ébranler ces gouverneurs régionaux s'ils deviennent trop puissants.»
Selon Gérard Russel, on aurait pu l'an dernier, juste avant l'élection, se débarrasser de Karzaï. D'autres ne le pensent pas. Ils estiment que l'agilité de ce dernier a toujours été sous-estimée, et qu'un autre candidat n'aurait peut-être pas fait mieux. Et puis, il y a aussi le «complexe de Diem»: l'assassinat du dirigeant sud-vietnamien Ngo Dinh Diem sous l'administration Kennedy n'a pas amélioré les perspectives politiques, il n'a fait qu'enfoncer plus encore les Etats-Unis dans le bourbier.
Quoi qu'il en soit, Gérard Russel est d'accord pour dire qu'au point où il en est, l'Occident n'a que deux possibilités: cesser de soutenir Karzaï ou lui assurer un soutien sans faille. Un soutien hésitant et des chamailleries incessantes pourraient mener à un désastre et à la défaite.
C'est pourquoi il est temps que quelqu'un se décide à siroter ces 300 tasses de thé...
Quand Obama a annoncé fin 2009 sa nouvelle stratégie, il a dit que les soldats envoyés en Afghanistan commenceraient à revenir en juillet 2011. On saura d'ici fin 2010 si la stratégie porte ses fruits et les décisions de rapatrier les soldats seront prises à ce moment-là, ont expliqué au Congrès le secrétaire à la Défense Robert Gates et l'amiral Mike Mullen, le chef d'état-major interarmées américain.
C'est plus évident que jamais: le succès ou l'échec de cette stratégie dépend dans une large mesure de Karzaï. S'il ne prouve pas que l'on peut lui faire confiance, il est temps pour nous de soutenir quelqu'un d'autre - ou de partir.
Fred Kaplan
Traduit par Aurélie Blondel
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Photo: Hamid Karzaï à Davos, en 2008/World Economic Forum,via Flickr CC License by