Ce 10 décembre 2019, Abiy Ahmed, alors fraîchement Premier ministre de l'Éthiopie, fait son entrée dans le grand hall de l'hôtel de ville d'Oslo, le pas assuré. Et sous les ovations. Il vient de recevoir le prix Nobel de la paix qui lui a été décerné un mois plus tôt pour saluer l'accord de paix qu'il a signé avec l'Érythrée pour mettre fin à plus de vingt ans de conflit avec ce pays voisin.
Avec un large sourire, le novice sur la scène mondiale brandit fièrement sa médaille de la paix, toujours sous les acclamations interminables d'une audience acquise. Puis il enchaîne avec un discours fleuve rappelant la nécessité d'une Éthiopie pacifique. «Nous voulons que la corne de l'Afrique devienne un trésor de paix et de progrès», précise-t-il.
Abiy Ahmed séduit et éblouit au-delà des frontières éthiopiennes. L'«Abiymania» bat son plein, tant en Afrique qu'en Occident. Il nourrit l'espoir d'une Éthiopie unie, forte et prospère.
«Il a vendu sa médaille de la paix pour s'acheter des armes.»
Mais cet Abiy Ahmed-là est aujourd'hui un vieux souvenir selon ses détracteurs. «Il a vendu sa médaille de la paix pour s'acheter des armes», ironisent certains. Et pour cause, le 4 novembre dernier c'est en treillis militaire –rappelant son passé militaire et son ancien poste de chef des services de renseignement éthiopien– que le prix Nobel de la paix 2019 apparaît à la télévision nationale.
Le visage grave, il annonce ce qui lui semble être inévitable: le lancement d'une opération militaire au Tigré, une région dans le nord du pays.
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Des milliers de morts et de déplacés
Le début de la guerre a peu d'écho médiatique le 4 novembre, tous les regards et les oreilles étant tournées vers l'Amérique en attente des résultats de l'élection présidentielle américaine.
Dans la région dissidente où se déroule la guerre, les communications sont coupées et l'accès aux journalistes presque impossible, seule une petite poignée de reporters a réussi à s'aventurer dans la zone. Pour se rendre compte de l'ampleur du conflit, il faut aller à la frontière soudanaise où plus de 40.000 civils tigréens ont trouvé refuge. Selon les organisations humanitaires, le conflit aurait déjà fait 1 million de déplacés.
Le nombre de morts dans cette guerre qui se déroule à huis clos est à ce jour difficile à connaître. Certaines organisations internationales dont l'International Crisis Group évoque «des milliers de morts». Selon l'ONU, des crimes de guerre auraient été commis.
Une réfugiée éthiopienne ayant fui les combats au Tigré, le 14 novembre 2020. | Ebrahim Hamid / AFP
Pour justifier l'opération, Abiy Ahmed a assuré le 4 novembre vouloir répondre aux attaques de deux bases militaires de la région du Tigré par le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF). Un mouvement qui lutte pour l'autodétermination de la région ethnique du Tigré.
Situé dans l'extrême nord du pays et représentant 6% des 110 millions d'Éthiopiens, le Tigré est l'un des dix États semi-autonomes et ethniques qui forment la fédération de l'Éthiopie.
La rupture entre le Premier ministre et le Front de libération du peuple du Tigré devient totale en septembre quand ce dernier organise des élections législatives dans son fief alors que le gouvernement fédéral les avait reportées à cause de la pandémie de Covid-19.
Des réfugiés éthiopiens ayant fui les combats au Tigré, rassemblés au Kasala, au Soudan, le 14 novembre 2020. | Ebrahim Hamid / AFP
Les dirigeants du TPLF, qui revendiquent aujourd'hui la sécession du Tigré, ont été des acteurs clés de la coalition au pouvoir qui régna sur l'Éthiopie sans partage de 1991 à 2018. Mais depuis l'arrivée d'Abiy Ahmed, qui est issu de la plus grande ethnie du pays, les Oromos, le TPLF s'est plaint d'être marginalisé et écarté des postes importants du gouvernement. Il passe de facto dans l'opposition et refuse de rejoindre le Parti de la prospérité d'Abiy Ahmed, un parti que le nouveau Premier ministre voulait à son image: «Unioniste et défenseur d'un nationalisme éthiopien qui dépasse les clivages ethniques.»
C'est donc au nom de la sauvegarde à tout prix de la fédération d'Éthiopie que le Premier ministre s'est engagé dans cette opération militaire, se défend-il.
