Politique

VGE, le dernier des modérés

Temps de lecture : 22 min

Valéry Giscard d'Estaing avait choisi d'être au centre tout court, au cœur et à l'équilibre des aspirations du pays.

VGE saluant la foule, le 20 mai 1974. | AFP
VGE saluant la foule, le 20 mai 1974. | AFP

Le 19 mai 1974, Valéry Giscard d'Estaing est élu président de la République française au terme d'un rude combat contre son concurrent gaulliste, Jacques Chaban-Delmas, qu'il a su marginaliser au premier tour, et son adversaire de gauche, François Mitterrand, qu'il a devancé au second d'une très courte tête. Politiquement, ce scrutin s'inscrit dans un double mouvement décennal d'unification des droites et de subversion graduelle du gaullisme partisan par les forces centristes et modérées issues de la IVe République.

Valéry Giscard d'Estaing entend conduire cette évolution à son terme et, en intégrant à la majorité les forces résiduelles de la démocratie chrétienne et du radicalisme, déplacer suffisamment le centre de gravité de la majorité pour y substituer une dominante orléaniste ou tocquevillienne à la dominante bonapartiste du gaullisme en majesté. Il y a cohérence entre cette approche politique et le mouvement des générations dans la France de l'après-guerre. La synthèse majoritaire dont Valéry Giscard d'Estaing se veut le grand accoucheur repose sur la coexistence rééquilibrée de plusieurs familles politiques mais aussi sur celle de trois générations. Celle de la Libération, qui a fourni ses cadres au personnel gaulliste et à la modernisation du pays, soucieuse de servir, éprise de valeurs collectives, pétrie de l'optimisme conquérant des Trente Glorieuses; celle de la guerre d'Algérie, et des brûlures d'une histoire dont les cendres sont encore chaudes; celle enfin des enfants soixante-huitards du baby-boom, qui frappent brutalement à la porte du pouvoir, rêvent d'un État au service de l'homme et non d'un homme au service de l'État.

Ce texte est paru dans la revue Commentaire. Il vient de paraître chez Le Figaro Magazine/Perrin dans un ouvrage collectif intitulé Les Grandes Figures de la droite (août 2020, 352 pages), dirigé par Jean-Christophe Buisson et Guillaume Tabard. Nous remercions les éditions Perrin et la revue Commentaire d’avoir autorisé ces bonnes feuilles.

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Valéry Giscard d'Estaing semble taillé sur-mesure pour réécrire les termes du contrat entre ces trois France. Trois dates balisent un parcours politique exceptionnel: 1944 et son engagement dans les Forces françaises pour la libération du territoire; 1962 et son acceptation, la parenthèse algérienne refermée, de la monarchie républicaine instituée par référendum; 1969 et sa rupture avec le général de Gaulle en solidarité explicite avec les notables centristes et modérés du Sénat et implicite avec les révoltés de mai 1968.

Le candidat des Républicains indépendants à l'élection du printemps 1974 est à la fois autre chose, beaucoup moins et beaucoup plus que le représentant du centrisme à la française.

Pétainiste par son père, républicain par sa mère, gaulliste par lucidité, conservateur par ses amis, réformiste par vocation, modéré par affiliation, centriste par revendication, le ministre de l'Économie et des Finances de Georges Pompidou tient en ce printemps 1974 l'ensemble des fils nécessaires au tissage de cette offre politique renouvelée dont la société française ressent, selon lui, un si ardent besoin.

VGE en 1974. | AFP

Un centriste par destination

Le candidat des Républicains indépendants à l'élection du printemps 1974 est à la fois autre chose, beaucoup moins et beaucoup plus que le représentant du centrisme à la française. Autre chose, car il faut avoir de drôles de lunettes pour qualifier les Indépendants de centristes. Valéry Giscard d'Estaing est issu d'une belle lignée orléaniste et républicaine, dont la figure de proue est Agénor Bardou, son arrière-grand-père, député du Puy-de-Dôme avant lui, qui le 16 mai 1877 avait su faire «le bon choix pour la France», celui de la République. Tout modéré qu'il est, son héritier préside un parti de droite, un parti qui se veut libéral mais qui est avant tout conservateur. Et de surcroît encore mal dégagé en 1974 des réseaux Algérie française qui, savamment réactivés par Michel Poniatowski et Hubert Bassot, vont jouer leur rôle dans la victoire du candidat libéral sur son concurrent gaulliste. Sans doute le président des Républicains indépendants a-t-il su prendre de la hauteur par rapport à sa formation d'origine. Il n'en demeure pas moins, plutôt qu'un centriste, un modernisateur épris de réformes.

