Culture

2020 a une musique à son image, l'hyperpop

Temps de lecture : 7 min

Des musiciens connaissent un succès grandissant en réinventant la musique pop à travers le prisme de la distorsion. Partageant une culture internet et un goût pour les extrêmes, ils subliment leurs expérimentations vocales et leurs instrumentales sous adrénaline.

Image extraite du clip de Yoga de 645AR. | Capture d'écran via YouTube
Image extraite du clip de Yoga de 645AR. | Capture d'écran via YouTube

La musique mainstream, par son accessibilité et son hyper-présence, a forgé en profondeur l'oreille musicale des artistes ici en question. Par mimétisme, ils auraient pu reprendre ses vieilles recettes; sauf que la graine du chaos, plantée très tôt dans leur cerveau de weird kids du lycée, a germé au fil du temps.

Cette pop, tant admirée et tant écoutée, ils n'ont pu la célébrer qu'en la faisant complètement dérailler: il fallait lui donner les couleurs explosives de l'époque (frénésie des réseaux sociaux, capitalisme en perdition), tordre ses normes mainstream toxiques... Bref, la propulser dans le futur.

La scène bourgeonnante née sur ce terreau politique en est aujourd'hui à ses balbutiements mais elle a déjà ses héros et un nom: «hyperpop» (parfois interchangé avec «glitchcore»).

Ce terme est d'abord utilisé pour caractériser les sorties expérimentales caricaturant la pop et la culture marketing du label PC music dès 2014. Le son proposé par son fondateur A.G Cook (grosses explosions de synthés, voix sous hélium) pose clairement les fondations de l'hyperpop, mais le mot ne devient un point de ralliement qu'en 2019.

Cette année-là, la pop maximaliste et délirante du duo 100 gecs connaît un succès viral avec l'album 1000 gecs.

Si des figures établies de la pop alternative proche de PC music (Charli XCX, SOPHIE) sont parfois associées au mouvement, une nouvelle génération lui donne aujourd'hui toute sa vitalité. Souvent rassemblés en collectifs (bloodhounds, novagang, par exemple), ils s'appellent oaf1, glaive, p4rkr, aldn, ericdoa, Alice Longyu Gao, Aysha Erotica ou encore brakence. Ce qui les réunit: la fluidité inouïe avec laquelle ils naviguent entre les genres musicaux au sein même de la pop, une même culture internet et une sensibilité à la tyrannie de la vitesse.

Temporalité sans ancrage

Cette expérience de l'accélération, c'est surtout l'instrumentale hyperpop qui la raconte. La voix, elle, incarne la résilience à cet environnement: elle surfe sur des montagnes russes à l'image d'un présent hyperactif sans continuité, émaillé de licenciements, pandémies et futurs avortés.

La présence assez systématique de sons de téléphone ou de jeux vidéo et la rapidité des tempos ne sont pas un hasard sur un titre comme «Ferrari» d'Alice Gas par exemple.

Telle une notification ou une alerte, les perturbations sonores sont de manière générale l'avatar des multiples tentations qui, à une échelle plus quotidienne, interrompent la coulée du temps long.

On le sait: le Covid a accéléré la digitalisation du monde. Il a aussi généralisé le télétravail, bouleversant notre expérience du temps. La structure globalement modulaire des morceaux hyperpop reflète cette nouvelle temporalité sans ancrage, contractée et en permanence bifurquée.

Le rythme et la mélodie sont ainsi vite malmenés, car il faut aussi divertir une audience qui s'ennuie rapidement: ils changent, s'accélèrent ou s'arrêtent brusquement, pour ensuite reprendre de plus belle. Comme des systèmes en surchauffe, ils sont également parasités par des interférences, surtout des glitchs, comme des répétitions de syllabes ou de mot («Literal Legend» de Ayesha Erotica).

La surcharge d'information n'est certes pas un thème nouveau dans la musique électronique, mais en renvoyant à la genèse du numérique (ce moment où il était un terrain de jeu), le glitch hyperpop semble obéir à un nouveau propos qui dépasse la critique de la standardisation technologique. Il témoigne d'une difficulté à digérer les torrents d'information et à se faire entendre dans le chaos dans un esprit profondément irrévérencieux et presque comique.

L'ironie n'est jamais totale

En fait, les artistes semblent partir du principe que les machines sont tellement omniprésentes dans nos vies qu'il ne faudrait pas se priver de s'amuser avec elles et de les rendre complètement folles.

La voix joue à cet égard un rôle central. Elle dompte ce chaos instrumental, sculptant en temps réel ses explosions et transformant les ruptures en séquence unifiée.

Ces prouesses vocales sont possibles grâce à l'extrême plasticité des voix hyperpop. Elles hybrident ou alternent émotions, hauteurs et modes différents (chant, rap, cris...).

Grâce au logiciel de transformation vocale autotune utilisé à foison, le moi (symbolisé par la voix naturelle de l'interprète) est anéanti pour se démultiplier en une pluralité d'identités vocales cyborg: voix de monstres, voix cristallines, voix de robot, voix flottantes du cloud rap (à noter: l'influence du rappeur Bladee) et bien sûr, baby voice.

Aussi appelée «chipmunk», cette voix super-aiguë est devenu un leitmotiv dans le mouvement et apparaît comme un écho lointain aux sons qui peuplent la culture geek des artistes: celui de la voix archétypale de la jeune fille pop star, celui des personnages d'animation (Alvin et les Chipmunks), celui de Kéké Laglisse (le chien musicien de Animal Crossing), ou du genre nightcore (très populaire dans les années 2010 et consistant à accélérer le tempo de morceaux existants).

