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Rudy Giuliani, histoire d'un naufrage politique

Temps de lecture : 6 min

L'homme des années 1990 était loin d'être parfait, mais il était aussi loin de celui qu'il est devenu.

Donald Trump écoute son avocat parler devant la Police Benevolent Association of the City of New York, au Trump National Golf Club de Bedminster (New Jersey), le 14 août 2020. | Jim Watson / AFP
Donald Trump écoute son avocat parler devant la Police Benevolent Association of the City of New York, au Trump National Golf Club de Bedminster (New Jersey), le 14 août 2020. | Jim Watson / AFP

Depuis son lit d'hôpital du Georgetown University Medical Center, Rudy Giuliani est peut-être en train de se remémorer les chapitres de sa vie, en se demandant comment lui, le héros du 11-Septembre, l'homme de l'année 2001 selon Time Magazine, le «maire de l'Amérique» comme on l'appelait alors et en qui l'on voyait un candidat possible à la Maison-Blanche... se retrouve aujourd'hui atteint du Covid-19 après un pacte signé avec le diable Trump.

Ses huit années passées en tant que maire de New York, à la toute fin du siècle dernier, furent très controversées, le plus souvent à cause de son propre entêtement, mais il était très loin d'être l'idéologue servile et vociférant que l'on a pu voir dernièrement, les yeux exorbités, lors de rassemblements politiques ou de conférences de presse.

Le Giuliani des années 1990 et du début des années 2000 était, principalement, un pragmatique: conservateur sur le plan économique, mais progressiste sur le plan social, en faveur du contrôle des armes à feu, pour l'avortement, pour les droits des homosexuels et pour une réforme de l'immigration.

«Je me sens beaucoup plus proche des modérés de chaque parti que des extrémistes de l'un ou de l'autre.»
Rudy Giuliani

Ayant été à la tête du bureau new-yorkais du Boston Globe de 1995 à 2002, je lui ai parlé plusieurs fois à cette époque (lorsque New York était en difficulté financière, il considérait la publicité dans les journaux extérieurs à la ville comme un investissement économique). Durant l'été 1996, je lui avais demandé pourquoi il ne s'était pas rendu à la Convention nationale républicaine, qui se tenait alors à San Diego. «Ce n'est pas mon truc, m'avait-il répondu. Je me sens beaucoup plus proche des modérés de chaque parti que des extrémistes de l'un ou de l'autre.»

On aurait pu penser qu'il était simplement en train de dire ce que je voulais entendre, mais ce n'était pas le cas. Il vénérait le gouverneur démocrate de New York, Mario Cuomo, et l'avait même soutenu lors de sa campagne de 1994 contre son challenger républicain George Pataki (qui l'emporta et ne pardonna jamais cette trahison à Giuliani).

Prises de recul

En 2000, Giuliani se lança dans la course au Sénat contre Hillary Clinton, à qui l'on avait garanti l'investiture démocrate. Beaucoup y virent le match politique le plus excitant de l'année (et la possibilité d'aller plus loin pour chacun des candidats). Toutefois, en mai, ce fut la triple douche froide.

Giuliani annonça qu'on lui avait diagnostiqué un cancer de la prostate. Quelques jours plus tard, il confirma qu'il entretenait une liaison extraconjugale puis, quelques jours après encore, il annonça qu'il se séparait de celle qui avait été sa femme seize années durant, Donna Hanover (qui apprit la nouvelle à la télévision). Il abandonna alors la course au Sénat, en affirmant qu'il lui fallait avant tout se concentrer sur sa santé. Hillary Clinton lui ayant téléphoné pour lui souhaiter un prompt rétablissement, il décrivit son adversaire de jadis (et de plus tard) en ces termes: «She's a nice lady» («C'est une dame très gentille»).

Lors de la conférence de presse annonçant le retrait de sa candidature au Sénat, Giuliani fit d'autres commentaires, tels qu'on ne l'en avait jamais entendu faire auparavant et tels qu'on ne l'en a plus entendu faire depuis. «La politique n'est pas aussi importante que je le pensais auparavant, déclara-t-il, ajoutant même qu'il allait désormais se concentrer sur «ce qui est important dans la vie». Son deuxième et dernier mandat de maire allait s'achever dix-huit mois plus tard. Dans cet intervalle, Giuliani assurait qu'il allait tenter de «surmonter certaines des barrières [qu'il a] peut-être mises en place [lui]-même» –une référence à la méfiance qu'il avait semée chez les New-Yorkais hispaniques et afro-américains.

«On se rend compte qu'on n'est pas Superman, qu'on est juste un être humain.»
Rudy Giuliani

Deux mois auparavant, il avait divulgué le casier judiciaire de Patrick Dorismond, un agent de sécurité noir de 26 ans, qui avait été tué par un policier trop agressif travaillant sous couverture. Le casier en question ne contenait qu'un délit mineur commis treize ans auparavant. Giuliani affirmait désormais avoir «commis une erreur» et admettait qu'il aurait mieux fait «d'exprimer le sentiment [qu'il avait] alors ressenti, la compassion pour cette mère qui avait perdu son enfant», ajoutant même: «C'est peut-être quelque chose qui arrive quand on est confronté à ses propres limites, à sa moralité. On se rend compte qu'on n'est pas Superman, qu'on est juste un être humain.»

