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«Aller au stade, c'est comme aller à la guerre»: ces ultras tunisiens qui ont défié Ben Ali

Temps de lecture : 8 min

Alors que la Tunisie célèbre le dixième anniversaire de son soulèvement, des groupes de supporters de football estiment qu'il a commencé dans leurs gradins.

Des festivités organisées par les ultras de l'Espérance Sportive, à l'occasion du 101e anniversaire de leur club, le 15 janvier 2020, à Tunis. | Matthias Raynal
Des festivités organisées par les ultras de l'Espérance Sportive, à l'occasion du 101e anniversaire de leur club, le 15 janvier 2020, à Tunis. | Matthias Raynal

À presque 30 ans ou tout juste un peu plus, ils font déjà figure d'anciens chez les ultras. Emmitouflés dans leurs doudounes, cinq amis sont assis à la terrasse d'un café de Tunis, sur un bout de trottoir glacé. Quand ressurgissent les histoires d'avant, les corps engourdis s'animent. Tout a commencé à l'époque de la dictature pour leur groupe de supporters rattaché à l'équipe de foot la plus titrée du pays: L'Espérance Sportive de Tunisie (EST). Ils font partie des Zapatista Esperanza, une section ultra fondée en 2007. Ils acceptent assez facilement la présence d'un journaliste étranger, très heureux de pouvoir donner leur version de la révolution.

Ils n'ont qu'une seule exigence, que leurs noms ne soient pas cités. «Appelez-nous Mohamed», lance l'un d'entre eux. Mohamed 1*, trentenaire mélancolique haut placé chez les ultras, prend donc la parole. Bijoutier dans la médina, il est en train de préparer son mariage. Il remonte le temps, jusqu'au milieu des années 2000, quand les premières organisations d'ultras menaient l'insurrection contre l'autoritarisme. Chez les Zapatista, un match est entré dans la légende.

La rencontre opposant l'Espérance Sportive de Tunis au Club sportif de Hammam Lif a eu lieu quelques mois seulement avant le déclenchement du Printemps arabe. «Le 8 avril 2010, c'était un ras-le-bol, on n'en pouvait plus. C'était devenu très difficile d'assister à un match, il y avait trop de répression à l'époque de Ben Ali, explique Mohamed 1, les yeux tristes, sous sa casquette sang et or aux couleurs de l'EST. Notre équipe perdait, les supporters ont commencé à s'énerver. Les policiers ont voulu intervenir pour calmer les choses. Ils ont coupé l'électricité dans le stade et c'est devenu très tendu entre supporters et forces de l'ordre. Les policiers sont montés dans les tribunes. Il y a eu deux morts de leur côté. C'était l'étincelle, les gens ne voulaient plus se taire, la population était réprimée, il n'y avait aucune liberté d'expression, même une réunion était interdite.»

Vidéo des incidents du 8 avril 2010, lors du match Espérance Sportive de Tunis-Club sportif de Hammam Lif.

Pour Mourad Zeghidi, journaliste sportif tunisien passé par Canal+, il y a une part de «mythe» dans cet événement que certains «romancent un peu». Selon lui, «le pouvoir a poussé pendant de très longues années à créer une sorte de cristallisation autour du foot», en renforçant les rivalités entre les grandes équipes. «Elles ont occupé la scène. Il y avait une démobilisation totale des Tunisiens par rapport au fait politique. Pendant les années 2000, les Tunisiens ont eu une appartenance, celle qui les liait à leur club. Le stade était le seul endroit où on pouvait dire “à bas le président” [en s'adressant au président du club, ndlr]. C'était un défouloir. Le foot, c'était vraiment l'opium du peuple.»

Mais pour les ultras, pas question d'envisager les rassemblements sportifs comme de simples dérivatifs, ils les décrivent plutôt comme des exutoires. Bien avant la révolution, ils s'en servaient pour provoquer l'État, en pointant ses dérives: «On a beaucoup chanté, la liberté, la prison, la torture et l'injustice, relate Mohammed 1. On se posait ensemble, entre membres, et on discutait de tout ce qui nous blessait, nous faisait du mal.» Même si les paroles de certains chants pouvaient déranger les autorités, les ultras s'époumonaient au stade, sachant qu'ils risquaient de «déclencher une guerre». Pour lui, les supporters de foot étaient particulièrement visés par la répression du régime de Ben Ali.

