L'inventeur de la Nouvelle cuisine a connu un parcours formidable, du poste de pâtissier au Lido et au Crillon jusqu'à la gouvernance des Prés d'Eugénie-les-Bains (Landes) où le créateur de la salade gourmande détient la troisième étoile depuis quarante-trois ans: une exceptionnelle longévité partout célébrée.
Les Prés d'Eugénie – Michel Guérard. | Yoan Chevojon
Fils d'un boucher éleveur de Vétheuil en Normandie, l'enfant Guérard né en 1933 a mal vécu la drôle de guerre. Il a eu faim et peur, sa santé est médiocre. Par bonheur, sa grand-mère cordon-bleu l'initie aux joies de la bonne cuisine, ses tartes aux fruits ont marqué la mémoire de l'adolescent au palais éduqué.
Portrait de Michel Guérard. | Céline Clanet
Le dimanche, il sert la messe et veut être curé comme Joël Robuchon en Poitou.
Mais c'est la pâtisserie qui le retient auprès du maître Kléber Alix. Apprenti volontaire et doué, il apprend en quelques mois cinq à dix fois plus vite que ce que peut enregistrer un débutant aujourd'hui.
La salle du restaurant Les Prés d'Eugénie. | Céline Clanet
Après trois ans de service militaire, il s'offre un voyage à Paris. Il entre au Meurice, grand hôtel face aux Tuileries (1835), où le gros bonnet en tenue blanche lui signale que le Crillon place Vendôme, à Paris, est en quête d'un chef pâtissier et, ô miracle, l'ex-apprenti au charme certain est pris.
Au Crillon, dans ce palace de légende (repas officiels), il décroche le diplôme de Meilleur Ouvrier de France en pâtisserie grâce à un délicieux pithiviers aux amandes «où le visuel ne devait pas dominer le goût et la dégustation».
Aux Prés d'Eugénie, les huîtres Gillardeau à la chiboust de café vert, sarrasines croustillantes au tourteau. | Yoan Chevojon
De là il intègre le Lido, le plus grand cabaret du monde, où il envoie des desserts royaux (pièces montées) et des plats bien tournés. Pour les frères Clerico, les patrons qui ont bien vu son talent, sa main et sa créativité multiformes, Guérard est désormais un cuisinier-pâtissier.
Le Pot-au-Feu, un bistrot pour s'encanailler et bien manger
Conseillé par ses parents, il achète pour quelques billets à la bougie un bistrot, Le Pot-au-Feu, perdu entre Asnières et Gennevilliers face à une usine de rivets: un choix de sandwichs, des verres de vin, des cafés serrés pour les ouvriers et les malfrats du secteur. «Je suis mal barré», se dit-il.
Aux Prés d'Eugénie, l'opulente pintade de Chalosse sur les braises, petits gnocchis au vert et bisque des Chartreux. | Yoan Chevojon
Grâce à l'ami Jean Delaveyne, grand cuisinier au Camélia de Bougival, il se met à la cuisine, va aux Halles la nuit et apprend à distinguer les agneaux mâles des femelles, achète des gigots et des trains de côtes. C'est que la carte du Pot-au-Feu va attirer la clientèle captive de banlieue, mais aussi les Parisiens gourmets arpenteurs de tables choisies.
Aux Prés d'Eugénie, la soupe fraîche d'écrevisses en folie de jardin, un nuage de tomates anciennes. | Yoan Chevojon
Le Tout-Paris vient s'encanailler au Pot-au-Feu où le foie gras maison (18 francs), la tourte chaude aux poireaux (8,50 francs), le jambon chaud au coulis de truffes (17,50 francs), la marquise au chocolat (5,50 francs) font des heureux. Le pot-au-feu de foie gras et la salade de truffes vont valoir l'étoile du Michelin et les éloges d'Henri Gault et Christian Millau, soutiens constants du Normand heureux d'être chez lui au piano.
Aux Prés d'Eugénie, le feuilleté croquant glacé au chocolat, un abyssin mousseux au café. | Yoan Chevojon
C'est le duo de connaisseurs qui ont écrit: «Le Pot-au-Feu en 1966 est le meilleur bistrot de banlieue du monde.» À la suite d'une visite d'André Trichot, ponte du Michelin, la deuxième étoile se pointe: la table primait sur le cadre comme chez Allard à Paris (75006), double étoilé à la même époque.
Aux Prés d'Eugénie, la révélation
En 1973, Gault et Millau qui vont au restaurant tous les jours inventent «la Nouvelle cuisine» issue des assiettes, des plats de Michel Guérard inspiré par la manière innovante des frères Troisgros à Roanne (superbe menu à 100 francs) qui modernisent les façons de faire: cuissons plus courtes, produits de saison et des goûts vrais. C'est ce que Michel Guérard prône dans son bistrot moderniste et coté d'où il va être expatrié: il a gagné sa liberté et un métier d'avenir.
