La charge de trop pour Clément. Nous sommes le 12 décembre 2020 à Paris, il manifeste contre la proposition de loi «sécurité globale». L'étudiant de 18 ans rencontre la matraque pour la première fois lors d'une avancée des forces de l'ordre depuis une rue perpendiculaire au défilé. «J'étais en deuxième ligne, un coup est passé sur moi. Je priais pour que ce soit ceux de devant qui prennent. C'était humiliant, dégradant pour l'image que j'ai de moi», confie celui qui a été biberonné aux défilés du 1er mai par des parents syndicalistes. «Ça tapait au hasard, se souvient-il. Pourtant il n'y avait pas de dégradations.»
Clément termine le parcours, «en baissant la tête. On avançait au rythme de la police qui formait un U autour de nous.» À la sortie, sa décision est prise: il n'ira plus. «Pour l'effet que ça va avoir [sur la politique du gouvernement, ndlr] je ne vais pas risquer la prison, ou de me faire éclater le crâne.»
Clément n'est pas seul à avoir renoncé à faire entendre sa voix dans la rue par crainte des stratégies du maintien de l'ordre. Peu importe leur âge. Manifestants du dimanche, ou fidèles des cortèges de tête, ils décrivent un évènement, un déclic après lequel ils n'y sont plus retournés. Comme Marie, ils craignent «d'être au mauvais endroit, au mauvais moment». Ou, comme Marion, ne veulent pas y aller seul·es. «Mes amis ont peur. On nous dit qu'on cible les casseurs, mais maintenant je me rends compte que ça concerne tout le monde.»
Une trouille qui touche même les plus endurcis. Parmi eux, Pierre* la trentaine, «pas un grand gabarit» et ouvrier agricole «par conviction». Les défilés, ça le connaît. Il en a perdu une dent, en Allemagne, après un coup de matraque reçu dans une manifestation du collectif Ende Galände, qui réunit chaque année des milliers de personnes pour des actions de désobéissance civile. Mais, c'est à Lyon, pendant le mouvement des «gilets jaunes», qu'il dit stop.
Coincé dans une nasse –technique d'enfermement qui consiste à immobiliser les manifestants en les bloquant dans un certain périmètre– et sous le gaz lacrymogène, il suffoque: «Tu voyais plus rien. Ça pétait dans tous les sens, les grenades faisait un bruit de malade. J'avais en tête les images des personnes mutilées [qui circulent sur les réseaux sociaux]. Ça te fait vraiment flipper.» Depuis il évite les rassemblements. «Je me trouve des excuses. “Oh c'est loin. Oh il pleut.” Mais, en vrai, ça me fait chier. C'est hyper important pour moi!»
Un changement de doctrine
Pour d'autres, manifester devient usant. Jeanne*, cette thésarde parisienne «petite et menue», a fait «une crise de panique» dans un nuage de gaz lacrymogène, entourée de «CRS énormes et plein d'armures, nassée en plein Covid». La manifestation n'est plus ce «moment que tu passes le samedi après-midi avant de reprendre sereinement ta journée. Il n'y a plus d'enfants, les personnes fragiles s'en vont», ajoute-t-elle.
Nathalie Tehio, du Bureau national de la Ligue des droits de l'homme, l'observe chez les membres les plus âgés de l'association. «Ils ont peur de se faire bousculer ou de se retrouver sous le gaz lacrymogène. Ça a un effet dissuasif et n'est pas normal que des citoyens qui exercent leur droit de manifester soient traités de la sorte.»
Est-ce que c'était mieux avant? Selon elle, en tout cas, c'était moins anxiogène. «La dégradation est assez récente, depuis la contestation de la loi travail en 2016, et un peu avant. Le changement est notamment lié à la baisse des effectifs de police, y compris les CRS et les gendarmes mobiles, spécialisés dans le maintien de l'ordre. Avec le retour des grandes manifestations, on a fait appel à des personnes qui n'étaient pas formées.» La doctrine, aussi, a changé.
«Le cœur du maintien de l'ordre à la française, c'est de mettre à distance pour éviter les coups de part et d'autre, analyse Olivier Fillieule, professeur de sociologie politique et co-auteur de Politiques du désordre (Seuil), publié en novembre. On a glissé vers une autre manière de faire. Elle repose sur l'idée que les manifestations n'en sont plus, mais que ce sont désormais des émeutes.»
Conséquences: les policiers vont de plus en plus au contact. La manifestation du 12 décembre 2020, contre la loi «sécurité globale», est un cas d'école, selon Olivier Fillieule. «Les policiers ont procédé à des arrestations arbitraires. Ce n'est pas du fascisme ou de la folie, c'est une logique technique. Ils font ça pour terroriser le cortège, pour éviter toute formation d'un bloc, et faire en sorte que tous ceux qui auraient l'intention de jeter un caillou le garde dans la poche et se disent “aujourd'hui ça ne rigole pas.”»
De là à dire que l'exécutif veut empêcher les citoyens de manifester, il n'y a qu'un pas. Que ne franchit pas le chercheur. Aucun document ne le dit clairement. «On peut juste observer les effets des stratégies mises en place. L'exécutif les connaît mais ne change pas les ordres.» Il y a un risque sur le long terme. Les plus jeunes pourraient se dépolitiser car la manifestation représente souvent leur première rencontre avec la politique.
«J'ai cru qu'il allait m'écraser comme un cafard»
Pénible, aussi, pour les policiers d'aller au contact. «Ils doivent flipper, observe Maxime Reynié, photojournaliste et fondateur d'un site internet dédié au maintien de l'ordre. Quand tu en envoies cinq, dix, au milieu d'un groupe pour interpeller, il y a plus de risques de dérapages avec le stress et le manque de formation.» Lui, a été blessé en 2016, «matraqué au crâne par des CRS. Depuis, j'ai un peu peur». Il insiste sur «le traumatisme de la manifestation. Voir ces violences, les entendre, ça a un impact. J'ai même dû faire une pause.»
Suivre les manifestations, Fabienne s'en était fait un devoir. La médecin de presque 60 ans est membre de l'Observatoire parisien des libertés publiques. Elle documente les pratiques policières en manifestation via des notes, des photos ou des films. Le 17 décembre 2019, elle participe à une manifestation contre la réforme des retraites «en tant que citoyenne».
Son badge de la LDH est accroché à sa blouse de médecin. En fin de cortège, elle voit un homme, plutôt âgé, recevoir des coups de matraque par deux CRS. Elle s'approche, les mains en évidence, pour le soigner. Un CRS se retourne, brise son poignet d'un coup de matraque et lui fait une balayette. «J'étais terrorisée, j'ai cru qu'il allait m'écraser comme un cafard. J'ai pris conscience que mon âge, ma blouse, ne me protégeaient pas. Avant, je me croyais inattaquable.»
Après ça, elle fait des attaques de panique, «comme une sensation de mort imminente». Elle suit une thérapie. Depuis, elle a essayé de retourner dans les cortèges, en gardant ses distances. Mais lors d'un défilé contre la loi «sécurité globale», elle perd le contrôle. «J'ai vu les BRAV-M (les unités de police motorisées), je me suis avancée vers eux et je me suis mise à leur crier: “Je suis médecin! Mon métier, c'est de soigner des vies, et vous?” Je ne me reconnaissais plus. En fait, j'ai compris que cette colère était l'autre versant de la peur.»
Elle sait qu'elle n'ira plus en manifestation avant longtemps. La situation l'attriste, «c'est comme si on m'avait volé quelque chose. Manifester, c'est partager un moment joyeux, de la bienveillance dans un but commun et on me l'enlève.»
*Le prénom a été changé.