Un mode de vie

Que les ultras aient pris leur essor sous la dictature peut sembler assez paradoxal. Plusieurs éléments étaient réunis, explique Mourad Zeghidi. Il retrace l'histoire de cette culture à part entière en Tunisie: «Il y a trois lames de fond: des équipes qui s'autonomisent financièrement et qui ont moins besoin de l'État, la création de groupes de supporters indépendants de leur club qui vont s'avérer compliqués à gérer, et enfin il y a une sorte d'internationalisation du mouvement des supporters à travers le monde que le pouvoir ne voit pas venir.» Le journaliste considère que «le régime n'était pas complètement stupide», qu'il a laissé faire pour «donner un peu d'air», en pensant qu'il pourrait garder le contrôle. Mais «l'État a fini par perdre la main».

Et pour cause, en Tunisie, la mentalité ultra impose une indépendance totale vis-à-vis du politique et incite aussi à le critiquer. Mohamed 2 est une armoire à glace, vouant une haine insondable au «système». Voici comment il parle de son engagement au sein de sa faction: «Notre amour, c'est l'Espérance.» Une passion qui n'a pas de limite. Être ultra, c'est respecter une éthique. Le mouvement, né en Italie dans les années 1960, s'est implanté récemment en Tunisie. Jeune mais déjà puissant, au point de marquer de son empreinte les villes du pays.

Un œil attentif remarquera, aux quatre coins de l'espace public, les noms des groupes peints à la bombe. Tunis est ainsi divisé en plusieurs secteurs. Les supporters s'inspirent de la culture des gangs américains. Comme eux, ils expriment des revendications territoriales, mais sans visée criminelle. Ils s'approprient les rues comme dans un Monopoly géant. Le phénomène est particulièrement visible dans les quartiers populaires, mais il existe jusque dans les banlieues chics de Tunis. Les ultras jouent à recouvrir les noms de leurs adversaires. Les rivaux sont souvent amis et voisins.

Les groupes de supporters inscrivent leur nom partout dans Tunis, pour signaler les secteurs de la ville qu'ils revendiquent. Ici, une fresque des ultras Zapatista, le 12 janvier 2020, à Tunis. | Matthias Raynal

Les véritables ennemis des ultras restent l'État et ses forces de l'ordre, selon Mohamed 2: «La plupart des agents sont des personnes instables. Ils aiment abuser de leur autorité et beaucoup d'entre eux font ce métier pour profiter des avantages que leur confère cette autorité. Rouler en voiture de service, faire des soirées en boîte avec leur carte de police... Ils sont mal encadrés.»

Le presque trentenaire habite encore chez sa mère, entre Bab Souika et El Hafsia, au nord de la médina, où beaucoup vivent au jour le jour. Mohamed 2 a arrêté le lycée avant le bac et a enchaîné ensuite dix années de chômage. Matériellement parlant, il ne manque de rien. Il a besoin d'autre chose. En dehors du foot, il n'a aucun but dans la vie, et surtout, aucune perspective d'avenir. Plusieurs fois, nous le croisons dans un état second, les yeux cernés, après avoir avalé des somnifères. Il s'est retrouvé une seule fois en prison, pendant cinquante jours, à cause de problèmes familiaux.

Mohamed 2 a une dégaine de bad boy, tatouages et cicatrices sur les bras. Celles que certains jeunes Tunisiens se font eux-mêmes pour signifier aux autres qu'ils n'ont pas peur d'avoir mal, qu'ils sont à ranger dans la catégorie des vrais mecs. C'est une manière pour ces exclus de se réapproprier une place, même perçue négativement, au sein de la société. Il émane de Mohamed 2 une marginalité que l'on retrouve chez les mouvements réunissant les plus fervents des fans de foot. Avec la chute de Ben Ali, une fois leur objectif atteint, on aurait pu imaginer que «la mentalité ultra» disparaîtrait. Il n'en fut rien.

