Me couchant avec les poules, je me lève aussi avec elles, la seule différence étant que je caquette rarement quand je me dirige vers la cuisine, lieu de tous les pèlerinages possibles, notamment de la cafetière qui m'attend pleine de son liquide précieux, du café donc, que j'avale à petites gorgées accompagné de deux tartines de beurre.
Oui je sais, on me l'a souvent dit, ma vie est passionnante.
Le temps de lire les journaux, d'embrasser ma chérie qui s'en va gagner le seul argent du foyer, de prendre une douche, de papoter avec le chat, il est presque 8h et la matinée s'ouvre à moi, resplendissante, porteuse de promesses qu'il me tarde de remplir: écrire un nouveau chapitre de mon roman dont j'ignore encore le sujet, rédiger une de ces chroniques qui me vaudront un jour prochain de reposer au Panthéon, réfléchir à l'état du monde qui se porte comme mon compte en banque, c'est-à-dire mal, très mal même, choisir entre les brocolis et les haricots verts, le légume qui accompagnera le saumon acheté la veille chez le poissonnier à un prix si prohibitif que j'ai songé un moment à l'empailler –le saumon, pas le poissonnier– bref, pas de temps à perdre, je m'installe à mon bureau, prêt à gravir de nouveaux sommets.
C'est à ce moment précis qu'une invincible fatigue s'abat sur moi. Comment dire? Durant les heures qui me séparent du déjeuner, mon activité cérébrale va ressembler à celle d'un escargot qui à la suite d'une mauvaise rencontre, une chaussure ou un gland tombé de l'arbre, sa carapace défoncée, se retrouverait plongé dans un coma irréversible. C'est-à-dire que malgré mes efforts répétés, mes suppliques, mes prières, je suis dans l'incapacité d'aligner deux pensées autre qu'une sorte de gémissement intérieur où je me plains de mon aphasie mentale.
Une caméra qui viendrait me surprendre à ce moment de la journée découvrirait un individu dont l'arrondi de la bouche laisse à penser qu'il vient soit de gober une mouche, soit de découvrir que sa femme le trompait avec le voisin du troisième, un état catatonique proche de l'ahurissement, sorte de paralysie mentale qui doit être celle de Philippe de Villiers quand il s'attèle à l'écriture d'un de ses triomphants essais.
Voilà des années et des années que pareille infortune m'arrive. J'ai tout essayé: le jogging matinal, la douche glacée, la paire de baffes, le café en intraveineuse, le yoga bulgare, la méditation transcendantale, la prière sur un pied, la sieste de 10h, l'écriture debout dans la baignoire, le changement de police de caractères, le déplacement du bureau, la crise de larmes, la partie de jokari avec le chat, le lavement nocturne, l'écoute de l'intégrale de Bach en accéléré, la lecture de la Bible en braille... En vain.
Parfois je me dis que je souffre d'une étrange maladie, un ralentissement voire un endormissement du cerveau qui affecterait mes neurones le temps d'une matinée avant de disparaître pour le reste de la journée. Comme si la lumière du matin m'apportait une sorte d'énergie négative, un épuisement de mes facultés créatrices lesquelles attendraient le début de l'après-midi pour s'extraire de leur torpeur.
Si bien que de mes matinées, je ne fais rien, absolument rien, si ce n'est de m'insulter, moi et toute ma lignée. C'est que si je ne souffrais pas de ce mal étrange, j'aurais déjà tant accompli dans ma vie que je pourrais prétendre aux plus grandes responsabilités, ministre ou académicien, figure de proue d'un nouveau mouvement littéraire dont je serais le centre, la tête pensante, le modèle, l'incontestable chef.
Si seulement c'était de la paresse mais non! Quoi de plus désespérant que de rester là à ne rien faire alors que chaque minute passée me rapproche un peu plus de la fin. Quel gâchis, me dis-je. Si seulement la nature avait voulu que je sois du matin, à cette heure, je serais déjà marié avec la postérité. Au lieu d'être ce parfait inconnu ignoré par tous, mon chat et ma femme les premiers.
Finalement, j'ai tranché: ce seront des brocolis pour accompagner le saumon.
Comme quoi, ma matinée n'aura pas servi à rien!
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