Beaucoup moins, parce que la formation politique qu'il préside ne constitue qu'une composante parmi d'autres de la nébuleuse qu'il entend animer: c'est sans lui, et même contre lui, que Jean Lecanuet a fait son parcours présidentiel en 1965, que Jacques Duhamel a structuré une force parlementaire centriste à partir de 1967 et qu'Alain Poher a frôlé le sommet deux ans plus tard. Beaucoup plus enfin, parce qu'il est celui des héritiers de la Quatrième République qui a vu juste en choisissant d'inscrire son action dans le cadre des institutions nouvelles. Le pacte de 1962 par lequel il se lie aux gaullistes sans se dissoudre dans le gaullisme scelle l'association-rivalité des deux droites de progrès, celles qui dans la trilogie incontournable de René Rémond viennent de la Révolution française, donc de la gauche, l'orléanisme et le bonapartisme, et consacre la marginalisation corollaire de la seule vraie droite, celle des héritiers conservateurs du légitimisme.

Il bouscule, il dérange, il agace ou il émerveille mais il n'inquiète guère car tout en lui, famille, physique, châteaux, grandes écoles, est fait pour rassurer son monde.

Le Valéry Giscard d'Estaing de 1974 incarne donc l'espoir d'une réconciliation entre la droite traditionnelle qui l'a vu naître, la Cinquième République qui l'a vu grandir et les vestiges de la démocratie chrétienne auxquels il offre une chance de survie. À la vérité, il est moins au centre du pays qu'au centre de la majorité, solidement installé au cœur de la double tension qui travaille celle-ci et bien décidée à faire triompher son arbitrage entre conservateurs et réformateurs d'une part, jacobins et libéraux de l'autre. Et cet arbitrage devra être tout en nuances. Giscard a la fibre réformiste mais c'est un héritier. Il séduit par ses projets et rassure par ses origines. Il a l'innovation sage et légitime, celle du fils de famille qui sort frais émoulu des grandes écoles pour donner un coup de jeune à l'entreprise de papa: il bouscule, il dérange, il agace ou il émerveille mais il n'inquiète guère car tout en lui, famille, physique, châteaux, grandes écoles, est fait pour rassurer son monde. On lui pardonne d'aller de l'avant parce qu'on sait d'où il vient, et, s'il change quelque chose, ce sera, n'en doutons pas, comme le Tancrède du Guépard, «pour que tout reste pareil».

Le jeune président entend montrer qu'on peut ouvrir la fenêtre aux idées de demain sans fermer la porte aux héritiers de celui d'hier.

Valéry Giscard d'Estaing se refuse pourtant à être le prisonnier de ses origines. Comme ces aristocrates libéraux de la fin du dix-huitième siècle auxquels il aime à s'identifier, il appartient tout entier au monde d'hier, celui du privilège et de la douceur de vivre, mais se veut l'accoucheur éclairé du monde de demain. La proclamation de «l'ère nouvelle» annonce la couleur: elle ne sera pas simplement celle du «renouveau», donc de la relève générationelle, mais aussi celle du «changement», donc du recentrage. «La France veut être gouvernée au centre»: la formule est subtile car elle ne fait ni de son auteur ni de ceux qui soutiennent son action des centristes d'appellation d'origine contrôlée. Gouverner au centre, ça n'est pas être gouverné par le centre. C'est affaire de tempérament, d'orientation ministérielle et de stratégie politique bien davantage que de boutiques partisanes ou de frontières électorales. Le jeune président entend montrer qu'on peut être issu de la droite et gouverner au centre, être centriste par destination en somme autant que par filiation, ouvrir la fenêtre aux idées de demain sans fermer la porte aux héritiers de celui d'hier.