Et tant pis pour l'autre Abiy Ahmed, le prix Nobel de la paix. Pour l'emporter face au TPLF, il a mobilisé tout l'arsenal de l'armée fédérale: chars au sol et avions dans les airs pour bombarder les positions des rebelles.
Abiy Ahmed, un mirage?
Face à la crainte de voir toute la région déstabilisée par cette guerre, l'ONU, l'Union africaine et plusieurs diplomates étrangers –dont le chef de la diplomatie européenne ou encore le futur secrétaire d'État américain Antony Blinken– ont appelé ces derniers jours le gouvernement et les rebelles à ouvrir une médiation pour mettre fin au conflit.
Refus catégorique d'Abiy Ahmed. À ceux qui appellent à un dialogue ou offrent leur médiation, le Premier ministre leur a tous répondu d'un ton ferme via un virulent communiqué publié sur les réseaux sociaux dans lequel il demande à la communauté internationale de se garder de toute «interférence dans les affaires internes» de l'Éthiopie.
Adherence to the Principle of Non-Intervention in Internal Affairs pic.twitter.com/WJueoVi3rR
— Abiy Ahmed Ali (@AbiyAhmedAli) November 25, 2020
L'attitude guerrière du Premier ministre éthiopien ces dernières semaines a déçu sur la scène internationale, notamment ceux qui étaient épris de l'«Abiymania», en raison de sa politique d'ouverture et la signature de l'accord de paix avec l'Érythrée qui lui a valu le prix Nobel de la paix en 2019.
«C'est la réalité sociopolitique éthiopienne qui a imposé à Abiy Ahmed de lancer cette opération.»
«Je serai la première coupable. Moi-même j'étais très contente lorsqu'il a reçu le prix Nobel de la paix. Je trouvais qu'on le critiquait beaucoup alors qu'Obama, qui lui aussi avait été critiqué pour avoir eu le prix Nobel de la paix, l'avait eu sans bilan. Là au moins il y avait eu des avancées dans une guerre qui durait depuis vingt ans avec l'Érythrée», se souvient Sonia Le Gouriellec, maîtresse de conférences en science politique à l'université catholique de Lille, et spécialiste des questions sécuritaires dans la corne de l'Afrique.
Les Éthiopiens rassemblant leurs biens dans le village soudanais frontalier, le 13 novembre 2020. | Ebrahim Hamid / AFP
«Semble-t-il que un an après, Abiy Ahmed a peut-être été un mirage. Quand il est arrivé on s'est dit: “Ça y est, c'est le réformateur.” Il appelait à l'union de tous les Éthiopiens mais peut-être est-il allé trop vite, ou n'a pas suffisamment négocié?», se demande la chercheuse.
Le comité du Nobel obligé de s'expliquer
Alors que la guerre que mène le Premier ministre éthiopien dans son pays retient de plus en plus d'attention sur la scène mondiale, le comité du prix Nobel de la paix se trouve sous le feu des critiques et a dû défendre son choix de 2019. Dans un communiqué publié le 23 novembre, il s'est d'abord dit «profondément préoccupé» par la situation en Éthiopie et a appelé le gouvernement et les rebelles à la désescalade. Avant de répondre aux critiques, en indiquant que «le comité estimait en 2019 et estime toujours qu'Abiy Ahmed était, parmi les plus de 300 candidats proposés, celui qui remplissait le mieux les critères de la récompense». Donc pas de procédure de retrait du prix Nobel de la paix à Abiy Ahmed, le comité Nobel norvégien n'en ayant d'ailleurs pas le pouvoir puisque le prix est attribué à vie.
«[Le comité] a fait preuve de myopie en nommant Abiy Ahmed prix Nobel de la paix. Il s'est laissé séduire par une communication huilée et une image de bon élève de la classe sur la scène internationale», explique à L'Obs Éloi Ficquet, maître de conférences à l'EHESS, et pour qui le comité se serait en quelque sorte fait avoir.
Abiy Ahmed saluant ses partisans à Ambo, en Éthiopie, le 11 avril 2018. | Zacharias Abubeker / AFP
«Non, il n'y a pas eu de “mirage Abiy Ahmed”», nuance fermement Mohamed Diatta, chercheur à l'ISS (Institute for Security Studies, basé à Johannesburg en Afrique du Sud) et connaisseur de l'Éthiopie pour y avoir vécu quelques années.
