Les récents succès de Blackpink et BTS ont rappelé un élément essentiel à la compréhension du paysage musical: les boys et girls bands existent encore, ils font partie intégrante de la culture populaire et continuent de toucher un grand public fasciné par leurs outrances. Par le passé, il y avait, entre autres, les torses musclés des 2Be3, les tenues légères des Spice Girls ou encore les mèches blondes de *NSYNC.
Il y a désormais les costumes de BTS ou les changements de look réguliers de Blackpink: toutes ces excentricités qui rappellent que ces formations appartiennent à un univers bien précis, pas forcément légitimé ni assumé, mais très révélateur de la façon dont ces dernières se créent, se promulguent et se popularisent.
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Se plonger dans la discographie de groupes tels que BTS ou Blackpink, dont l'intelligibilité importe finalement peu mais dont la résonance compte, ce n'est donc pas se retrouver noyer sous un florilège de mélodies avant-gardistes ou de sons expérimentaux. C'est plutôt surfer sur des eaux paisibles, sans remous. Tout, chez eux, paraît en effet avoir été pensé pour conquérir les foules, tous leurs morceaux semblent voués à devenir des hits et à susciter des retombées budgétaires suffisamment importantes pour faire la joie des labels, qui luttent plus que jamais pour tirer des bénéfices d'une économie pop faite de vues YouTube et d'écoutes Spotify, plutôt que de ventes de singles.
«Le plus fou, c'est qu'un groupe comme Blackpink fonctionne tout seul, précise Guenael Geay, directeur marketing international chez Universal. Elles ont rempli Bercy en vingt-quatre heures, sans passer à la radio ou être diffusées dans les médias traditionnels, habituellement réticents à ce genre de groupes que l'on imagine fabriqués de toutes pièces, tout juste bons à satisfaire les grandes marques.»
«Toutes ces formations sont conçues pour plaire avant tout aux jeunes filles; et toutes aiment la pop bubblegum. C'est pourquoi leur existence paraît préfabriquée pour certains.»
On pourrait certes affirmer que les filles de Blackpink ont travaillé ensemble pendant quatre longues années avant de publier leur premier single, faisant preuve d'une réelle détermination, voire d'un sens du professionnalisme rare, pour se donner les moyens de leur ambition. On pourrait aussi, et ce serait tout aussi juste, avancer que les membres de Blackpink ont toutes développé des partenariats avec des marques de luxe, types Yves Saint Laurent ou Chanel –l'énième preuve que les boys bands et les girls bands incarneraient le superficiel aussi fermement que les groupes d'indie pop, de rock et de hip-hop la modernité? Oui, peut-être.
Mais ceux qui s'intéressent de près à l'histoire de la musique populaire n'impriment pas tout à fait la même légende, et rappellent ces deux faits: en janvier 1961, déjà, Les Cinq Rocks d'Eddy Mitchell deviennent Les Chaussettes noires après que leur label ait négocié un partenariat avec les chaussettes Stemm, tandis que les Sex Pistols ont été pensés par le génie de Malcolm McLaren, qui voyait en eux une façon de faire fructifier l'image sulfureuse de sa fameuse boutique londonienne (SEX), temple de la contre-culture dans les années 1970.
BTS en live en décembre 2019. | Rich Fury / Getty Images North America / Getty Images via AFP
Phénomène intemporel
Dans sa forme moderne, dont l'origine est probablement à trouver au sein de l'esthétique défendue par les New Kids On The Block (NKOTB) au mitan des années 1980, le boys ou girls band semble n'avoir finalement que peu évolué ces dernières décennies. À tel point qu'il semble aujourd'hui possible de tracer un véritable fil rouge entre les formations précurseurs et les autres, plus contemporaines. Autrice de Larger Than Life–A History Of Boy Bands from NKOTB to BTS, Maria Sherman en est persuadée: «Si vous jouez les morceaux de New Kids On The Block, des *NSYNC et de BTS l'un après l'autre, vous verrez que des obsessions communes se distinguent rapidement, notamment sur le plan musical.»
L'Américaine s'explique: «Il y a bien sûr des différences: NKOTB utilise des synthés typiques des années 1980, *NSYNC doit beaucoup aux méthodes de production venues de Suède, et notamment d'un faiseur de tubes tel que Max Martin, tandis que BTS croise les genres, entre hip-hop et R'n'B, ce qui est assez symbolique de la façon dont la musique est produite de nos jours. Malgré tout, ces différentes formations doivent systématiquement leur réussite à une certaine qualité d'écriture, ainsi qu'à un marketing expert; toutes sont conçues pour plaire avant tout aux jeunes filles; et toutes aiment la pop bubblegum. C'est pourquoi leur existence paraît préfabriquée pour certains.»
«Avec Blackpink, tout est pensé pour atteindre l'euphorie.»
YG Entertainment, la société derrière le succès de «Gangnam Style» de PSY, ne s'en est jamais cachée: oui, Blackpink a été pensé dans l'idée de faire de Jennie, Lisa, Jisoo et Rosé des icônes générationnelles, au même titre que les Spice Girls ou les Destiny's Child par le passé; oui, le groupe est né de la même manière que les autres formations K-pop, après des années d'entraînement et de répétitions lui permettant d'exceller aussi bien dans la danse que dans le chant et le rap; oui, l'idée a rapidement été de toucher le public occidental, d'où la performance à Coachella en 2019, mais aussi les collaborations avec Lady Gaga, Dua Lipa ou Selena Gomez.