La formule est subtile mais, s'agissant de Valéry Giscard d'Estaing, elle est sans équivoque. Ce dernier communie avec le centre sous pas moins de trois espèces: éthique, idéologique et stratégique. C'est par vertu, par conviction, par calcul que, placé au centre de l'appareil de décision, il choisit d'être au centre tout court, c'est-à-dire au cœur et à l'équilibre des aspirations du pays.

VGE remontant l'avenue des Champs-Élysées le jour de son installation officielle à l'Élysée. | AFP

Le dernier des modérés

La vertu porte un nom, aujourd'hui bien méprisé: la modération. Vertu orléaniste par excellence, c'est elle qui fait le lien entre la droite et le centre et réconcilie à ce titre les deux visages du giscardisme. La modération n'a jamais fait rêver personne, elle n'en est pas moins faite de trois qualités essentielles à tout véritable homme d'État: la circonspection, la tolérance et l'économie. Ne pas nuire, ne pas heurter, ne pas gaspiller. Le modéré réfléchit avant d'agir. Il ne se contente pas de respecter les idées des autres, il les ménage, comme d'ailleurs les intérêts légitimes de ceux qu'il met en cause. Son action est retenue, par prudence intellectuelle autant que par souci de ne pas gâcher la ressource. Elle est aux antipodes de ce qui, malgré nos moralistes qui de Montaigne à Valéry célèbrent la mesure, fait courir les Français: la politique de l'enchantement, les épopées meurtrières, l'hémoglobine révolutionnaire, les batailles gagnées et les guerres perdues, le culte de la gloire et le mépris des comptes.

Valéry Giscard d'Estaing est d'abord un modéré, peut-être le dernier d'une espèce aujourd'hui bien disparue, et sans doute un modéré de construction plus que d'instinct car son tempérament profond, émotif, fougueux, conquérant, voire prédateur, en eût fait sans la médiation de l'intelligence et la correction de la volonté un homme de désir et de caprice plus que d'entreprise et de raison. La modération est le contraire d'un étendard, elle ne flamboie pas mais elle est au principe de toute son action. C'est le dénominateur commun à sa vision de la société, du débat politique et du rôle de la France, et c'est elle qui signe la triple allergie giscardienne aux tentations extrêmes, aux passions, fussent-elles démocratiques, qui empoisonnent la quête du bien commun et à la «boursouflure» nationaliste qui ridiculise le pays dont elle prétend exalter la grandeur.

Dans Démocratie française, son livre manifeste, Valéry Giscard d'Estaing décrit les termes de son projet de «décrispation» de la société politique:

«Le problème essentiel que pose le fonctionnement de notre vie publique n'est pas institutionnel. Il tient au caractère inutilement dramatique du débat politique dans notre pays… Tout se passe comme si [celui-ci] n'était pas la compétition de deux tendances mais l'affrontement de deux vérités qui s'excluent. Son style n'est pas celui d'une délibération de citoyens décidant ensemble de leurs affaires, mais celui d'une guerre de religion…»

Il faut donc en finir avec «le combat mythologique des Gorgones et des Méduses, celui du bien et du mal, qui colore encore notre vie politique d'une violence primitive et dangereuse…». La réflexion, certes sommaire, du sociologue vient au secours de cet irénisme libéral:

«La réalité française […] n'est pas celle d'un pays divisé en deux classes sociales opposées mais d'une société déjà avancée sur la voie de l'unification… L'évolution en cours, loin de conduire au face-à-face de deux classes, bourgeoise et prolétarienne, fortement contrastées et antagonistes, se traduit par l'expansion d'un immense groupe central aux contours peu tranchés et qui a vocation […] d'intégrer en lui-même progressivement et pacifiquement la société française tout entière. Ce sont les oscillations de la majorité de ce “groupe central” qui arbitrent entre une droite et une gauche nécessairement modérées dans le cadre d'une démocratie restée bipolarisée mais devenue potentiellement “paisible et réfléchie”.»