Est-il possible que lorsqu'il se remettra du Covid-19 (si jamais il se remet; il a 76 ans et, à en juger par les apparences, il est loin d'être en grande forme), Giuliani redécouvre la compassion, comme ce fut le cas il y a vingt ans?

Plus populaire que jamais

C'est possible, mais peu probable. Trop de choses se sont passées, une partie trop importante de ses bons côtés a été anéantie et a disparu pour qu'une renaissance à la Scrooge, héros de Dickens qui trouve la rédemption le matin de Noël, puisse être facile. Tout cela nous ramène à notre histoire.

Cette période où il se laissa guider par sa conscience, même à l'époque, ne dura pas longtemps: très vite, il se remit à qualifier ses détracteurs d'abrutis et d'idiots, à exiger une loyauté servile à ses subordonnés et à ignorer les New-Yorkais hispaniques et afro-américains, tournant le dos à ses promesses d'ouverture.

Quelque chose de cette époque dut pourtant perdurer en lui pour permettre sa réaction, unanimement saluée, aux attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center. En ce temps-là, il avait quitté la résidence du maire et vivait avec deux hommes de sa connaissance, un couple ouvertement homosexuel, dans leur appartement.

Rudy Giuliani, alors maire de New York, prononce un discours devant les pompiers du New York Fire Department à Brooklyn, le 16 septembre 2001. | Henny Ray Abrams / AFP

Après les attentats, il resta debout toute la nuit pour lire les mémoires de Winston Churchill au sujet des bombardements qui touchèrent Londres, puis se démena véritablement pour conduire le deuil, inciter les responsables d'institutions culturelles à rouvrir leurs portes et ramener New York à la vie. Devenant le visage de la ville pour le reste du pays, il fit tout son possible pour faire revenir les visiteurs et fit pression sur le Congrès pour augmenter les financements. Quatre mois plus tard, lorsque son second mandat s'acheva, il était plus populaire que jamais.

C'est alors qu'il commença à croire en son propre mythe.

Virage à droite toute

Il se mit à sillonner les États-Unis pour donner des conférences lucratives, se présentant comme un expert, non seulement en matière d'urbanisme et de lutte contre la criminalité (ce qui était, dans une certaine mesure, justifié), mais aussi en matière de terrorisme et de politique mondiale (sans que rien ne puisse le justifier).

Il présenta sa candidature à l'élection présidentielle de 2008 (l'idée voulait alors qu'il allait être opposé à Hillary Clinton, rejouant son élection manquée au Sénat huit années plus tôt), mais dut se retirer non sans avoir dépensé 50 millions de dollars pour n'obtenir qu'un délégué. Le problème, selon lui, était que ses opinions étaient trop à gauche pour le courant républicain national.

Il prit donc un virage à droite et, à l'instar de son parti, ne cessa plus jamais d'aller dans cette direction. Il est difficile de dire dans quelle mesure ce revirement était sincère et non mû par l'opportunisme, même si cela ne compte pas vraiment pour la plupart des gens qui choisissent cette voie. Autrefois, l'un des plus grands plaisirs de Giuliani était de manger un hot-dog accompagné d'une bière en regardant un match des Yankees, son équipe de baseball favorite. (Au tout début de sa campagne sénatoriale, il avait même fait faux bond à un déjeuner à Albany destiné à lever des fonds, pour lequel les billets d'entrée avaient déjà été vendus, parce qu'il souhaitait assister au premier match de la saison de l'équipe.)

Durant ces dix dernières années, il a été vu tout sourire à des fêtes organisées dans les Hamptons, à Palm Beach, à Mar-a-Lago, et les rares fois où il s'est aventuré au Yankee Stadium, il a été hué. Aussi, on imagine qu'il a dû fulminer et finir par envoyer au diable ses anciennes passions et allégeances.

Aujourd'hui, il transpire par tous les pores de sa peau les toxines que ses nouveaux camarades lui ont transmises, et qu'il a sans aucun doute lui-même transmises à d'autres lors des nombreuses fêtes organisées dans l'entourage de Trump, où l'on postillonne les rires face aux inquiétudes suscitées par le «Covid Covid Covid» et où les masques, symboles du deep state, «l'État profond» honni, sont bannis.

Giuliani est considéré comme le 53e proche de Trump à avoir contracté le coronavirus. Compte tenu des nombreuses fêtes de Noël qui ont eu lieu à la Maison-Blanche, il est peu probable qu'il sera le dernier. Chris Christie, l'ancien gouverneur du New Jersey qui a aidé Trump à préparer ses débats contre Joe Biden, est l'une des rares victimes à être sorties des soins intensifs en se reprochant de n'avoir, bêtement, pas porté de masque lors de ces rassemblements et à exhorter le peuple américain à ne pas commettre la même erreur.

Que dira Giuliani lorsqu'il sortira de l'hôpital (s'il en sort)? Il est trop tard pour que les regrets qu'il pourrait exprimer puissent lui permettre de redorer son blason, aujourd'hui bien trop terni. Mais bon... ça ne ferait pas de mal, tout de même.

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