Avant de conclure notre série de chroniques sur les réformes conduites en Allemagne depuis une dizaine d'années, il est temps de s'intéresser à leur système d'assurance maladie. Cela me permet d'ailleurs de répondre à ceux d'entre vous qui ont réagi un peu vivement à ma dernière chronique -par exemple Pline et Cenzo- en pensant que je recommandais d'appliquer telles quelles toutes les mesures prises outre-Rhin pour redresser les finances publiques.
J'ai la conviction que, face à la mondialisation, la France et l'Allemagne doivent désormais faire converger leurs grands choix économiques et sociaux. Un découplage trop important serait une menace pour nos deux pays et pour l'ensemble de l'Europe. A travers l'analyse approfondie des politiques allemandes, je ne milite pas pour une transposition à la lettre des mêmes recettes dans les deux pays. Je cherche à prendre le meilleur là où il se trouve, des deux côtés du Rhin, en tenant compte des points communs sur lesquels nous devons capitaliser mais aussi de nos différences qu'il est hors de question d'ignorer.
Le légitime attachement à la qualité de notre système de santé, l'un des tous meilleurs au monde, ne doit pas nous faire perdre de vue que l'assurance maladie est structurellement en déficit dans notre pays (11,5 milliards d'euros en 2009, après des déficits de 4,4 milliards en 2008, 4,6 en 2007, 5,9 en 2006, et 8 en 2005...). Ce déficit structurel revient à faire payer nos dépenses de santé d'aujourd'hui par les générations futures. Cela est injuste alors même que nos enfants auront eux-mêmes à assumer des soins toujours plus perfectionnés et coûteux dans un contexte de vieillissement de la population. Tous les experts s'accordent à dire que le poids de la santé dans le PIB va inéluctablement continuer de progresser dans les années à venir. Ce n'est pas un mal en soi... aussi longtemps que notre système demeure viable sur le plan financier!
En Allemagne, malgré des différences, le système d'assurance maladie est assez proche du nôtre: un même modèle d'origine fondé sur une logique d'assurance professionnelle «bismarckienne», une très large couverture par l'assurance maladie publique (90% de la population, à travers plus de 300 caisses différentes), des niveaux de dépenses comparables (entre 10 et 11% du PIB) dont plus de 75% sont à la charge de la sécurité sociale. Pourtant, l'assurance maladie allemande est excédentaire depuis 2004, hors période de crise, après avoir été longtemps déficitaire et malgré le vieillissement de la population. Quelle a été la recette d'un tel retour à l'équilibre des comptes de l'assurance maladie? S'est-il traduit par une dégradation de l'offre de soins?
Dès les années 1990, et dans la foulée de la réunification, l'Allemagne, confrontée à une augmentation des dépenses de santé (passées de 9,6% du PIB en 1992 à près de 11,2% fin 2002) et à une accumulation des déficits (-4,70 milliards en 1992) a été confrontée à un choix cornélien: laisser filer les déficits, augmenter les taux de cotisations au risque d'alourdir le coût du travail ou maîtriser les dépenses de l'assurance maladie. Comme dans tous les autres domaines, l'Allemagne a choisi de garantir l'équilibre financier de son régime, tout en préservant la compétitivité du travail.
C'est ainsi qu'entre 1992 et 2003, l'Allemagne a mené les réformes Seehofer, du nom du ministre de la santé d'Helmut Kohl, visant à contenir l'augmentation des dépenses de santé. Ces réformes se sont développées en trois volets:
• En 1992-1993: un montant de remboursement des médicaments à ne pas dépasser est fixé à l'échelon régional pour l'ensemble des médecins et des hôpitaux. Cette mesure a conduit les médecins à prescrire davantage de génériques. De même, les hôpitaux négocient individuellement leur budget annuel. En cas de dépenses excessives, les établissements doivent rembourser l'année suivante 65% du dépassement. Dans le cas contraire, ils conservent 40% des économies réalisées.
• En 1995-1996, le deuxième volet de la réforme instaure principalement la concurrence entre les caisses existantes, afin de pousser à la maîtrise des dépenses et des cotisations. En outre, un paiement forfaitaire s'applique pour les interventions chirurgicales et diverses réductions des prestations sont lancées (comme la baisse des indemnités journalières de congé maladie).
• En juillet 1997: le principe des enveloppes globales de prescription est abandonné au profit d'enveloppes individuelles. Chaque médecin se voit désormais attribuer un budget annuel tenant compte du profil moyen d'activité dans sa spécialité, des conditions sanitaires de sa région, de sa qualification et des spécificités de ses clients. Par ailleurs, le ticket modérateur est augmenté et la politique de déremboursement de certains médicaments est poursuivie.
Ces réformes sont complétées en 2001 par l'introduction d'un droit de substitution pour les pharmaciens, qui sont incités à vendre un médicament moins cher de la même classe thérapeutique, et, en 2002, par la loi de stabilisation des taux de cotisation qui gèle les honoraires médicaux, des dentistes et les budgets hospitaliers, et réduit les marges pour les grossistes et les pharmaciens.
Malgré des effets financiers immédiats, ces réformes n'ont pas suffi à ramener les caisses à un équilibre pérenne, ni à empêcher la hausse des cotisations. Par exemple, la réforme de 1992 a entraîné un excédent de 5 milliards en 1993, mais des déficits de 3,65 et 6,55 milliards en 1995 et 1996. Dans le même temps, les taux de cotisations ont bondi, passant de 12,1% en 1991 à 14,4% en 2002. Le gouvernement Schröder a donc lancé dès 2003 une réforme structurelle de l'assurance maladie autour de trois axes principaux :
• Responsabiliser les patients en augmentant la part non prise en charge: les tickets modérateurs sont augmentés pour les médicaments (10% du prix, pour un montant par médicament compris entre 5 et 10 euros) et les soins hospitaliers (le forfait passe de 9 à 10 euros par jour, pour une limite de 28 jours). Une «taxe de cabinet» de 10 euros, versée une seule fois par trimestre pour une pathologie donnée est également introduite. Comme en France, le médecin généraliste se voit accorder un rôle central, selon le principe du «médecin traitant».
• Financer certaines prestations par des assurances complémentaires privées ou par l'impôt. Les médicaments ne nécessitant pas d'ordonnance ne sont plus pris en charge à l'exception de ceux prescrits aux enfants de moins de 12 ans. Même certains médicaments de prescription obligatoire ne sont plus couverts (antalgiques pour syndromes grippaux et rhumes, laxatifs...). Ne sont plus pris en charge des médicaments visant à une amélioration de la qualité de vie (pour l'obésité et les dysfonctionnements érectiles, par exemple). Enfin, un certain nombre de prestations sont financées par une hausse de la taxe sur les tabacs: les indemnités et soins liées à la grossesse, l'IVG...
• Optimiser le fonctionnement global du système: la loi crée un Centre pour la qualité de la médecine qui regroupe l'ensemble des acteurs du secteur de la santé (représentants des caisses, des médecins, des hôpitaux et des patients). Il est chargé d'améliorer la transparence du système d'assurance maladie et de classer les médicaments en fonction de leurs caractéristiques thérapeutiques.
Conséquence directe de cette réforme: dès 2004, l'assurance maladie devient excédentaire de plus de 4 milliards d'euros. La volonté de responsabiliser les assurés semble avoir porté ses fruits: on peut noter une baisse des consultations médicales (-10% environ pour le premier trimestre 2004) et des prescriptions de médicaments (-27% pour les quatre premiers mois de l'année 2004). Mais dès 2005, les dépenses de santé repartaient à la hausse, essentiellement en raison de la hausse des dépenses en médicaments (+16,3%).
À partir de 2005, une «carte vitale» a été mise en place. Elle permet notamment d'envoyer aux patients une facture leur détaillant le coût réel de leurs dépenses de santé, dans l'optique d'une prise de conscience de la population. Un plan de maîtrise du médicament, entré en vigueur en 2006, a permis d'économiser 1 milliard d'euros. Il gelait jusqu'en mars 2008 le prix des médicaments remboursables et adoptait une définition plus restreinte des médicaments «apportant un progrès thérapeutique». Il avait également réduit de 10% le prix des médicaments génériques. En 2006, le redressement de la situation financière de l'assurance maladie allemande s'est poursuivi avec un excédent de 1,7 milliard d'euros, comparable à celui de 2005.