VGE en 1974. | AFP

Entendons bien le message. Il est ambigu: il faut certes en finir avec la guerre civile froide mais sans remettre en cause la bipolarisation héritée de la Ve République. C'est la double modération: modérer simultanément le gaullisme et l'antigaullisme. La modération est aussi l'école de la frustration.

Entre de Gaulle et Giscard, il y a toute l'étendue qui sépare la France telle qu'elle se rêve de la France telle qu'elle est.

On voit bien cependant qu'un fossé sépare le rationalisme tranquille de cette approche et la dramatisation prométhéenne des diverses variantes du marxisme qui irriguent la gauche. La différence de perception des choses n'est pas moins profonde avec l'héroïsme tragique qui sous-tend le gaullisme. Elle est particulièrement sensible dans l'ordre international. De Gaulle a toujours revendiqué le droit de «faire comme si» la France était en mesure de redevenir ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être: la mère des armes et des lois. Le giscardisme doit plus à Raymond Aron qu'à Malraux. Comme Don Juan, Valéry Giscard d'Estaing croit que «deux et deux sont quatre» et s'irrite de toutes les postures par lesquelles la France gaulliste simule une grandeur évanouie et tente de se bâtir un destin de reine du monde sur l'illusion d'un artificiel «rehaussement de stature». Rien n'est plus significatif du malentendu séparant les deux familles que l'indignation soulevée par le rappel, jugé odieusement provocateur dans les milieux gaullistes, par Valéry Giscard d'Estaing de la modestie du poids démographique de la France –1% de la population mondiale– à échéance de quelques années. Entre de Gaulle et Giscard, il y a toute l'étendue qui sépare la France telle qu'elle se rêve de la France telle qu'elle est. Le second s'attache à prendre l'exacte mesure de ce que le premier s'évertue à exalter. De deux mots, Valéry Giscard d'Estaing choisit toujours le moindre.

Libéral, social, européen

L'élimination de «la violence primitive et guerrière» n'est pas le tout. Il faut encore savoir où l'on va. Contrairement à une idée reçue, le centrisme n'est pas seulement une forme vide. Équidistance par rapport à la droite et à la gauche n'est pas synonyme d'insignifiance et moins encore d'inexistence. Plus qu'un simple «juste milieu», le centre est un foyer autonome à partir duquel rayonne une représentation de l'avenir très spécifique. Les giscardiens la qualifieront de «libérale, sociale et européenne».

Une chose est sûre en tout cas: elle tourne clairement le dos au jacobinisme autoritaire et souverainiste de la droite et de la gauche profondes. Sous la IVe République, cette représentation était portée par les partis dits de la «troisième force», entendez l'ensemble des formations qui résistaient à la satellisation de la vie publique par les communistes et les gaullistes. Victorieux face à de Gaulle en 1951, vaincus en 1958 et même écrasés en 1962, ces partis accrochent en 1974 leur étoile au sort de celui d'entre eux qui a su douze ans plus tôt tirer son épingle du jeu. Ils vont bientôt donner naissance à l'UDF, solennellement portée sur les fonts baptismaux à la veille des élections législatives de 1978 pour faire pièce à un parti gaulliste relooké.

VGE en meeting de campagne, le 29 avril 1974. | AFP

Réincarnation absolument parfaite de la troisième force, l'UDF est beaucoup plus qu'un simple cartel électoral. Elle épouse les combats des partis dont elle a hérité et retrouve les frontières dessinées par leurs adversaires. Face aux tentations autoritaires du néo-bonapartime chiraquien et du «centralisme démocratique» surplombant le Programme commun de la gauche, la Confédération giscardienne ambitionne d'être le parti de l'équilibre des pouvoirs, des droits du Parlement et de la décentralisation. Devoir de modération oblige, les changements dans ce domaine seront certes substantiels mais précis et limités. Ils se résument pour l'essentiel à l'émancipation de la ville de Paris, à l'extension du droit de saisine du Conseil constitutionnel à soixante parlementaires de chaque assemblée, à l'abaissement de l'âge électoral et à la suppression de l'ORTF.

