C'est une conversation banale entre une mère et son fils par temps de Covid-19. «J'ai installé l'application StopCovid sur mon téléphone», lance Paul* à sa mère. «Mais pourquoi t'as fait ça, tu vas être surveillé par le gouvernement!», lui répond-elle sèchement.
En réalité, Paul s'attendait à ce genre de réponse. «À chaque fois que je vais la voir, j'ai droit à un débat comme ça, déplore-t-il. Sur le nouvel ordre mondial, sur Trump, sur des choses qu'il faut révéler au monde entier.» Depuis le début de la pandémie, ses discussions avec sa mère sont toutes de cet ordre-là. «Elle est irrécupérable», se résigne le trentenaire.
Paul a vu lentement sa mère basculer dans le complotisme, sans vraiment imaginer qu'elle en arriverait là aujourd'hui. À la base, il la décrit comme quelqu'un de gauche «voire d'extrême gauche», portée sur la nature, l'écologie, le tai-chi et la médecine alternative. Petit à petit, il l'a vue développer une haine contre Emmanuel Macron, se rapprocher des idées de l'UPR de François Asselineau, puis de Florian Philippot. Le Covid est venu terminer sa formation au complotisme, à grands coups de conspiration mondiale, de 5G et d'hydroxychloroquine.
«Elle m'a rapidement dit que le Covid n'était pas si grave, que les chiffres étaient gonflés artificiellement.»
Alors forcément, une distance s'est creusée entre Paul et sa mère, leurs relations se sont étiolées, les conversations se sont crispées. «J'ai quitté Facebook à cause de ça, j'en avais marre de voir ses publications, j'étais fatigué d'essayer de répondre en commentaire que c'était faux», dit-il.
«Il y a une tension»
Étienne* est dans la même situation. Proche de sa mère, l'homme de 31 ans la voit cependant assez peu à cause de son travail, très prenant, et du confinement. Alors à la fin de l'été 2020, il ne s'attendait pas à la retrouver dans cet état. «Au début on parlait de la pandémie, du confinement. Elle m'a rapidement dit que le Covid n'était pas si grave, que les chiffres étaient gonflés artificiellement, que c'était juste une grippe», témoigne-t-il.
Et puis les choses se sont enchaînées très vite. À chaque nouvelle discussion, Étienne s'aperçoit que sa mère s'enfonce dans des théories toujours plus extrêmes. «À la fin de l'été, je lui ai demandé en blaguant si elle pensait qu'il y avait une secte sataniste qui buvait le sang des enfants, en référence à QAnon. Elle a eu un sourire en coin et m'a lancé: “Oui, tu n'y crois pas toi?”. À partir de là, ça a commencé à me déranger», poursuit-il.
«Elle me dit que je ne l'écoute pas, que je ne m'intéresse pas à ce qu'elle pense.»
Étienne a commencé à sentir la distance se creuser. Sa mère lui envoie des vidéos presque tous les jours sur la vaccination, la médecine naturelle, ou sur un coup d'État à venir en France. Lui ne répond pas, mais il sent bien qu'elle souffre de ne pas être prise au sérieux. Cette situation génère des tensions entre eux.
«Elle me dit que je ne l'écoute pas, que je ne m'intéresse pas à ce qu'elle pense, sur un ton un peu agressif. Je sens bien qu'il y a une tension.»
Manifestation de membres de QAnon à Beverly Hills le 31 octobre 2020. | David McNew / AFP
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Tous les chemins mènent au complot
On est tous confrontés au complotisme, en se perdant sur les fils infinis de nos réseaux sociaux, au détour d'une recommandation YouTube ou dans ces reportages télé caricaturaux sur les anti-masques.
Vu de loin, cela paraît plus amusant qu'inquiétant. On sait bien que le complotisme touche de plus en plus de monde, mais on se dit que nos parents, notre famille, non, ils ne peuvent pas croire à ça. Alors quand on découvre que notre mère passe quatre heures par jour sur Facebook à discuter du prochain coup d'État avec des inconnus, on tombe des nues.
"Rituel pédo-satanique", "acte de soumission", "juste pour embrouiller les Français"...: Qui sont les anti-masques? pic.twitter.com/PYoHy8Efku
— BFMTV (@BFMTV) September 8, 2020
Si Paul et Étienne ont été pris au dépourvu face aux changements radicaux de leur mère, c'est qu'ils ne s'imaginaient pas voir des personnes qu'ils pensaient si bien connaître, a priori aux antipodes du complotisme, s'engouffrer avec autant de vigueur et de convictions dans des idées aussi extrêmes.
«Ça m'a fait prendre conscience que c'est facile de se moquer des complotistes et de tous les mettre dans un même panier, comme une espèce de grosse masse homogène pas éduquée, déclassée par la société, analyse Étienne. Ma mère a un bon salaire, un bon emploi, elle est vue comme progressiste par ses proches, c'est quelqu'un de conscient sur l'environnement et sur la société. Si je n'avais pas pris connaissance de cette réalité, j'imaginerais encore que les complotistes font partie d'un groupe qui ne correspond pas à ce qu'est ma mère.»