Pour autant, Blackpink n'est ni une pâle copie des Pussycat Dolls, ni une version féminine de BTS. «Chaque girls band ou boys band est différent», affirme Maria Sherman, en écho à cette déclaration de l'agence de divertissement sud-coréenne qui, en 2016, disait: «La force des filles, au sein de Blackpink, c'est qu'elles ne sont pas ce qu'elles semblent être.»
Traduction: Blackpink n'est pas uniquement la cerise ajoutée sur un gâteau qui aurait systématiquement le même goût. Celui très coloré, séduisant mais finalement fade, que se partageraient ces groupes pour teenagers, de Take That à One Direction. De la même manière que BTS qui, en plus de remplir le Stade de France, prend position en faveur du mouvement Black Lives Matter, Blackpink est également attiré par les opposés.
D'un côté, c'est un groupe qui bat les records (comme celui du clip le plus visionné sur YouTube en moins de vingt-quatre heures, «How You Like That» cumulant 82,4 millions de vues à sa sortie en juin dernier); de l'autre, un collectif qui aime se jouer des codes inhérents à la K-pop, qui n'hésite pas à transgresser les règles («Blackpink is the revolution», chantent-elles) et qui, à en croire Guenael Geay, semble parfaitement en phase avec son époque: «Par le passé, j'ai pu bosser avec Tokio Hotel et le travail à réaliser était différent, dans le sens où c'était le début de Facebook. Là, avant même de sortir un premier single, les membres de Blackpink étaient déjà des stars, suivies par une communauté de fans très larges et très présentes sur les réseaux», dit-il en référence à celles et ceux qui vont jusqu'à créer leurs propres hashtags dans l'idée de promouvoir leurs groupes préférés.
«Les boys bands n'ont pas une durée de vie très longue. Cinq ans maximum, si l'on se fie à l'histoire.»
Guenael Geay poursuit: «Toute la difficulté est donc de réaliser un travail en Europe, où elles sont quasi-inconnues des plus vieilles générations. Mais aussi de faire comprendre aux médias que leur musique est avant tout de la pop. C'est d'ailleurs leur force: occuper un terrain qui n'existe plus vraiment, à savoir celui d'une pop colorée, dansante, fun et idéale pour s'aérer l'esprit. Là où beaucoup de pop stars actuelles sont soit trop engagées, trop influencées par les rythmes latinos ou encore trop R'n'B. Avec Blackpink, tout est pensé pour atteindre l'euphorie.»
«Ils rendent les gens heureux, c'est suffisant»
Pour peu que l'on prenne la discographie de ces formations au sérieux, l'ambition de créer des tubes universels apparaît comme une évidence. De quoi s'inscrire dans la durée? Si des contre-exemples existent (Beyoncé, Justin Timberlake), rares sont en effet les groupes à avoir survécu à leur heure de gloire et à des premiers singles qui, bien souvent, s'entendent simplement comme des airs appartenant à leur époque, qui passent mais ne transforment rien.
«Les boys bands n'ont pas une durée de vie très longue. Cinq ans maximum, si l'on se fie à l'histoire, confirme Maria Sherman. Ce qui signifie que leurs membres ont beaucoup de temps pour savoir qui ils sont en dehors du groupe, et s'ils souhaitent par la suite se réunir à nouveau ou enregistrer des chansons selon leurs propres conditions, sans la pression des majors.»
BTS aux MTV Video Music Awards 2020. | AFP Photo / MTV
S'ils veulent garder un intérêt, les boys bands et girls bands doivent donc tout faire pour que leur originalité apparaisse plus grande que leur artificialité. Une réalité que Guenael Geay refuse de circonscrire à ce type de formations: «Bien sûr, il faut savoir se renouveler et garder la qualité, mais quel groupe s'installe sur la longueur aujourd'hui? Sur les dix dernières années, rares sont les groupes à être restés plus de cinq ans dans les Top. C'est une vraie problématique actuelle.»
L'autre se trouvant, à en croire Maria Sherman, au sein même du terme qui sert à les définir: «On parle de boys band et de girls band, mais ces garçons et filles vont finir par devenir des hommes et des femmes, qui vont évoluer en fonction de leur époque, prêts à s'affirmer davantage en tant qu'être humains et artistes. C'est une dimension qui est rarement prise en compte.» Peut-être parce que, les Worlds Apart hier ou 9Muses aujourd'hui, incarnent quelque chose qui dépasse la raison.
«Larger than life», chantaient les Backstreet Boys, bien conscients d'évoluer au sein d'un monde qui échappe au réel, où le succès paraît systématiquement démesuré (le 19 novembre dernier, le clip de «Life Goes On» de BTS comptabilisait 20 millions de vues trois heures à peine après sa mise en ligne). On comprend alors pourquoi l'on n'en aura probablement jamais terminé avec le phénomène des boys et girls bands, ne serait-ce que pour cette capacité à créer du rêve, voire à générer des fantasmes chez des millions d'adolescent·es qui voient en eux la possibilité d'affirmer pour la première fois leurs propres goûts.
«La pop permet de s'échapper du quotidien, ce que permettent également les boys et girls bands, souligne Maria Sherman. Leur personnalité a tendance à être terre à terre, il est donc facile de s'identifier aux différents membres d'un groupe d'une certaine façon. Mais je pense que l'intérêt de ces groupes réside en grande partie dans leur enthousiasme. Ils rendent les gens heureux, et c'est suffisant.»