Sur le double plan économique et social, l'UDF se veut favorable à la libre entreprise, à l'économie de marché, comme à la protection de tous et à la lutte contre toutes les inégalités. Elle sera donc keynésienne. Tant par l'accroissement des droits sociaux que par celui des prélèvements obligatoires, les années Giscard seront les plus social-démocrates de tout l'après-guerre. Sur les bancs des grandes écoles, Valéry Giscard d'Estaing avait trouvé dans le keynésianisme l'antidote du marxisme à la mode. Dans son esprit, l'ère nouvelle devait donc se dérouler sous le signe du maître de Bloomsbury. La crise économique des années soixante-dix en décidera autrement et justifiera, sous la houlette de Raymond Barre, le retour aux vieilles recettes du libéralisme le plus classique, recettes dont les effets seront rendus par le second choc pétrolier à la fois trop tardifs et trop incertains pour rencontrer l'adhésion. La fatigue historique du keynésianisme fut sans doute la vraie mauvaise nouvelle du septennat et elle ne figure certainement pas parmi les moindres causes de son échec final.

Troisième pilier d'une ambition centriste nettement décalée par rapport à la doxa gaulliste, l'apaisement de la relation transatlantique et surtout la poursuite et le rééquilibrage de la construction européenne, c'est-à-dire le choix d'une France européenne préférée à la chimère d'une Europe française, ce vieux rêve mort en 1763 à la signature du traité de Paris et définitivement enterré à Waterloo cinquante-deux ans plus tard. Une France européenne dans les années 1970 du siècle dernier, c'était à la fois l'acceptation d'une intégration institutionnelle communautaire sans cesse plus étroite et l'édification d'un binôme franco-allemand résolument paritaire dont la complicité Giscard-Schmidt allait offrir une figuration symbolique à ce jour inégalée. La feuille de route sera tenue avec l'élection du Parlement européen au suffrage universel, l'institution du Conseil européen des chefs d'État ou de gouvernement, la mise en place du Système monétaire européen dont sortirait l'euro et, face à la menace soviétique d'installation sur le sol européen de fusées nucléaires de moyenne portée, la discrète adoption au sommet de la Guadeloupe d'une riposte euro-américaine progressive et cohérente, celle-là même à laquelle François Mitterrand se ralliera spectaculairement le moment venu. La feuille de route sera tenue mais au prix d'une confrontation victorieuse, et qui laissera des traces, avec la droite chiraquienne lors des élections européennes de 1979.

Chirac et VGE, en 1991. | Patrick Hertzog / AFP

Un prince de la triangulation

S'il y a un contenu, réformateur, au centrisme giscardien, il y a également au cœur de la culture centriste traditionnelle, et parfois en tension avec sa prétention à l'autonomie du projet, un principe d'ouverture aux autres, pétrie d'un mélange indéfinissable d'humilité chrétienne et d'habileté marchande. Gouverner au centre, c'est conduire une stratégie autant sinon davantage que remplir un programme. Et cette stratégie, elle consiste à ramener à soi ce qu'il faut de la gauche quand on est à droite, ce qu'il faut de la droite quand on est à gauche et ce qu'il faut des deux quand on est au centre, pour faire l'appoint d'une majorité trop courte. En bon français, celui de Tony Blair bien sûr, qui en fera l'axe majeur de sa pratique, on appelle ça la triangulation. La chose n'est pas pour déplaire au jeune président, non point par la grâce d'une humilité démocrate-chrétienne qui lui est bien étrangère mais bien au contraire par une tentation donjuanique de la transgression. Une transgression dont le goût lui vient d'un dix-huitième siècle fantasmé et qu'il a tendance à voir à la fois comme le privilège du chef et la consécration de son pouvoir.

Valéry Giscard d'Estaing n'a pas la triangulation modeste et prudente mais impérieuse et désinvolte. À l'heure des comptes, cette désinvolture lui jouera des tours avec un électorat conservateur et catholique peu sensible au charme sulfureux des tabous transgressés. En 1974, on n'en est pas encore là. Le dur désir de durer dicte sa loi. Et il commande d'ouvrir à gauche, non pas sur le personnel politique solidement tenu en main par des partis au bord de la victoire mais sur les idées, les clientèles, les aspirations d'un électorat socialiste partagé entre deux lectures contradictoires d'une éventuelle alternance. Au moment où Valéry Giscard d'Estaing gravit les marches de l'Élysée, la France n'offre qu'une apparence d'égalité parfaite entre les deux camps.

La vérité, c'est que la droite même enrichie des apports libéraux et centristes que lui ont successivement apportés Valéry Giscard d'Estaing en 1962, Jacques Duhamel en 1969 et Jean Lecanuet en 1974 est devenue progressivement minoritaire sous l'effet des multiples modifications structurelles du corps électoral: exode rural, développement des couches moyennes salariées, déclin parallèle des indépendants et de l'artisanat, progression de l'activité féminine, montée du chômage. Il faut ajouter à cela l'épuisement générationnel de plus en plus sensible du personnel politique issu de 1958. Les enquêtes électorales sont sans équivoque: si les jeunes de 18 ans révolus avaient pu accéder aux urnes, et ce sera désormais le cas par la volonté du nouveau prince, c'est François Mitterrand et non Valéry Giscard d'Estaing qui l'eût emporté le 19 mai 1974.

C'est bien le vote à droite d'une France de gauche qui sauve alors la majorité sortante d'une mort programmée.

La leçon est claire: si les droites vivent encore, c'est du seul fait des divisions idéologiques de la gauche et de la puissance encore impressionnante et toujours menaçante du Parti communiste. Elles ne peuvent espérer rester au pouvoir qu'à la condition de voir une partie de la gauche continuer de voter pour elles. Les populations cibles sont faciles à identifier: les jeunes, les femmes, les salariés moyens mais aussi les amis de la liberté que les communistes inquiètent, et légitimement, plus encore que la droite. Les instruments destinés à atteindre les cibles relèvent à la fois de l'ancien et du nouveau testament de la gauche. 1945 et 1968 doivent se donner la main pour assurer le succès de la triangulation. Le code 1945, c'est le développement de l'État-providence qui va faire des années Giscard le moment le plus social-démocrate de l'après-guerre.

Le code 1968, c'est la montée en puissance du libéralisme culturel et une avalanche de réformes et d'initiatives modernisatrices dont la plus emblématique est assurément la loi autorisant l'interruption volontaire de grossesse, significativement rejetée à droite et approuvée à gauche. Ces dérives volontaires en territoire adverse contribueront fortement à la survie de la majorité lors des élections législatives de 1978. C'est bien, comme l'écriront les chercheurs de Sciences Po, le vote à droite d'une France de gauche qui sauve alors la majorité sortante d'une mort programmée.

Simone Veil et Valéry Giscard d'Estaing en 1974. | AFP

À front renversé

La triangulation nécessaire à la survie de la majorité giscardienne porte toutefois inévitablement atteinte à la cohésion des forces qu'elle a pour ambition de protéger. Les conquêtes du libéralisme culturel, et au premier chef la loi Veil, ont clairement traumatisé le fond catholique de l'électorat conservateur tandis que l'envolée de près de dix points des prélèvements obligatoires, indispensable à un financement vertueux de la politique sociale, agresse rudement son fond propriétaire et bourgeois. Ce double handicap sera jugé insupportable par le président sortant à l'heure de sa confrontation décisive avec Jacques Chirac. La course à droite justifiera à ses yeux ce que René Rémond a défini comme un «raidissement conservateur». Celui-ci se révélera mortel. La ligne des réformes, très clairement conçue, théorisée et fixée par le nouveau président, sort en effet brisée par cet alignement inattendu sur les frustrations du conservatisme catholique et bourgeois.

Pourquoi l'objectif électoral central de la démarche –détacher du vote à gauche les jeunes et les nouvelles couches moyennes salariées, cadres moyens et professions intermédiaires– a-t-il été dans les dernières années du mandat presque totalement perdu de vue? Pourquoi la volonté d'associer à l'action de l'État «deux Français sur trois» a-t-elle été sacrifiée sur l'autel d'une introuvable communion des droites? L'impasse keynésienne justifie le changement de cap économique mais creuse un vide au cœur du monde salarié et le virage déconcerte par sa témérité. On passe en quelques années du stop-and-go travailliste à une révolution libérale barriste qui se veut pure et dure sans d'ailleurs y parvenir autre ment que par les mots qui fâchent.

Du côté du «libéralisme avancé», c'est là encore sans ménagement qu'on bascule de l'audace inaugurale à un «raidissement conservateur» omnidirectionnel qui laisse en plan ces jeunes générations qu'on avait initialement tout fait pour séduire. Le refus bienvenu d'une nouvelle confrontation avec l'Église et avec l'électorat catholique n'exigeait certainement pas que les réformes sociétales fussent toutes systématiquement abandonnées ou refusées. Des radios libres à la décentralisation et à l'abolition de la peine de mort, la matière des transformations à opérer était là qui ne demandait qu'à être travaillée par un gouvernement tenace et inspiré. Ultime surprise, l'immolation symbolique finale de la fermeté euro-atlantique face à la Russie. Pourquoi, dans les derniers mois de son mandat, le président n'hésite-t-il pas à compromettre en pleine guerre froide ressuscitée son image d'allié fidèle et de bon européen, pour afficher une russophilie ostentatoire dont il ne tirera rien sinon le quolibet de «petit télégraphiste» de Leonid Brejnev dont l'affuble le candidat socialiste?

Débat entre Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand, candidats à la présidentielle, le 3 mai 1974. | AFP

En vérité, Valéry Giscard d'Estaing sous-estimait le risque venu de la gauche et, après avoir vaincu François Mitterrand et son parti, il se sentait autorisé à moissonner sur les terres de la droite profonde. L'observation des choses aurait pourtant dû le conduire à mesurer la précarité de sa position dans l'hypothèse d'un nouveau duel avec François Mitterrand: une conjoncture économique rendue désastreuse par le second choc pétrolier, un taux d'inflation record, une croissance massive du chômage, un Premier ministre qui ne dédaignait pas la provocation rendaient éminemment aléatoire un futur duel entre le chef de l'État sortant et un candidat, fût-il quelque peu cabossé, portant les couleurs d'une gauche impatiente.

Il vivait dans un monde où le succès, le sien à tout le moins, était la règle, et l'échec une déconcertante anomalie.

La victoire électorale de 1978 n'avait pas soldé les comptes et la réélection du président n'allait pas de soi; or celui-ci ne voyait pas que ses chances restaient indexées sur sa capacité à tenir le cap des réformes qu'il s'était initialement fixé. Pour tout potage, on proposait au pays un triple tour de vis, économique avec Raymond Barre, universitaire avec Alice Saunié Seité et judiciaire avec Alain Peyrefitte.

Qui a tué le troisième président?

Valéry Giscard d'Estaing cédait alors à une tentation qui lui était naturelle, celle de surestimer ses propres forces et de peindre le monde extérieur aux couleurs de ses désirs. À près de 55 ans, l'homme demeurait un enfant gâté de l'Histoire. Trop de fées s'étaient penchées sur son berceau pour qu'il n'en conçût pas un illusoire sentiment d'invul nérabilité, et que ne lui manquât pas cette dose élémentaire de paranoïa qui fait la prudence des hommes d'État. Il était trop bien né, trop riche, trop savant, trop grand, trop mince, trop élégant, et surtout trop conscient d'être tout cela à la fois, pour que l'évidence de sa supériorité lui parût pouvoir être contestée. Du coup, il n'imaginait pas qu'on pût spontanément lui être hostile. Il vivait dans un monde où le succès, le sien à tout le moins, était la règle, et l'échec une déconcertante anomalie.

Cette incapacité à reconnaître la cruauté du monde lui coûtera cher. Elle va non seulement lui valoir la défaite de 1981 mais, comme il en fera lui-même l'aveu tardif, accompagner cette défaite d'une souffrance intime dont en vérité il ne se remettra jamais. C'était déjà cette même erreur d'accommodement qui l'avait conduit en 1974 à sous-estimer le risque Chirac et à imaginer qu'un homme d'une génération voisine de la sienne, doué de surcroît d'un fort tempérament, pouvait se satisfaire à ses côtés d'un rôle d'éternel second. La désillusion avait été rude mais, par un mouvement contraire, elle le portait désormais à voir en Chirac son adversaire principal et à tenter de lui couper l'herbe sous le pied en multipliant gestes et concessions en direction de la vraie droite, conservatrice et autoritaire.

L'environnement économique et le contexte institutionnel faisaient pourtant du candidat de la gauche l'homme à abattre car lui seul pouvait espérer l'emporter, s'installer à l'Élysée et faire émerger une majorité parlementaire alternative, et, prééminence présidentielle aidant, sans risquer désormais d'être débordé par son partenaire communiste. Contrairement à une légende tenace, ni la candidature de Jacques Chirac et ses 18% de voix du premier tour ni ses menées hostiles au président sortant entre les deux tours n'ont eu un effet décisif sur le résultat final. Jérôme Jaffré a montré que, même si Valéry Giscard d'Estaing avait bénéficié d'un report de voix «gaullistes» identique à celui de 1974, il eût été devancé par son adversaire de gauche. Jacques Chirac a tout fait pour faire battre le président sortant, mais c'est François Mitterrand et nul autre qui en aura été le vrai tombeur. France de gauche, vote à gauche!

Le giscardisme, son parti, ses hommes et ses femmes, ses valeurs et ses idées survivront deux septennats à la défaite du fondateur.

Les apparences sont donc trompeuses qui font de la France «libérale, sociale et européenne» la victime des héritiers plus ou moins dévoyés du gaullisme historique. L'alternance de 1981 procède d'une double mise en cause: celle d'un homme qui a saisi mieux que personne les ruptures à opérer sur les divers chantiers de l'action publique mais a trop vite calé sur les conséquences à tirer de son propre diagnostic, mais aussi celle d'un camp, celui de la droite, de toutes les droites, qui exerçait depuis trop longtemps un pouvoir sans partage. Les échecs de Valéry Giscard d'Estaing et de Jacques Chirac sont solidaires et même jumeaux. Ils tiennent à l'épuisement du personnel politique issu du 13 mai 1958, un personnel dont le successeur de Georges Pompidou n'aura pas réussi à se dissocier aux yeux des cohortes montantes qui depuis mai 1968 frappent de plus en plus fortement aux portes du pouvoir.

Ce sera quatorze ans plus tard que les comptes seront vraiment soldés entre les héritiers rivaux de l'orléanisme et du bonapartisme. Le giscardisme, son parti, ses hommes et ses femmes, ses valeurs et ses idées survivront deux septennats à la défaite du fondateur. Les années Mitterrand, années parlementaires, européennes et finalement libérales, seront aussi douces à la nébuleuse giscardienne qu'amères à son fondateur. Ce sera l'été indien des modérés. Deux hommes auraient pu prendre le relais, Raymond Barre et Édouard Balladur. La faute morale et politique de l'ancien président aura été de ne jamais les envisager en héritiers potentiels. Faute d'être adoubés, tous deux manqueront la marche. Il ne faudra cependant pas moins que l'effondrement de l'Empire soviétique et l'ébranlement idéologique de toute l'Europe pour qu'à la faveur du retour en force de Jacques Chirac, la parenthèse de l'«ère nouvelle» soit vraiment refermée et que soit enterré pour des lustres le rêve tranquille d'une France libre, européenne et raisonnable.


Indications bibliographiques

J. Bothorel, Le Pharaon. Histoire du septennat giscardien, Grasset, 1983.

É. Roussel, Valéry Giscard d'Estaing, Éditions de l'Observatoire, 2018.

G. Valance, VGE. Une vie, Flammarion, 2011. J. Capdevielle, É. Dupoirier,

G. Grunberg, É. Schweisguth et C. Ysmal, France de gauche, vote à droite?, 2e édition, Presses de Science Po, 1988.

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Décivilisation

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