Le combat continue

Mais, pour Mohamed 1, la révolution n'a rien changé, les supporters sont toujours autant réprimés. La rage des premiers jours est intacte. Les ultras tunisiens sont restés apolitiques, contrairement à certains de leurs cousins européens d'extrême gauche ou droite. «Ils veulent nous mêler à la politique, s'insurge Mohamed 2, en désignant ceux qui ont tenté, par le passé, de se servir d'équipes très populaires en Tunisie comme tremplins électoraux. Le foot a été contaminé par la politique, mais nous, on est loin de tout ça. Nous, on aime notre club.»

Aujourd'hui, les ultras continuent d'aller au stade pour critiquer «le système». Le mot est cité en français dans la chanson intitulée «Ya Hyetna» («Oh notre vie»), postée en décembre 2019 sur YouTube par un groupe de supporters tunisiens et qui cumule désormais plusieurs millions de vues.

Grosse caisse, chœur et guitare andalouse accompagnent un texte engagé. Ce chant de supporters fait le bilan de l'année écoulée en Tunisie et flingue les dirigeants du pays. Son auteur est issu des African Winners, la plus ancienne organisation de fans en Tunisie, créée en 1995 pour soutenir le Club Africain, l'une des grandes équipes de la capitale.

Le morceau dénonce les défaillances de l'État. Sont évoqués pêle-mêle: un accident de car dramatique qui a fait trente morts début décembre 2019 et imputé à l'état catastrophique des routes du pays, l'affaire des bébés morts dans un hôpital de Tunis d'une infection nosocomiale, et ceux qui ont disparu en Méditerranée en tentant la traversée vers l'Europe –des jeunes qui, souvent, ne se voyaient pas d'avenir en Tunisie.

Mohamed 2 pense de temps en temps à partir vivre à l'étranger. Mais, jusqu'à présent, les seules fois où il a franchi la frontière, c'était pour suivre son équipe en déplacement. Quand ça commence à chauffer, il n'hésite pas à monter en première ligne. Un jour de février, il montre, très fier, une vidéo tournée en Algérie, à l'occasion du match de l'EST contre la Jeunesse Sportive de Kabylie. Dans le bus qui transporte les supporters, il filme une bagarre entre deux groupes rivaux de l'Espérance (les querelles intestines minent les ultras).

Mohamed 2 fait défiler les photos du voyage. Sur l'une d'entre elles, il brandit un couteau: «Quand tu te prépares pour aller au stade, tu as en tête la possibilité de ne pas revenir, de finir en prison, de mourir. C'est comme aller à la guerre.» Les confrontations avec les forces de l'ordre et l'appareil judiciaire contribuent à souder le groupe. «Des fois, il y a des petits conflits entre ultras, mais c'est comme entre les frères et les membres de la même famille, l'essentiel c'est qu'on soit tous unis, car on est tous contre le même système et le même régime», soutient-il.

Le 17 décembre 2020, à Sidi Bouzid, lors du dixième anniversaire de la révolution. Les enfants montent sur la statue en hommage à Mohamed Bouazizi, un jeune vendeur ambulant qui s'était s'immolé par la feu, au cœur de la ville. Un acte désespéré qui a marqué le début du soulèvement tunisien en 2010. | Fethi Belaid / AFP

Mahfoud Amara est professeur de sciences sociales et de management du sport à l'université du Qatar. Il estime que «les supporters de foot trouvent dans le sport un fort sentiment d'appartenance, comme un substitut au récit idéologique et élitiste fondant la nation». Dans la Tunisie post-2011, les ultras sont toujours considérés comme une menace. D'un point de vue sécuritaire, officiellement. Les supporters sont, eux, persuadés que l'on cherche à les bâillonner à cause de leurs slogans contestataires.

Arguant des violences à répétition, les autorités ont pris à plusieurs reprises des mesures draconiennes depuis la révolution: interdiction des mineurs, limitation du nombre de billets vendus, rencontres jouées à huis clos. L'ambiance dans les stades en a souffert. En conséquence, le mouvement ultra tunisien n'est plus sous le feu des projecteurs. Le spectacle s'est déplacé dans les tribunes des cousins algériens et marocains, qui ont concentré, ces dernières années, toute l'attention médiatique. On aurait tort, pourtant, d'oublier les Tunisiens.

*Les prénoms ont été changés.

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