La justice a le syndrome papal: elle fantasme son infaillibilité. Lui arracher l'aveu de ses erreurs est une tâche à peu près insurmontable. Ainsi la cour de révision, qui seule a le pouvoir de casser une condamnation, n'a-t-elle consenti que six fois depuis 1945 à rendre son innocence à un détenu puni à tort. Alors que, dans le même temps, plusieurs milliers de demandes en révision lui ont été soumises -dont celle, fameuse, de Guillaume Seznec. C'est assez dire que la justice croit peu en l'innocence de ceux qu'elle châtie, ou expédie au bagne.
Six fois seulement, dont les causes célèbres de Patrick Dils et de Roland Agret. Dérisoire, évidemment, si l'on tient honnêtement compte de la difficulté, dans bien des affaires, d'établir une culpabilité, si l'on sait que les assises jugent non par la preuve mais «en leur âme et conscience», ce qui laisse du flou dans la véracité des choses. Depuis le 13 avril, les rescapés sont deux de plus, Marc Machin et Loïc Sécher. Mais, pour les uns comme pour les autres, la cour n'a pas assumé sa pleine repentance. Pour tous, elle a bien cassé les condamnations, mais elle a renvoyé les huit devant une cour d'assises, à charge pour celle-ci de rejuger les malheureux.
Pour la forme, bien sûr. Puisqu'elle a donné son consentement, ces procès ne sont que de façade. Pendant des mois, voire des années, la cour a procédé à sa propre enquête; elle dispose des archives des premières assises, de celles de la cassation et depuis peu, de l'appel. Tout le monde est d'accord: le condamné est innocent. Sinon, la cour n'aurait jamais rendu une décision favorable à la révision. Il n'y a plus qu'à bâcler un procès. Pour de rire. C'est-à-dire par pur respect de la procédure. Tatillonne, la justice ne déteste rien moins que l'anarchie, n'est-ce pas?
Dans les six cas précédents, les ex-condamnés, blanchis mais toujours prévenus (!) en ont été quittes pour la peur, plusieurs jours durant. Sadique, le système leur a fait revivre les scènes qui les ont marqués à jamais et qui les réveillaient, la nuit, dans leur cellule. Les jurés se sont évidemment rangés à la prescription de la cour de révision, se demandant juste ce qu'ils étaient venus faire là, en pleine semaine, alors que leur travail ou leurs familles les attendaient. Il y a toutes les chances pour qu'il en soit ainsi pour Marc Machin et pour Loïc Sécher. Un jour, ceux-ci seront lavés de toute infamie, et indemnisés.
Mais imaginons.
Imaginons que pour le futur vrai/faux procès de Loïc Sécher, les choses se dérèglent...
***
Pendant la réunion introductive à la session d'assises, le président aborde maintenant le passage délicat des explications qu'il a préparées pour les jurés. Ensemble, eux et lui, ils vont devoir rejuger Loïc Sécher, cet ancien ouvrier agricole de Loire-Atlantique qui a été, par deux fois déjà, reconnu coupable de viols répétés sur la personne de la petite Emilie, 13 ans au moment des faits. Toutefois, ce procès est un peu spécial. C'est même une rareté dans le paysage judiciaire, et ensemble, ils vont vivre une expérience assez unique. Le président choisit ses mots avec précaution. Voilà: la cour de révision, tout en haut de l'appareil répressif, a annulé la condamnation, à la lumière de faits nouveaux, survenus pendant que Loïc Sécher était en prison, où il purgeait une peine de 16 ans de réclusion criminelle.
Un juré: «Il avait déjà fait combien?»
Le président, un peu embarrassé: «Plus de 7 ans...»
Murmures divers.
Il est apparu que les charges s'étaient effondrées les unes après les autres, reprend le président. La jeune fille s'est rétractée avec insistance. Elle a même écrit au parquet général, confiant qu'elle ne supportait plus, psychologiquement, de savoir Sécher enfermé. Elle avait tout inventé. Sa personnalité était des plus fragiles quand elle avait accusé l'ouvrier agricole de l'avoir violée. Depuis qu'elle était soignée, le symbole vivant de son mensonge pesait sur toute chance de progrès thérapeutique. Sécher devait être libéré.
Des enquêteurs se sont alors mis au travail. Ils ont établi sans mal qu'Emilie avait déjà porté le même genre d'accusation contre d'autres adultes, notamment contre son père. Affabulations, a-t-elle admis. D'ailleurs, elle était vierge au moment de ses premières plaintes.
Une heure suffit pour que les jurés se convainquent du caractère à la fois surréaliste et hypocrite du procès qu'ils vont suivre. Certains râlent. Les plus politiques confient qu'une telle errance judiciaire ne les surprend pas. D'autres insistent pour que les débats soient suspendus à 16 heures, chaque jour, comme ça, ils seront à l'heure à la sortie de l'école. Tous, bon gré, mal gré, s'apprêtent à faire semblant de juger au nom du peuple souverain.
Le président les quitte, rassuré. Il a prévu de réduire les audiences au maximum, car, en plus d'être trop sûre d'elle, la justice est pauvre. Peu de journalistes ont sollicité une accréditation. La cour s'est entendue avec le parquet pour tester les capacités de plaidoirie d'un jeune avocat général. Pour une fois qu'ils peuvent parfaire leur formation pratique sans risque...
Le jour venu, pourtant, le procès dysfonctionne. Contre toute attente, il est à charge. Le décor? La solennité du rituel? Le trop-plein de séries télé que tout le monde a dans la tête? Plus sûrement le contexte sociétal français ou mondial? Toutes ces histoires de pédophilie, même chez les prêtres? D'entrée, certains jurés se surprennent à trouver à l'accusé/innocent une tête de violeur.
Pendant son témoignage, à la barre, la jeune Emilie fond en larmes, et, bouleversés, ils sont plusieurs à se dire qu'elle a peut-être été forcée de se rétracter. La suggestion, peut-être même l'hypnose... On ne sait plus, de nos jours, avec ces psychologues, ces enseignants, tous ces adultes qui ont choisi des professions les mettant en contact avec des mineurs... Et elle, Emilie, pourquoi ne serait-elle pas submergée par la honte d'un viol véritable, qu'elle nierait maintenant de toutes ses forces, pour supporter de vivre? Les jurés ont tous lu des articles sur les traumatismes des victimes, trop longtemps ignorées au profit des assassins. On ne les dupera plus. En plus, ils ont entendu parler du syndrome de Stockholm. Pourquoi cette victime-là ne serait-elle pas anormalement unie à son bourreau?
Au troisième jour, le président s'est mis à maudire les séries télé, et le tombereau de soupçons débridés que les médias déversent sur la vie de ses jurés. Il hait l'époque, pour longtemps. Le procureur est venu discrètement suppléer le jeune avocat général. Avec les avocats de la défense, ils se sont déjà réunis plusieurs fois dans son bureau. Ils ont prévenu Paris. La cour de révision, merci du cadeau, même la Chancellerie. Des policiers protègent Loïc Sécher, à son arrivée à l'audience. Mais, au journal télévisé, on jurerait voir un accusé, un coupable, une brute, solidement encadrée pour qu'elle ne parvienne pas à s'échapper.
Philippe Boggio
Photo: La balance de la justice sur les murs de l'Assemblée nationale à Paris Charles Platiau / Reuters