Aux Prés d'Eugénie, le homard rôti légèrement fumé à l'âtre, oignon confit au four. | Yoan Chevojon
Tandis qu'il recherche un bon restaurant à acquérir (Laurent et Maxim's sont visités), il noue une relation sentimentale avec Christine Barthélémy, une jolie brune du Sud-Ouest rencontrée chez Reginskaïa, le cabaret élyséen que possède Régine et où le Normand étoilé mitonne la carte du souper.
À l'époque, Guérard dort trois heures par nuit, sa vie va changer du tout au tout. Christine, femme d'affaires avisée à Eugénie-les-Bains où elle dirige la chaîne thermale du Soleil (cures), l'entraîne dans l'hôtel-restaurant du charmant village landais. En 1974, la cuisine du restaurant niché dans le parc sera son fief et en 1975, il récupère la seconde étoile. Le Michelin suit ses poulains, tant mieux.
Aux Prés d'Eugénie, le bar de ligne au naturel et son jus de cuisson aux simples du jardin. | Céline Clanet
En 1977, la troisième étoile va lancer l'établissement de gastronomie et de bien-être dans la galaxie des grandes destinations de séjour dans les Landes et Les Prés d'Eugénie-les-Bains sont admis dans la chaîne des Relais & Châteaux –distinction de qualité.
Aux Prés d'Eugénie, la tourte chaude de canard à peine sauvage à la royale, feuilles de chou et copeaux de poire à la truffe. | Céline Clanet
À Eugénie, avec le concours de la fée Christine devenue son épouse, le chef à l'inventivité quasi miraculeuse (homard à l'âtre) élabore les principes de la cuisine minceur pour les curistes qui veulent perdre du poids: il s'agit de les faire maigrir de plaisir. Pour tous les menus, les calories sont mentionnées: 500 par repas. La diète austère, les carottes râpées, les biscottes et l'appétit jamais comblé, tout cela, Guérard n'en veut pas: il faut du plaisir à table. Absolument.
Aux Prés d'Eugénie, l'œuf poule au caviar, chaud-froid de rattes sous la cendre, mouillettes aux épices de mer. | Corentin Moussière
Il réduit le beurre, la crème, le gras et prescrit des bouillons, des jus, la salade de légumes frais à la coriandre, le pavé de lieu jaune et le risotto, le soufflé glacé aux pêches soit 485 calories. Pas de vin.
Son livre de recettes La cuisine minceur sera un succès mondial: un million d'exemplaires vendus traduits en treize langues. L'ouvrage contribuera à propulser Les Prés d'Eugénie dans le monde du grand tourisme à la française: il aura nombre d'Anglo-Saxons comme clients. Jacques Chirac y séjournera neuf nuits ainsi que le maréchal Tito et sa suite.
Aux Prés d'Eugénie, l'oreiller moelleux de mousserons et de morilles aux asperges du pays. | Corentin Mossière
À côté des collaborations avec Nestlé et Findus, Michel Guérard va s'attacher à peaufiner l'hôtellerie de luxe d'Eugénie-les-Bains, premier village minceur de France, et installer trois restaurants dont un remarquable bistrot, La Ferme aux Grives. Il va développer les soins de la cure thermale, un atout majeur pour la clientèle d'élite qui veut retrouver la forme.
La Ferme aux Grives. | Yoan Chevojon
Avec son épouse, une femme de cœur, ils vont former un couple épatant, chacun apportant à l'autre ses talents. Ses deux filles Éléonore et Adeline sont aujourd'hui aux commandes des Prés d'Eugénie. Elles font honneur à la mémoire de leur mère disparue en 2017.
À La Ferme aux Grives, le beau poulet de ferme Saint-Germain à la broche, peau croustillante à l'oignon. | Claude Prigent
L'octogénaire Michel Guérard reste un homme heureux «parce que c'est bon pour la santé», juste conclusion de cette biographie exacte, chaleureuse et qui fait du bien. Le plus grand cuisinier de France? Beaucoup de ses confrères en toque le pensent avec raison.
Couverture du livre Michel Guérard, Mémoires de la cuisine française. | Albin Michel
Michel Guérard: mémoire de la cuisine française, entretiens avec Benoît Peeters, Éditions Albin Michel, 256 pages, photos, 22 euros.
Les Prés d'Eugénie – Maison Guérard
Place de l'Impératrice 40320 Eugénie-les-Bains. Tél.: 05 58 05 06 07. Menu Terroir Sublime à 145 euros au restaurant étoilé, servi tous les jours sauf le samedi soir. Menu minceur au déjeuner et au dîner à 60 euros. À La Ferme aux Grives, déjeuner ou souper à 52 euros. Chambres à partir de 270 euros dans trois maisons du parc. Gare et aéroport à Pau.