En 2019, la France a enregistré 232.200 interruptions volontaires de grossesse, soit le nombre le plus élevé depuis les années 1990. Et parmi ces 232.200 IVG, il y a presque autant de femmes et d'hommes concernés par l'avortement. Pourtant, la circulation de la parole de ces derniers reste très marginale. Pourquoi ce silence? Comment s'intéresser au point de vue de l'homme sans remettre en question le droit de la femme, son intimité et son vécu?
Donner la parole aux hommes, c'est leur permettre de s'investir davantage auprès de leur partenaire dans la pratique de l'IVG ou de la contraception. Aujourd'hui, ces questions demeurent encore et toujours une affaire de femmes. Un sujet délicat pour les hommes qui oscillent entre volonté de respecter l'intimité de la femme, sans s'imposer, et désir de s'impliquer davantage aux côtés de leur partenaire.
Cette invisibilisation de la figure masculine face à l'IVG peut s'expliquer en partie par les avancées sociales majeures de ces cinquante dernières années. D'abord, en 1967, avec la loi de Neuwirth qui autorise la contraception. Puis, en 1975, avec la loi Veil qui dépénalise l'avortement. Elles sont le résultat de longues luttes féministes, démarrées au milieu du XXe siècle, permettant aux femmes de disposer librement de leur corps.
Aux yeux de la loi, la femme devient responsable de sa fécondité et, in fine, supporte la contraception et les risques associés. Ce pouvoir gagné après tant d'années de combat contribue-t-il au désengagement des hommes face à la procréation?
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«C'est difficile de se positionner»
Beaucoup d'hommes sont, malgré eux, dépendants de certaines représentations de la masculinité qui les dissuadent de montrer leurs émotions, y compris face à des événements aussi douloureux que l'avortement.
La rareté des écrits sur l'expérience masculine témoigne d'un «silence social sur les événements de vie intime des hommes», explique la sociologue Geneviève Cresson dans son étude intitulée Les hommes et l'IVG–Expérience et confidence (2006). Cette dernière a d'ailleurs rencontré des difficultés à «recruter» des hommes pour en parler, ce qui est révélateur de la complexité d'un tel sujet.
«Je n'en ai pas parlé autour de moi. J'aurais eu l'impression de casser une intimité.»
Selon l'Enquête sur le rapport des hommes à l'IVG (2011), réalisée par l'ANCIC (Association nationale des centres d'IVG et de contraception), sur un échantillon de cent quarante-neuf hommes, la moitié d'entre eux n'a pas souhaité en parler à des personnes de leur entourage.
C'est aussi le cas d'Alexandre, 32 ans, en couple avec Charlie depuis deux ans et demi: «Je n'en ai pas parlé autour de moi. J'aurais eu l'impression de casser une intimité. En tant qu'homme, c'est quelque chose que l'on ne comprend pas, que l'on ne connaît pas. C'est difficile de se positionner», confie-t-il.
Un silence accompagné d'un sentiment d'intrusion. «Je ne voulais pas que mon souhait ait une quelconque influence sur sa décision ou tout simplement lui mettre le doute», témoigne Gabriel, 28 ans, en relation libre avec sa partenaire. La sociologue Geneviève Cresson évoque une «disqualification sociale des décisions ou souhaits des hommes», soit une forme de discrédit.
«J'ai ressenti une forme d'anxiété mêlée à de l'impuissance. Je me sentais coupable.»
Pour les hommes qui se confient, les émotions ressenties sont majoritairement de l'impuissance, de la frustration et un sentiment de culpabilité. «J'ai eu un devoir d'information. Après, dans l'acte en lui-même, c'est compliqué pour l'homme de faire plus. Elle a choisi de traiter ça rapidement, toute seule, explique Alexandre. En tant qu'homme, tu ne connais pas cette douleur. Tu ne sais pas ce que ça fait. Tu ne sais pas comment la soulager. Tu ne sais pas quoi faire. C'était frustrant», poursuit-il.
Idem pour Gabriel, qui a essayé d'être présent le plus possible: «J'ai ressenti une forme d'anxiété mêlée à de l'impuissance. Je me sentais coupable. Je trouvais ça injuste et je m'en voulais de ne pas souffrir autant qu'elle. J'essayais d'être aux “petits soins” avec elle, comme pour me faire pardonner».
«L'homme est isolé du processus», témoigne Alexandre. | Elizabeth Tsung via Unsplash
Isolement dans le parcours de soins
Une place difficile à trouver, y compris au sein des structures de santé. Selon l'étude de l'ANCIC, lorsque l'homme a accompagné sa partenaire (20% des cas), 37% d'entre eux ont estimé que l'accompagnement n'était pas ou peu satisfaisant en centres IVG (30% à l'hôpital). Des chiffres qui attestent de l'isolement ressenti par certains face à l'avortement.
Parfois, l'homme peut même être perçu comme une «menace» par le personnel soignant. «Les institutions de prise en charge médicale leur laissent une place secondaire, elles les considèrent au pire comme une gêne, au mieux comme une aide ponctuelle dans leur propre activité, détaille Geneviève Cresson. Contrairement à ce qui se passe pour la grossesse ou l'accouchement, les hommes ne sont pas invités à y participer, et en même temps ils subissent souvent le reproche de laisser la femme se débrouiller toute seule. C'est une affaire de femmes», ajoute-t-elle.
Un constat partagé par Alexandre: dans le cas d'une situation d'IVG vécue volontairement à deux, «le couple n'est jamais invité pour en discuter. L'homme est isolé du processus.»
«Il y a 232.000 femmes qui avortent par an, ce sont 232.000 femmes et hommes.»
Un isolement auquel il est difficile de remédier, selon Laurence Danjou, coprésidente de l'ANCIC et médecin-gynécologue: «Il y a le côté protecteur à l'égard de la femme sachant qu'un certain nombre de demandes d'IVG se font dans un contexte de violences conjugales, ou de mésentente grave, ou de pressions subies par la femme. Ça ne facilite pas l'implication de l'homme quand on sait que ça existe.»
Un tabou social
Si les hommes ne s'expriment pas sur le sujet, les femmes ont, elles aussi, des difficultés à en parler. «Ça ne fait pas longtemps que les femmes parlent publiquement de l'avortement, souligne Laurence Danjou. Il y a un mouvement récent de l'ouverture de la parole à ce sujet mais ça reste quand même vécu comme un échec, une honte. L'avortement, ce n'est pas bien vécu par la société. C'est toujours présenté comme le reflet d'un dysfonctionnement, d'un échec de contraception.»
Elle ajoute: «Il faut changer le discours et les mentalités. Il y a 232.000 femmes qui avortent par an, ce sont 232.000 femmes et hommes. Évidemment, chacun a une place différente. L'homme ne va pas vivre la situation de la même manière. Il n'a pas le pouvoir décisionnaire et on ne souhaite pas le lui donner. En revanche, il est concerné par cette situation. Une situation de grossesse, c'est un choix à faire.»
Dans ces conditions, comment repenser le rapport de l'homme et son implication face à la procréation? La contraception masculine pourrait être une piste. À l'exception du préservatif, de la méthode du retrait (très peu fiable) et de la vasectomie, elle est très peu utilisée en France et les moyens à disposition sont encore méconnus. Pourtant, il en existe: le slip chauffant permet de diminuer le taux de spermatozoïdes mobiles dans le sperme et l'injection hormonale d'en bloquer la production. Quant à la pilule contraceptive masculine, elle connaît des avancées sérieuses mais les obstacles à sa commercialisation sont encore nombreux.