Les mères de Paul et Étienne ont en commun de partager un goût prononcé pour la médecine alternative, les plantes ou la spiritualité. «Le complotisme surfe sur le paranormal, l'ésotérisme, la médecine complémentaire. Les vecteurs du complotisme ne sont pas toujours des sites explicitement complotistes, dans le sens géopolitique, mais ça passe aussi par des sites de santé, des sites sur l'environnement qui se veulent écolos», explique Sebastian Dieguez, chercheur en neurosciences suisse et spécialiste du complotisme.
«Le complotisme rend anxieux et prédispose à une vie un peu négative, sombre, pas sereine.»
Si certaines vérités défendues par les complotistes paraissent parfois totalement irréelles, il faut comprendre que ce n'est pas tant cette réalité alternative qui compte pour eux que le fait de tenir un contre-discours et la posture qu'il implique. C'est ce qui explique pourquoi le complotisme est si attractif, peu importe le statut social de la personne.
Le réconfort trouvé dans les explications simples aux phénomènes complexes vient combler un manque de sens, «pour reprendre la main sur notre vie, voir se distinguer de la masse», précise le chercheur. Il n'est donc pas étonnant de voir s'engouffrer dans le complotisme des personnes qui cherchaient déjà des réponses dans la médecine alternative, l'écologie ou la spiritualité, aux antipodes idéologiques du complotisme associé à l'extrême droite, proche de Trump et de QAnon.
Pourtant, vivre avec l'idée d'un complot permanent ne rend pas la vie plus simple, bien au contraire. «C'est quelque chose de malsain pour la santé mentale, ça rend anxieux et prédispose à une vie un peu négative, sombre, pas sereine. Le complotisme est une mauvaise formule si on cherche des réponses pour expliquer tout ce qui ne va pas sur Terre», décrypte Sebastian Dieguez.
Discuter avec la personne peut lui faire l'effet d'un électrochoc. | Francisco Moreno via Unsplash
«Il n'y a pas de formule magique»
«Il y a des gens qui doivent suivre leur propre chemin, ce sont eux qui vont découvrir ce qui leur convient ou pas là-dedans. Le message que j'essaie de faire passer, en tant que citoyen ordinaire, c'est qu'on est moralement appelé à faire de notre mieux avec les gens qui nous sont chers. Raisonner, discuter, plaisanter ou couper les ponts, si ça peut lancer un électrochoc. Il n'y a pas de formule magique. À partir d'un certain degré, si une personne est inaccessible, c'est un peu de sa faute, le complotisme, c'est souvent le problème du complotiste», résume Sebastian Dieguez.
L'Union nationale des associations de défense des familles et de l'individu victimes de sectes (UNADFI) reçoit de plus en plus d'appels de proches de complotiste, paniqués de voir un enfant, un frère ou une mère changer radicalement d'attitude. «On travaille sur le sujet depuis cinq ans, et on sent des liens avec les mouvements sectaires, notamment le processus d'adhésion aux croyances, c'est évident. Il y a aussi des similitudes sur les conséquences dans les familles, l'isolement et la perte de liens», décrit Pascale Duval, responsable de la communication de l'association.
Pourtant, l'association n'a pas non plus de réponse magique à apporter aux proches de complotistes. «S'il y a des répercussions sur les enfants par exemple, là ça peut devenir problématique et il faut faire quelque chose. Mais si c'est un adulte consentant, qui devient complotiste dans son coin, il a le droit de croire ce qu'il veut», poursuit-elle.
«J'aimerais plus décrypter et comprendre ses motivations, ce qui se cache derrière cet intérêt soudain.»
«Ce problème est insoluble, abonde Sebastian Dieguez, il faut espérer qu'il se dégonfle de lui-même avec le temps, avec des changements sociétaux profonds, les inégalités, l'emploi et le contrôle que les gens ont sur leur vie. Ça peut contribuer à réduire la défiance, l'amertume ou l'aigreur qui sont la base du complotisme.»
Étienne et Paul ont peu d'espoir de voir leur mère changer d'avis du jour au lendemain. Paul a déjà lâché l'affaire, il souhaite continuer à la voir, ne serait-ce que pour que ses enfants voient leur grand-mère, mais sans parler de ces sujets-là.
Étienne, lui, souhaite essayer d'autres approches, en étant moins dans le conflit. «J'aimerais rester attentif, l'écouter davantage, plus décrypter et comprendre ses motivations, ce qui se cache derrière cet intérêt soudain», désire-t-il, en admettant être démuni face à une situation qui semble lui échapper lorsqu'il n'est pas en contact régulier avec sa mère.
*Les prénoms ont été changés