Ce lundi 7 décembre, on apprenait qu'Universal venait de signer un contrat historique avec Bob Dylan, pour l'achat de l'ensemble de son catalogue de quelque 600 chansons. En contrepartie des droits sur six décennies de compositions, l'éditeur aurait mis sur la table plusieurs centaines de millions de dollars. On estime que l'artiste de 79 ans, qui a déjà vendu plus de 120 millions de disques au cours de sa longue carrière, pourrait recevoir entre 200 et 450 millions de dollars dans cette transaction.
Comme l'a analysé le reporter Mark Savage pour la BBC, «pour les fans de Dylan, ça ne change rien. Sa musique reste disponible sur les sites de streaming et dans des coffrets de disques comme avant. Mais en coulisses, l'argent se déplace dans une autre direction. Désormais, Universal Music recevra tous les futurs revenus du vaste catalogue de chansons de Dylan. Chaque fois que “Just Like a Woman” ou “Make You Feel My Love” passeront à la radio, seront louées pour un film ou reprises par un autre artiste, l'entreprise recevra une redevance. Elle décidera aussi quels films ou publicités à la télé pourront utiliser les chansons de Dylan à l'avenir.»
Si la valeur de ce catalogue avait explosé, on a passé un nouveau cran avec le prix Nobel de littérature.
En soi, des artistes en fin de carrière ou confirmés qui viennent chercher un gros chèque en vendant les droits sur leurs chansons à des majors, ça n'a rien de nouveau.
Pour rappel, en 1985, Michael Jackson avait racheté pour 47,5 millions de dollars ATV Music, qui possédait un catalogue de 4.000 morceaux, dont les droits de centaines de titres de Lennon et McCartney, ou encore de Bruce Springsteen, Elvis Presley et les Rolling Stones. Quelques années après, Sony lui a racheté la moitié, avant de payer 750 millions pour récupérer le reste à la mort du chanteur.
Alors pourquoi le marché est-il particulièrement intéressant aujourd'hui pour les artistes et les acheteurs? Déjà, parce que le streaming a largement relancé le marché de la musique (son volume financier, évidemment pas son équilibre), et que ce modèle montre l'attachement du public aux saveurs d'hier.
Nostalgie streamée
Début septembre, Rolling Stone faisait le constat suivant: si une entreprise comme BMG a vu mi-2020 ses revenus pour le streaming croître de 26% en un an (loin devant d'autres majors comme Universal, Sony ou Warner), c'est notamment parce que l'argent gagné sur les écoutes de son catalogue (des morceaux sortis au moins trois ans avant) a augmenté de 49%. «Donc le streaming de “nouvelle musique” est en hausse... mais la diffusion de “vieille musique” monte sensiblement plus vite», souligne le magazine.
Et avec la pandémie, obtenir les droits sur des succès passés s'est avéré une solution stable et rentable: le public ne peut pas aller voir de concerts mais il continue à écouter toujours plus de musique, et pas forcément les nouveautés. On peut se dire que la nostalgie est devenue une échappatoire pour les auditeurs de tous âges en cette période confuse et violente, ou simplement que près d'un siècle de musique enregistrée, connue et célébrée, nous est facilement accessible.
«Le streaming a aidé à élever tout le marché de la musique qui a attiré de nouveaux investisseurs.»
À cela, il faut ajouter les potentiels revenus liés aux usages sur les réseaux sociaux, les droits d'utilisation sur Instagram/Facebook, sur des plateformes comme Twitch ou TikTok, ou encore les contenus auto-générés sur YouTube.
«Le streaming a aidé à élever tout le marché de la musique –les éditeurs aux États-Unis ont collecté 3,7 milliards de dollars en 2019, d'après la National Music Publishers' Association– qui a attiré de nouveaux investisseurs alléchés par les revenus constants et croissants générés par les droits musicaux», explique le New York Times.