Il précise: «Les analyses sont faites jusque-là sous le prisme: “Abiy, prix Nobel de la paix qui n'honore pas son prix”, mais c'est plus complexe que ça. C'est la réalité sociopolitique éthiopienne qui a imposé à Abiy Ahmed de lancer cette opération. Le TPLF a une divergence de fond avec lui, il n'est pas d'accord avec la tendance libérale du Premier ministre. Tendance libérale, dans le sens politique et économique du terme. Le TPLF n'apprécie pas notamment qu'Abiy Ahmed ait ouvert l'Éthiopie aux investisseurs étrangers. Je pense qu'il n'avait pas le choix que de lancer cette opération militaire avec un objectif: réaffirmer l'autorité de l'État, car depuis son arrivée il avait plutôt laissé faire les oppositions. Les velléités de sécession ne viennent pas que du Tigré, elles viennent d'autres régions. Donc il fallait qu'il montre l'exemple et réaffirme son autorité et celle de l'État fédéral.»
«Les dirigeants du TPLF ne sont pas des saints, ils sont impliqués dans plusieurs massacres et dans du trafic d'armes dans la corne de l'Afrique.»
Un avis que partage Sam, une journaliste éthiopienne qui vit dans la capitale Addis-Abeba. Elle juge «biaisé» le traitement médiatique du conflit par certains titres étrangers qu'elle accuse de présenter Abiy Ahmed comme «le grand méchant». Or «le Premier ministre bénéficie en ce moment d'un énorme soutien de la population», assure-t-elle.
«Cela faisait trois ans que les gens suppliaient le gouvernement pour qu'il soit plus ferme avec les groupes rebelles. Le TPLF a dirigé le pays pendant vingt-sept ans d'une main de fer. Jamais ils ne voulaient céder le pouvoir et quand ils l'ont finalement quitté avec l'arrivée d'Abiy Ahmed en 2018, ils ont commencé à financer des rébellions, étant économiquement forts puisqu'ils ont pillé des milliards de dollars quand ils étaient au pouvoir. Le traitement du conflit par certains médias est vraiment biaisé, les dirigeants du TPLF ne sont pas des saints, ils sont impliqués dans plusieurs massacres et dans du trafic d'armes dans la corne de l'Afrique.»
«Une organisation criminelle qui commet des massacres et fait du trafic d'armes.» C'est en substance le même portrait du TPLF que le Premier ministre dresse dans chacun de ses communiqués postés sur les réseaux sociaux et destinés à la communication internationale. Abiy Ahmed récuse d'ailleurs jusqu'à présent le terme «guerre». «C'est une opération de maintien de l'ordre», martèle-t-il à chaque prise de parole.
Les Éthiopiens de la région du Tigré se rassemblant à Washington pour demander l'arrêt du conflit, le 21 novembre 2020. | Daniel Slim / AFP
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Un conflit loin d'être terminé
Pourtant sur le terrain il s'agit désormais bel et bien d'une guerre. Après avoir chassé les rebelles de plusieurs localités, l'armée fédérale éthiopienne a lancé une offensive le 28 novembre pour prendre le contrôle de Mekele, la capitale du Tigré peuplée de 500.000 habitants, et désignée comme l'offensive ultime de l'opération militaire entamée le 4 novembre.
Cet ultime assaut intervient après l'expiration d'un ultimatum de 78 heures qui était donné aux combattants tigréens pour déposer les armes. Si pour le gouvernement la prise du contrôle de Mekele marque la fin de l'opération «de maintien de l'ordre», la guerre est loin d'être terminée.
Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed et le chef de l'armée ont annoncé samedi soir la prise de Mekele, la capitale du Tigré (Nord). pic.twitter.com/3YzsLj90DW
— TV5MONDE Info (@TV5MONDEINFO) November 29, 2020
Les rebelles du TPLF ont fait savoir qu'ils continueront jusqu'au bout leur lutte pour l'indépendance du Tigré. Les experts en conflits estiment qu'une guerre civile dure en moyenne quatre ans. L'Éthiopie est-elle déjà sur ce sombre chemin?
De la durée de la guerre dépendra l'avenir d'Abiy Ahmed et surtout de la fédération de l'Éthiopie. Pays de mosaïque de peuples, il séduit tant de touristes chaque année (élu meilleure destination touristique en 2015) et est cité en exemple sur le plan économique en Afrique avec un taux de croissance annuelle d'environ 9% depuis deux décennies.