L'outil autotune est bien sûr utilisé à peu près partout depuis la fin des années 1990. Il demeure que les artistes hyperpop renouvellent son usage en exaltant son artificialité et en étirant ses possibilités à l'extrême –quitte à paraître ridicule auprès de certains.

Le rappeur 645AR, par exemple, est connu pour ses vocaux grinçants super-pitchés. Ce geste créatif a été pris pour une blague alors que chez les artistes hyperpop, l'ironie n'est jamais totale. L'esprit de dérision se joint souvent à un amour sincère de la pop culture et à une appréciation de ses qualités esthétiques sous ses formes extrêmes.

Le produit de personnes hyper-connectées et excentriques

Le duo 100 gecs est lui aussi régulièrement considéré comme une vaste farce. Son album 1000 gecs (2019) hybride sans complexe un amalgame de genres musicaux assez ringards des années 2000 et 2010 ou en partie reniés par la critique à l'instar du ska, de la dubstep ou de la dance pour méga-club. Au-delà de l'ironie pure encore une fois, il s'agissait d'excaver et de célébrer ces sons adorés à l'adolescence et depuis frappés par la honte.

Cette démarche relevait plus de l'hommage que de la nostalgie. En accélérant cet amas de brides sonores, 100 gecs lui a donné des rugosités nouvelles, rappelant à juste titre que l'efficacité d'un morceau est contextuelle. Elle tire sa force en stimulant la mémoire musicale de chacun.

Même si 100 gecs n'est pas le premier groupe à avoir employé cette ficelle pop, son album est à de multiples égards une expérience révélatrice pour les artistes de cette scène. Ses sonorités chaotiques métabolisent avec virtuosité cette nouvelle capacité d'absorption des musicien·nes à l'âge d'internet, injectant dans la matrice pop une pluralité inouïe de condensés fantômes de genres et micro-genres: trap, grindcore, screamo, rock émo (beaucoup d'émo), R'n'B, crunckcore...

Car in fine, hyperpop est le produit de personnes hyper-connectées et assez excentriques qui n'arrivent pas –ne peuvent pas– à choisir entre plusieurs genres car elles aiment tout –vraiment– sans hiérarchie. Internet leur a donné accès à tout, n'importe quoi, n'importe quand.

Hyperpop est donc moins le nom d'un genre qu'un mode opératoire et une communauté générationnelle ayant grandi sur Instagram et Reddit. L'esthétique numérique des années 2000 est à cet égard très présente, comme si en cette période bouleversée, les artistes cherchaient instinctivement du confort dans les formes de leur enfance.

Besoin escapiste et démultiplié de faire la fête

Dans les paroles et les visuels, les artistes font souvent référence à un slang Tumblr, à des mèmes («Are ya winning son?» comme Fraxiom dans «burnout»), des anime comme Yu-Gi-Oh! ou des jeux online comme Animal crossing. Des concerts sont même organisés sur Minecraft.

Le succès grandissant de l'hyperpop est profondément lié à cette culture pop geek hyperactive. Les artistes ont cultivé un goût prononcé pour la créativité internet, ses gags visuels bizarres, ses vidéos de mash-up dont le principe se retrouve dans les compositions musicales. Les hooks de morceaux hyperpop fonctionnent d'ailleurs bien souvent comme des mèmes, facilement lisibles, super-captchy et contagieux. Parfois, des morceaux durent seulement une minute pour répondre à l'économie de l'attention comme «ihavefinallyhitrockbotton» de d0llywood1.

TikTok a dans cette mesure joué un rôle majeur dans la formation de cette scène. Des titres comme «Pressure» ont explosé sur ce réseau social permettant de monter de courtes vidéos. TikTok favorise en effet des morceaux avec une séquence accrocheuse et/ou marqués par une rupture, celle-ci facilitant la transition des séquences produites par les créateurs de contenus.

Ultra-rapides et ultra-bizarres, certains morceaux hyperpop répondent aux besoins de l'alt-TikTok et son mouvement glitchcore avide de sons torturés. Car le caractère polymorphe du mouvement n'empêche pas deux tendances –non excluantes– de se dessiner: d'un côté une pop émo, de l'autre une pop plus propice à TikTok et à l'image d'une Hello Kitty sous ecstasy.

La première catégorie, dépressivo-frénétique, est héritière du cloud rap de la seconde moitié des années 2010, de Bladee à XXX Tentation. Encapuchonnés dans leur hoodie, les artistes affrontent le monde la tête baissée. Les mélodies sont alors mélodramatiques, les voix saignent leur vibrato et gémissent. Avec une naïveté souvent confondante, on parle de drogue, de violence («oblivion» d'osquinn), d'ennui («clover» de glaive), de solitude («i always cared» d'aldn)... Composés rapidement, les morceaux sont des bribes volantes de journaux intimes dévoilés.

La seconde tendance, plus happycore, dévoile quant à elle une pop en roue libre à l'image d'un internet plein de lol et de trolls. Les beats fracassent les oreilles. Les paroles –souvent stream of consciousness– prennent un malin plaisir à se perdre dans la vitesse pour évacuer l'angoisse.

LIZ, Fraxiom, Gupi ou encore food house produisent de cette façon des sons qui rendent instinctivement heureux, comme s'ils reprenaient de force cette promesse d'un futur joyeux dérobé par leurs aînés.

À l'heure de la distanciation physique, c'est cette tendance qui tape dans le mille en répondant à ce besoin escapiste et démultiplié de faire la fête. Son projet: se défoncer à la kétamine, se renverser du red bull sur le visage, danser à la vitesse de la lumière sur des tubes de fin du monde, des génériques gardant et agrandissant seulement le fun, la joie et les paillettes de l'humanité avant sa perte. Car ici, si on danse, chante et saute si vite en souriant, c'est bien parce que la perspective de crises à venir –et encore plus grandes– planent dans les esprits.

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