En mars 2015, le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy approuve la loi organique de protection de la sécurité publique. Cette loi controversée entre en vigueur en juillet 2015 malgré une forte mobilisation citoyenne et la contestation des députés de l'opposition: «Cette réforme a été approuvée alors que tout le Parlement, excepté le Parti populaire de Mariano Rajoy, s'y opposait», affirme Carlos Escaño, responsable des campagnes des droits humains à Amnesty International Espagne.
«Nous étions dans une époque de grandes mobilisations afin qu'il n'y ait pas de retour en arrière en matière de droits au travail, à la santé et à l'éducation... Mais au lieu d'écouter ce que les citoyens demandaient massivement en exerçant leur liberté d'expression de manière pacifique, le gouvernement a préféré réfléchir à comment limiter ce droit», déplore Carlos Escaño.
Juge et partie
La loi organique de protection de la sécurité citoyenne est rapidement appelée par les Espagnols «ley mordaza», c'est-à-dire «loi bâillon», car elle porte atteinte à la liberté d'expression, d'information et de manifestation: «La loi bâillon accroît la distance entre ceux qui ont le pouvoir au sein des institutions et le pouvoir populaire en agissant sur les mécanismes utilisés par les citoyens», affirme Carlos Escaño.
La loi espagnole comporte en effet plusieurs articles qui ont fait polémique. L'article 36.23 sanctionne ainsi «l'usage non autorisé d'images, de faits personnels ou professionnels concernant des autorités ou des membres des forces de sécurité, pouvant mettre en danger la sécurité personnelle ou familiale des agents, des installations protégées ou pouvant faire peser un risque sur une opération, tout ceci dans le respect fondamental du droit à l'information».
«Tu n'as pas le droit à un procès car c'est une amende administrative. Comme une contravention. Tu n'as pas le droit de te défendre.»
Cette disposition n'est pas sans rappeler l'article 24 de la loi «sécurité globale» française qui vient d'être adoptée par l'Assemblée nationale et qui prévoit de pénaliser d'un an de prison et 45.000 euros d'amende «le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support, dans le but qu'il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l'image du visage ou tout autre élément d'identification d'un fonctionnaire de la police nationale ou d'un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu'il agit dans le cadre d'une opération de police».
Axier Lopez est le premier journaliste à avoir été sanctionné par la «loi bâillon» alors qu'il couvrait l'interpellation d'une activiste pour la revue basque Argia: «J'ai pris des photos du passage de la jeune femme d'une voiture à l'autre et je les ai postées sur Twitter pour dire qu'on était là, relate le journaliste basque. Sur les photos, les policiers sont de dos. Quelques mois plus tard, une amende de 601 euros m'est parvenue, disant que j'avais mis en danger l'intégrité physique de la police.»
Naroa Azirnabarreta Eibarren atxilotu duten unea https://t.co/CqNrfJO2NW pic.twitter.com/Ex4Rejjkj8
— Axier Lopez (@axierL) March 3, 2016
Axier décide de s'opposer à cette amende, avec le soutien de sa rédaction. Il dénonce une loi qui rend difficile toute contestation: «Tu n'as pas le droit à un procès car c'est une amende administrative. Comme une contravention. Tu n'as pas le droit de te défendre. Si tu veux faire quelque chose de plus, tu dois porter plainte. Avec la rédaction d'Argia, nous avons considéré que la loi était injuste et qu'il fallait l'emmener devant le tribunal», explique-t-il. Mais le ministère de l'Intérieur a annulé la sanction une semaine avant la tenue du procès. «En invoquant des vices de forme, ils ont empêché la discussion sur le contenu de la sanction –l'article 36.23 de la loi et le droit de filmer la police», affirme la revue.
«Avec la loi bâillon, la police est juge et partie», alerte Carlos Escaño. Le responsable d'Amnesty International Espagne regrette que l'ambiguïté autour de la loi et la peur qu'elle a provoquée aient fait penser, à tort, qu'il était interdit de filmer la police. Néanmoins, selon lui, le simple fait de devoir demander une autorisation pour diffuser des images qui pourraient parfois permettre de documenter des abus de la part des forces de l'ordre est une aberration: «Évidemment, nous ne pouvons accepter que la liberté d'informer dépende d'une autorisation policière. C'est dangereux pour une démocratie qui a pour base les droits humains.»
