Dans ce qui est à ce jour une critique inédite d'un président américain encore en exercice, les dix anciens secrétaires à la Défense encore en vie –ayant exercé dans cinq administrations, démocrates et républicaines–viennent de publier un avertissement dans lequel ils affirment que le temps de mettre en question l'issue de l'élection présidentielle de 2020 était révolu, qu'ordonner à l'armée de résoudre les litiges serait «dangereux, illégal et inconstitutionnel», et que ceux qui donneraient ou exécuteraient des ordres de ce type «seraient tenus pour responsables» et pourraient encourir «des sanctions pénales» pour «les conséquences graves que leurs actes auraient sur notre République».
La déclaration, publiée dimanche soir sous forme de tribune dans le Washington Post, indique que non seulement les tenants de gauche de la théorie du complot mais également plusieurs éminents membres de l'establishment de la sécurité nationale s'inquiètent à l'idée que le président Donald Trump puisse tenter d'entreprendre des démarches radicales –pouvant aller jusqu'à une action militaire– pour inverser son incontestable défaite face à Joe Biden et étendre sa mainmise sur le pouvoir.
Coup d'État avorté?
Selon deux anciens responsables impliqués dans la déclaration, aucun des dix signataires ne croit que Trump puisse réussir un coup d'État. Ils sont convaincus que les membres du comité des chefs d'état-major désobéiraient à ce qu'ils considèreraient comme un «ordre illégal». Cependant, de hauts fonctionnaires du Pentagone, inquiets face au comportement récent de Trump, ont confié à certains des anciens secrétaires à la Défense qu'ils appréciaient vraiment le message transmis dans la tribune.
La démarche de ces anciens hauts fonctionnaires a été motivée par trois facteurs: la remarque, le mois dernier, du lieutenant-général à la retraite Michael Flynn, ancien conseiller à la sécurité de Trump (et fraîchement amnistié), que Trump pourrait instaurer «la loi martiale» et ordonner à l'armée de superviser une réorganisation de l'élections; les tentatives de plus en plus erratiques et désespérées de Trump lui-même de changer l'issue de l'élection par le biais de moyens judiciaires douteux (et la déclaration a été écrite avant l'échange téléphonique notoire de samedi avec le secrétaire d'État de Géorgie); enfin le refus de hauts responsables du Pentagone de coopérer avec l'équipe de transition de Biden, le président élu.
Donald Trump souligne lors d'un rassemblement en Géorgie, le 4 janvier 2021. | Mandel Ngan / AFP
C'est cet arrêt de la coopération, mi-décembre, qui a «déclenché la sonnette d'alarme» et a conduit à la rédaction de la tribune, selon un des hauts fonctionnaires impliqués. Dans un passage du texte, les anciens secrétaires à la Défense soulignent que pendant une transition, les hauts fonctionnaires du Pentagone sont «engagés par serment, par la loi et par les précédents à faciliter l'entrée en poste de l'administration suivante» et à «s'abstenir de tout acte politique qui saperait les résultats de l'élection ou entraverait la réussite de la nouvelle équipe».
Peu après l'élection, Trump a limogé les responsables du Pentagone qu'il a remplacés par des fidèles, dont certains sont des idéologues sans qualification. D'aucuns s'inquiètent, bien que la tribune ne le dise pas de façon explicite, à l'idée que ces fonctionnaires éphémères, très liés à Trump, soient non seulement en train d'entraver la transition de Biden mais puissent également être en train de fomenter quelque acte de désespoir ultime lors des derniers jours de Trump.
Une première
Politico rapporte (et mes propres sources confirment) que l'idée d'écrire la tribune vient de Dick Cheney, qui était secrétaire à la Défense du président George H.W. Bush dix ans avant de devenir vice-président de George W. Bush. Cheney a recruté Eric Edelman, ancien sous-secrétaire à la Défense pour Bush fils, pour sa rédaction. Eliot Cohen, autre ancien haut fonctionnaire de Bush et expert en stratégie extrêmement estimé, aurait également contribué au texte, tout comme Cheney. Edelman et Cohen étaient des membres actifs du mouvement #NeverTrump, composé d'anciens responsables républicains qui avaient juré qu'ils ne travailleraient jamais pour Trump.
Ils sont inquiets non seulement pour l'état des élections actuelles, mais également pour l'avenir de la démocratie.
La tribune du Washington Post a été signée par les secrétaires à la Défense des présidents Bush père (Cheney), Bill Clinton (William Perry, William Cohen), Bush fils (Donald Rumsfeld, Robert Gates), Barack Obama (Gates, Chuck Hagel, Leon Panetta, Ashton Carter) et de Trump lui-même (James Mattis, Mark Esper).
Charles Stevenson, professeur à l'université Johns Hopkins et auteur de SecDef–The Nearly Impossible Job of Secretary of Defense, a déclaré dans un mail que c'était la première fois de l'histoire que tant d'anciens chefs du Pentagone signaient une déclaration commune. «Et ce qui est surprenant, a-t-il ajouté, c'est que ce n'est pas juste pour dire “nous voulons une défense forte.” C'est de politique et de démocratie dont il est question» –des terrains sur lesquels ce genre de hauts fonctionnaires, et surtout d'anciens généraux comme Mattis, répugnent à s'aventurer.
Ce qui sort de l'ordinaire ici, et c'est ce qui fait toute la différence, c'est que les anciens secrétaires à la Défense avertissent leurs successeurs de ne pas se mêler de politique électorale –et qu'ils sont inquiets non seulement pour l'état des élections actuelles, mais également pour l'avenir de la démocratie.