Grâce à ce redressement financier, le gouvernement Merkel a pu introduire en 2007 une couverture maladie universelle alors qu'au moins 200.000 personnes ne bénéficiaient d'aucune couverture santé (chômeurs de longue durée, non salariés...). La couverture santé des enfants est aussi gratuite depuis 2008. La rationalisation de la gestion s'est également poursuivie, en misant sur l'augmentation de la concurrence entre les caisses d'assurance maladie publiques et privées. Les caisses d'assurance maladie privées ne peuvent désormais plus refuser d'assurer une personne éligible aux conditions de libre assurance. Un fonds pour la santé a été créé. Il est financé en grande partie par les cotisations et partiellement par l'impôt. Les assurés de l'ensemble des caisses publiques versent une même contribution, ramenée de 15,5% en moyenne à 14,9%, et l'Etat redistribue les fonds aux caisses publiques, à raison d'un montant fixe par assuré. Sans cette mesure, du fait de la crise économique, certaines caisses auraient été contraintes de relever leur taux de cotisation à 17%, voire plus.
Entre 2004 et 2008 l'assurance maladie a été chaque année excédentaire. Seule la baisse des recettes pendant la crise a entraîné un déficit de 2,48 milliards d'euros l'année passée. Ces réformes n'ont manifestement pas entraîné une dégradation de la qualité des soins ou de la santé des Allemands. A titre d'information, leur espérance de vie à la naissance en 2008 était de 77,2 ans pour les hommes et de 82,5 ans pour les femmes (en France métropolitaine: 77,2 et 84,4). Les dépenses de santé ont d'ailleurs continué à augmenter en Allemagne passant de 10,3% du PIB en 2000 à 10,5% en 2008 tandis que les dépenses publiques de santé sont passées de 79,7% en 2000 à 76,9% en 2008. Cela signifie donc qu'une partie du coût de la santé a été transférée de l'assurance maladie vers les ménages et les assurances privées.
De ces réformes allemandes étalées sur 15 ans, quels enseignements pouvons-nous tirer en France?
1/ L'avenir de notre système de santé passe par une considération renforcée pour les acteurs du monde médical et une responsabilisation accrue de chacun: médecins, hôpitaux, patients, pharmaciens... Pour reprendre un slogan connu: la santé n'a pas de prix, mais elle a un coût. Je pense qu'il est indispensable de mener une opération vérité sur le coût des soins. Non pas pour culpabiliser mais pour responsabiliser. A cet égard je trouve très intéressantes les initiatives qui visent à informer les patients du coût des soins reçus et la création d'un Centre pour la qualité de la médecine chargé de décider de certaines grandes inflexions dans le domaine de la santé et qui rassemble représentants des caisses, médecins et patients est une avancée majeure.
2/ Nous devons faire le point régulièrement sur ce qui doit relever de la solidarité nationale et donc de l'assurance maladie d'une part, et ce qui relève de la responsabilité individuelle et des complémentaires santé d'autre part. C'est évidemment un sujet très délicat mais nous devons absolument avoir ce débat avec tous les Français et le monde médical, en étant conscients que la solidarité nationale ne peut pas tout financer...
3/ Nous devons poursuivre en permanence les efforts pour optimiser la gestion. Pour garantir une offre de soins large et performante, il faut maîtriser au mieux les dépenses de structure, de gestion, notamment à l'hôpital et dans l'assurance maladie. La récente loi Hôpital-Patients-Santé-Territoires, avec notamment la création des Agences régionales de santé, s'inscrit dans cette logique. Il faut continuer cette recherche d'efficacité.
4/ Plus largement, nous devons vivre une révolution copernicienne dans notre rapport à la santé: en France, nous sommes souvent dans le tout curatif et peu dans la prévention. Le meilleur moyen de préserver la santé des citoyens tout en limitant nos dépenses est bien de tout faire pour qu'ils ne tombent pas malades. Dans ce domaine, nous avons beaucoup à faire. Je pense notamment à la santé au travail: en France, les citoyens arrivent à la retraite physiquement et psychologiquement plus fatigués que dans les pays scandinaves où la prévention au travail est beaucoup plus développée.
L'objectif d'une réforme de notre système de santé n'est pas de réduire les dépenses de santé. Celles-ci vont augmenter dans les années à venir. C'est une évidence. Mais nous devons optimiser la gestion des dépenses pour ne pas gâcher des ressources rares. Surtout, nous devons garantir un financement viable à long terme pour que les générations actuelles assument leurs dépenses de santé sans sacrifier le droit qu'ont les générations à venir de bénéficier des mêmes chances que nous. Dans un pays moderne, l'accès à la santé pour tous, notamment les plus modestes, est un droit que nous devons garantir. Donnons-nous les moyens de pouvoir financer cette exigence!
Jean-François Copé
Photo: Spilled Orange Pills and Medicine Bottle / Pink Sherbet via Flickr License CC by
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