En cette dernière newsletter de 2020, on va s'épargner l'exercice périlleux du bilan, n'est-ce pas? Mais enfin… quand on voit la tronche de 2020, on se demande vraiment ce que va nous réserver 2021. Le fait que mon fraisier sur ma terrasse soit en fleurs mi-décembre donne peut-être déjà un indice.
Ce sur quoi je souhaiterais m'appesantir, c'est la liste des gens célèbres décédés. Cette année, elle était un peu différente pour moi. Il n'y a pas eu une mort traumatique qui écrasait tous les autres, mais chacune représentait un moment, un morceau de paysage familier. Jacques Dessange (la pub avec la jolie blonde qui ouvrait une porte), Kirk Douglas (ma mère s'installant dans le canapé pour ses films), Claire Bretécher (qui a tellement inventé de femmes), Mary Higgins Clark (les lectures d'été quand on s'ennuie dans une maison de location), Uderzo (les étagères de tout le monde), Sepúlveda (que je venais de lire à mes enfants), Christophe (les frissons), Bedos (une figure qui a accompagné toute mon enfance et mon adolescence et même l'âge adulte, ah... son procès avec Nadine Morano...), Dabadie (la France des années 1970), Piccoli (son visage tellement partout quand j'étais petite que je le confondais avec le boulanger chez qui on achetait mes pains au chocolat), Ennio Morricone (les engueulades avec les amis qui l'idolâtraient), Gisèle Halimi (mon amour infini, mon respect éternel, un exemple d'engagement), Annie Cordy (la télé un peu jaune, les adultes qui me mettaient mal à l'aise), Olivia de Havilland (un nombre incalculable de «mais qu'elle est chiante!» en regardant Autant en emporte le vent), Juliette Gréco (dont ma mère me chantait les chansons et dont j'avais dévoré l'autobiographie, Jujube, quand j'avais 15 ans, lisez-la), Alain Rey (parce que la langue française n'est pas qu'une affaire de vieux réacs), Sean Connery (le père d'Indiana Jones), Maradona (les blagues sur la drogue des «Guignols de l'info»), Anne Sylvestre (la seule), John le Carré (la valeur sûre quand on ne savait plus quoi lire).
C'est le cycle normal, n'est-ce pas. Beaucoup de ces personnes avaient atteint la moyenne de l'espérance de vie que les chiffres leur prêtaient. Olivia de Havilland et Kirk Douglas l'avaient même explosée. Non, ce qui a vraiment changé cette année, c'est que j'ai vieilli. Et il est normal que, moi vieillissant, le nombre de décès de gens célèbres qui me touchent soit exponentiel. Quand j'avais 20 ans, la plupart ne m'évoquait pas grand-chose. À 40, c'est différent.
Et puis, la liste aurait dû s'arrêter là, elle était déjà bien fournie.
J'étais prête à boucler 2020 et, allez savoir pourquoi, un nouveau décès s'est ajouté qui m'a profondément troublée. Caroline Cellier.
Caroline Cellier. | Capture d'écran via Canal+
Indépendance
Présente depuis toujours (c'est-à-dire depuis ma naissance) dans le paysage médiatique. J'aimais beaucoup Caroline Cellier pour une raison simple: elle ne se forçait pas à sourire. J'étais fascinée par sa manière de ne pas jouer le jeu social du sourire, comme si elle n'avait pas besoin qu'on lui donne l'autorisation d'être là, comme si elle décidait seule de sa vie et que ça ne regardait personne.
Ce qui donnait ce genre d'actrices qui n'a pas l'air d'être en train de jouer. Elle vivait simplement devant la caméra avec un regard qui pouvait vous pétrifier. Dans les modèles féminins proposés aux filles de mon époque, Caroline Cellier c'était la classe, le mystère, et l'absence de sourire. Enfin si, souvent il y avait un petit sourire en coin, complètement craquant, mais sur certaines photos, elle est limite en train de faire la gueule. Pas là pour séduire tout le monde en surjouant la meuf hyper heureuse et admirative de tout.
Recherche Google. | Capture d'écran via Google
Caroline Cellier, elle ressemblait aux mères de mes amies, des bourgeoises un peu pressées et légèrement agacées. J'avais l'impression qu'on aurait pu la croiser à une réunion de la FCPE où elle aurait fait la gueule parce que ça la saoulait cette discussion sur les sorties en car. C'était l'inverse de la femme-enfant. Une femme qui n'existait pas que pour les autres, une femme qui pouvait perdre patience et vous bousculer, une femme qui m'aurait dit de sa voix de fumeuse «Ça va, c'est pas grave de grandir, de vieillir, de devenir une femme». (Je sais pas pourquoi je l'imagine même ajouter «C'est juste les mecs qui sont cons parfois».)
Elle était rassurante. Elle permettait de se projeter dans l'avenir.
Et puis, voilà, elle est morte. En 2020, comme tellement d'autres qui avaient peuplé mon enfance. Ces visages qui faisaient la France des années 1980, la France des costards pour femmes, des canapés en velours marron, des clopes parce que tout le monde fumait, il y avait les clopes des femmes, les clopes des hommes, les clopes des prolos, les clopes des riches, les clopes de Caroline Cellier. La France des photomatons trop petits.
L'autrice dans les années 1980. | DR
Yule, pour aucune déception
Si, avec le Covid-19, les images de janvier 2020 nous donnent l'impression de dater d'il y a cinq ans, autant vous dire que le temps de mon enfance paraît tellement lointain, tellement sans aucun rapport d'aucune sorte avec le présent que j'ai l'impression parfois qu'il n'a pas réellement existé.
Ce n'est pas simplement que le temps perdu ne se rattrape pas, comme toutes les générations en font l'expérience. C'est que, profondément, tout a tellement changé depuis que j'ai beaucoup de difficultés à renouer le fil de cette temporalité, à me persuader qu'il s'agit bien de la même dimension.
C'est sans doute aussi pour cela que je mets un point d'honneur à fêter Yule. (Vous avez vraiment cru que cette année je n'allais pas parler de Yule? Pour les nouveaux, je fête chaque année le solstice d'hiver, Yule pour les païens et je tente de convaincre le monde de m'imiter.) Se raccrocher à des choses aussi basiques que ramasser des feuilles mortes, assembler des bâtons de bois, allumer des bougies pour la nuit la plus longue de l'année c'est le moyen le plus efficace que j'ai trouvé de m'inscrire dans une temporalité qui dépasse la temporalité des simples évènements ou des modes.
La temporalité du système solaire est ce qui me réconforte le plus au monde, ex aequo avec un câlin de mes enfants.
Joyeux Yule, au moins lui, contrairement à 2021, il ne vous décevra pas.
Caroline Cellier en 1970. | AFP
Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq.