Le Pentagone a publié sa Nuclear Posture Review [doctrine nucléaire] mardi 6 avril, et quiconque a tenté d'y voir plus clair dans les principaux journaux a dû finir sa lecture l'esprit plus embrouillé qu'avant de l'avoir commencée.
Le New York Times, en page de une, titrait: «Obama va limiter les cas d'utilisation de l'arme nucléaire», et qualifiait la nouvelle stratégie du président de «changement radical par rapport à celles de ses prédécesseurs».
Le Wall Street Journal, en revanche, en intitulant son article «Les États-Unis conservent la stratégie de la frappe en premier», considère la doctrine comme un «document de statu quo» qui n'apporte «que des changements modestes».
Ni spectaculaire, ni médiocre
Les deux exagèrent. En réalité, ce rapport de 49 pages n'est ni spectaculaire, ni médiocre. Dans une déclaration officielle, le président Barack Obama a affirmé que «des démarches spécifiques et concrètes» seraient nécessaires pour «réduire le rôle des armes nucléaires dans notre stratégie de sécurité nationale».
C'est le maximum qu'on puisse en dire, mais cela n'a rien d'insignifiant.
Les activistes du désarmement en espéraient davantage. Mais, à l'instar des partisans d'une sécurité sociale publique dans le débat sur le système de santé américain, ils se trompaient eux-mêmes.
Unique ou principal
La grande question-qui a causé un réel émoi dans les sphères de contrôle des armements-était de savoir si le document allait déclarer que la dissuasion était l'unique but des armes nucléaires, ou seulement leur but principal.
Si la dissuasion en était le but unique, alors le président déclarerait que les États-Unis n'utiliseraient ni ne menaceraient jamais d'utiliser les armes nucléaires, excepté en représailles à une attaque nucléaire contre les États-Unis ou des territoires alliés. Ce qui exclurait une politique de «première frappe».
Si c'en était seulement le but «principal», alors les États-Unis seraient susceptibles d'utiliser des armes nucléaires dans d'autres circonstances, par exemple pour riposter à une attaque chimique ou bactériologique, ou à l'invasion conventionnelle à grande échelle d'un pays allié. En d'autres termes, nous nous réserverions le droit d'utiliser en premier des armes nucléaires-ce que nous faisons et proclamons depuis les débuts de l'âge atomique, en fait.
Première frappe
La stratégie d'Obama dessine une nouvelle sorte, très curieuse, de ligne médiane. Elle rejette «l'exclusion de la première frappe», en soulignant que les États-Unis ne sont «pas préparés pour l'instant à adopter une politique universelle selon laquelle la dissuasion des attaques nucléaires est l'unique but des armes atomiques».
Cependant, elle expose clairement que les États-Unis n'utiliseront pas en premier d'arme nucléaire contre un pays ayant signé et respectant le Traité de non-prolifération (TNP).
Cette distinction peut sembler toute rhétorique, mais en réalité, elle est d'une grande importance. Pendant toute la Guerre froide et les deux décennies suivantes, les présidents ont toujours entretenu une ambiguïté stratégique sur les conditions de recours à l'arme atomique. L'expression communément admise est que «toutes les options sont sur la table», avec parfois un haussement de sourcil soulignant le mot «toutes».
Ce qu'Obama dit aujourd'hui, c'est que dans des conflits avec des pays dépourvus de l'arme nucléaire et qui ne trichent pas sur le Traité de non-prolifération, toutes les options ne sont pas sur la table. Nul besoin de brandir, et encore moins d'utiliser, nos armes. Nous pouvons déclencher des attaques suffisamment dévastatrices avec des armes conventionnelles et nous défendre contre tout ce que ces pays pourront lancer contre nous.
Conséquences
Cette déclaration a trois conséquences concrètes. Tout d'abord, les responsables de la planification nucléaire de l'U.S. Strategic Command ont en effet reçu pour ordre d'arrêter de rechercher des cibles dans les pays respectant le Traité-et de cesser de faire la liste des besoins d'armes nucléaires pour éventuellement frapper ces cibles.
Ensuite, c'est une motivation supplémentaire pour les pays-même hostiles-à ne pas développer d'arme nucléaire (enfin, s'ils croient la déclaration américaine bien sûr).
Enfin, elle isole encore davantage les pays qui violent le TNP-c'est-à-dire l'Iran et la Corée du Nord.
Circonstances extrêmes
«Les États-Unis souhaitent souligner», ajoute le document, qu'ils n'envisageront d'avoir recours aux armes nucléaires que «dans des circonstances extrêmes» et qu'ils chercheront à créer les conditions d'une politique d'exclusion de première frappe pour l'avenir (tout en restant assez vague sur ces conditions). Peut-être est-ce avec cela à l'esprit que les auteurs écrivent que dissuader une attaque nucléaire est l'objectif «fondamental» des armes nucléaires-adjectif un peu plus ferme que «principal» mais loin d'être aussi réducteur que «unique».
Au cours d'une conférence téléphonique avec des journalistes, Jim Miller, sous-secrétaire adjoint à la Défense, a déclaré que les responsables avaient abordé toutes les options lors de réunions inter-agences, mais qu'une politique d'exclusion stricte de première frappe avait été rejetée. Il a aussi souligné que c'était le président Obama qui avait pris la décision finale à ce sujet.
Tout d'abord, a-t-il expliqué, les responsables se sont accordés à dire qu'il existait des raisons stratégiques de préserver l'option de frappe en premier dans certaines circonstances contre certains ennemis potentiels. Deuxièmement, Robert Einhorn, sous-secrétaire d'État chargé de la sécurité nucléaire, a ajouté lors de la même conférence téléphonique que plusieurs alliés en Asie et en Europe-consultés pendant toute la procédure de rédaction-avaient affirmé trouver une politique d'exclusion de première frappe «très dérangeante». L'idée de «parapluie nucléaire» de la Guerre froide-par lequel les États-Unis garantissent la sécurité d'un allié en menaçant d'utiliser des armes nucléaires pour le défendre-est encore vivace.
George W. Bush
Et pourtant, la diminution par Obama de la portée de ce parapluie marque une démarcation par rapport aux politiques du passé. Dans la dernière doctrine nucléaire, publiée en 2002 par le président George W. Bush, l'ampleur du parapluie avait été augmentée. Le document Bush (classé top secret, mais dont certaines parties avaient fait l'objet de fuites) déclarait: «Les armes nucléaires...constituent des options militaires crédibles pour dissuader une vaste gamme de menaces. (...) Une plus grande souplesse est nécessaire en ce qui concerne les forces et la planification nucléaires que pendant la Guerre froide. (...) Des options d'attaque nucléaire à la portée, à l'ampleur et à l'objectif variables viendront compléter d'autres capacités militaires».
Plusieurs responsables du Pentagone de Donald Rumsfeld ont essayé d'intégrer des armes atomiques dans l'arsenal, sous la forme de dispositif de guerre légitime et généralement utile. Ils n'y sont pas tout à fait parvenus. Leurs propositions de fabriquer des ogives à explosion souterraine et des armes nucléaires à très faible rendement n'ont pas dépassé le stade de projet ou ont été rejetées sans ambages par le Congrès.
Une chose est sûre, la doctrine d'Obama en rejette totalement l'idée-littéralement, on peut dire qu'elle l'explose.
Nouvelles politiques
La doctrine fait état de quelques nouvelles politiques concernant l'arsenal nucléaire américain. Tout d'abord, elle annonce que les 450 missiles balistiques intercontinentaux Minuteman 3, dont la plupart sont équipés de trois ogives nucléaires, seront modifiés pour n'en porter plus qu'une. Voilà qui réduira considérablement-et devrait même éliminer-toute crainte du Kremlin que les États-Unis soient en train d'échafauder une première frappe neutralisante contre la Russie. Cela pourrait œuvrer efficacement à établir des relations de confiance et à les stabiliser.
Deuxièmement, elle dit que les États-Unis ne construiront pas de nouvelles ogives nucléaires, point final. L'arsenal existant sera maintenu par le biais de programmes de «prolongation de la durée de vie», facilités par d'assez conséquentes augmentations des budgets des laboratoires d'armement. Le secrétaire à la Défense Robert Gates était partisan de la nouvelle «ogive fiable de remplacement» [visant à remplacer les têtes nucléaires existantes par d'autres moins sensibles aux effets du vieillissement et plus robustes], et il semble que ce soit l'un des points où Obama s'est opposé à lui.
Troisièmement (bien que beaucoup considèreront cela comme un geste dans la direction opposée), le rapport étaye l'engagement d'Obama à développer et déployer le bouclier antimissile. Son approche «graduelle» est plus limitée que ne l'étaient les objectifs de Bush, mais toutefois, il s'agit d'un programme à l'égard duquel il manifestait autrefois le plus grand scepticisme.
Prochaines années
À première vue, la doctrine nucléaire présente un programme tourné vers l'avenir mais pas franchement radical. Qu'il reste tel quel ou qu'il devienne la première étape de la vision à long terme d'Obama d'un monde sans armes nucléaires dépendra en partie de ce qui se passera au cours des prochains mois et des prochaines années.
La dernière partie de la doctrine expose les objectifs des réductions futures, au-delà de ceux du nouveau Traité de réduction des armes stratégiques signé cette semaine à Prague par Obama et le président russe Dmitri Medvedev. Les objectifs comprennent des réductions plus incisives non seulement dans le domaine des missiles à longue portée, mais aussi dans celui des armes tactiques, à courte portée et des ogives de réserve actuellement stockées dans les entrepôts. Les premiers concernent davantage la Russie, les secondes les États-Unis. Ces procédures exigeront des révisions d'organisation militaire, des réévaluations des intérêts de sécurité nationale et des procédures d'inspection bien plus intrusives pour vérifier que les réductions ont bien eu lieu.
C'est lors de cette prochaine étape que les négociations pourraient devenir vraiment compliquées, extrêmement délicates et, si elles sont couronnées de succès, avoir un effet véritablement radical.
Fred Kaplan
Traduit par Bérengère Viennot
Photo: Barack Obama le 25 mars, REUTERS/Jason Reed