Nouveaux payeurs
Ce qui est plus inattendu, c'est de voir des groupes privés apparaître de nulle part et investir des sommes de plus en plus importantes: Hipgnosis Songs Fund, société créée en 2018 par Merck Mercuriadis et le bassiste Nile Rogers, a déjà levé plus d'un milliard de dollars pour acquérir des catalogues à la pelle. L'entreprise londonienne cotée en bourse possède des dizaines de milliers de chansons, qu'importe le style ou l'époque du moment qu'il y ait des tubes, autant les œuvres d'artistes des années 1970 comme 10cc que les droits sur «Despacito» ou «Uptown Funk».
En novembre, Hipgnosis a racheté quarante-deux catalogues à un groupe indépendant, Kobalt Music Group, obtenant un stock de 33.000 chansons de 1.500 compositeurs et compositrices. Et début décembre, Stevie Nicks a vendu une part majoritaire dans son catalogue pour environ 80 millions de dollars. On a d'ailleurs appris, après la vente des œuvres de Bob Dylan, qu'il avait reçu une offre à hauteur de 400 millions de dollars de la part d'Hipgnosis.
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Mercuriadis a choisi de payer une somme conséquente en contrepartie de droits à perpétuité, en misant sur l'idée qu'un tube d'il y a quarante ans qui est toujours connu et diffusé restera un tube dans les décennies à venir. «Pour les artistes, l'attrait n'est pas que financier, mais réside dans le fait qu'Hipgnosis agit comme une “entreprise de gestion de chansons” plutôt que de simplement exploiter un tube pour en tirer de la nouvelle musique», résumait la BBC dans un portrait de l'investisseur.
Le but n'est pas purement d'acquérir des droits d'exploitation, mais de traiter chaque chanson comme une mini-marque. Une approche qu'on retrouve chez d'autres acheteurs comme Concord ou encore Primal Wave, qui a acquis début décembre une part majoritaire dans le catalogue de Stevie Nicks (Fleetwood Mac) pour 80 millions de dollars. «Avec ces légendes de la musique, il y a des rentrées d'argent historiquement prévisibles, mais la plupart des artistes ont été sous-exploités et sous-vendus», a exposé son dirigeant, Larry Mestel, au média Synchtank.
Valeur infinie?
Ces nouveaux investisseurs n'ont pas pour but de pousser les plateformes comme Spotify ou Apple à mieux rémunérer les compositeurs, mais bien de concurrencer les piliers ultra-dominants de l'industrie.
D'ailleurs, Wall Street s'intéresse de près au marché des droits musicaux, et d'après Rolling Stone, certains vétérans de l'industrie estiment que «cela pourrait changer la structure historique des plus grosses entreprises de musique. La théorie est la suivante: avec un catalogue clairement plus valable que le “nouveau” répertoire, il sera peut-être bientôt temps d'écarter leurs droits sur ce catalogue vers des structures gérées séparément.»
Le modèle pour ces majors a été pendant des décennies de dépenser de l'argent pour découvrir des talents qui pourraient devenir la poule aux œufs d'or. Si le succès n'est pas aussi fort que prévu, elles auront tout intérêt à se concentrer sur le catalogue qui a fait ses preuves.
Le passé doit nous inspirer, pas devenir un absolu intouchable.
À l'heure où la production et la diffusion de nouvelle musique se font à un rythme effréné, les stars actuelles auront-elles le temps d'être assez rentables pour rentrer dans cette catégorie?
D'autre part, on peut questionner l'engouement presque innocent d'investisseurs qui estiment que ce qui a cartonné il y a vingt, trente, quarante ou cinquante ans est voué à plaire à jamais, à toujours convenir aux goûts du public.
L'inévitable concentration des moyens financiers autour d'une recette au succès a priori garanti ne va que booster la spéculation. Et l'industrie, dépassée par des acteurs extérieurs, aura de moins en moins envie de prendre des risques. C'est peut-être une vision fataliste, et on peut penser qu'après tout, les artistes ont là une opportunité de récupérer une part conséquente de ce que l'industrie a gagné grâce à leur travail.
Mais l'on peut craindre que s'agrandisse le fossé entre la musique d'autrefois, qu'on vendra et verra comme forcément authentique, libre, expérimentale ou encore sincère, et les œuvres d'aujourd'hui et de demain, qui auront de plus en plus vocation à être pratiques, carrées, rentables. Le passé doit nous inspirer, pas devenir un absolu intouchable.