Autorité sacrée
En tout, depuis la promulgation de la loi, 1 million de personnes ont été verbalisées. Mais selon un article de Público, 70% de ces sanctions sont dues à la consommation ou possession de drogue dans l'espace public (prévues à l'article 36.16), 20% d'entre elles sont liées à la sécurité citoyenne (manifestations, respect et collaboration avec les forces de l'ordre, vandalisme...) et les 10% restants concernent la fabrication et le transport d'armes et d'explosifs. Les amendes peuvent aller de 600 euros à 30.000 euros.
«Les amendes concernant la loi 36.23 ne sont donc pas les plus nombreuses. Par contre, nous atteignons 40.000 sanctions par an pour les articles 36.6 et 37.4», affirme Carlos Escaño. Yolanda Quintana, porte-parole de la Plateforme de défense de la liberté d'information (PDLI), confirme: «Nous avons été très critiques envers la loi 36.23 mais finalement, comme la police a vu que l'article était dans le viseur des journalistes, ça n'a pas été celui qu'elle a le plus utilisé pour verbaliser.»
Les articles 36.6 et 37.4 sanctionnent la désobéissance ou la résistance envers une personne dépositaire de l'autorité publique et le manque de respect envers un agent des forces de l'ordre. «Cela donne plus de pouvoir à la police sans qu'il y ait un mécanisme indépendant de contrôle des abus policiers, et porte ainsi atteinte aux droits de l'homme et du citoyen», expose Carlos Escaño.
«On ne peut pas se battre contre la loi bâillon, en partie parce qu'elle fait bénéficier la police du principe de présomption de véracité.»
Ainsi, en 2016, Mercè Alcocer, journaliste de Catalunya Ràdio, a été sanctionnée pour avoir désobéi à un agent pendant l'exercice de ses fonctions alors qu'elle couvrait à l'Audience nationale le procès de l'ancien président de la Généralité de Catalogne, Jordi Pujol: «L'Audience nationale avait mis en place un nouveau protocole assez strict. Je n'y étais jamais allée avant ça. Il fallait suivre une espèce de couloir et nous, les journalistes, étions derrière des barrières. Tout à coup, j'ai vu l'ancien président sortir de l'ascenseur et j'ai couru pour aller parler avec l'avocat sans me rendre compte que je courais là où je n'avais pas le droit», se rappelle-t-elle.
Quand elle s'est rendu compte de son erreur, la journaliste est retournée à sa place: «On voit sur les images de mes collègues que je reviens sur mes pas, raconte-t-elle. Mais alors que Jordi Pujol sort, le chef de la sécurité de l'Audience nationale m'arrête et me dit que je suis fichée. On m'a clairement empêché d'exercer mon travail et d'informer. Plus tard, j'ai reçu une amende de 600 euros pour ne pas avoir écouté une personne détentrice de l'autorité.»
Mercè Alcocer conteste la sanction avec le soutien de sa rédaction mais par la voie administrative: «J'aurais préféré aller devant les tribunaux, mais comme ce n'était pas moi qui payait, je ne pouvais pas décider», indique-t-elle.
Au fur et à mesure de la procédure, la journaliste reçoit chez elle les notifications de l'administration concernant son affaire, sauf la dernière: «Comme par hasard, je n'ai jamais reçu la notification de ma condamnation et une fois que c'était publié au Bulletin officiel de l'État (BOE), je ne pouvais plus la contester, explique-t-elle. C'est une loi antidémocratique. Il y a une grande impuissance autour de la loi bâillon, on ne peut pas se battre contre elle, en partie parce qu'elle fait bénéficier la police du principe de présomption de véracité.»
Autocensure
La Plateforme de défense de la liberté d'information, qui a réussi à contester certaines amendes grâce au soutien du défenseur du peuple, confirme ces propos. «C'est la parole de la police contre la mienne. [...] jamais un juge n'intervient et la police bénéficie de la présomption de véracité», s'indigne Yolanda Quintana. Carlos Escaño s'interroge: «Pourquoi dois-je prouver que je suis innocent?»
L'autocensure constitue l'une des conséquences de cette inégalité entre le pouvoir de la police et celui de la population. Cette dernière se retrouve dissuadée d'exercer ses droits à l'expression, à l'information et à la manifestation. Axier Lopez insiste sur ce point:
«Au-delà de mon cas, des journalistes sans le soutien de leur rédaction se sont tus. Ils se sont dit “je dis rien, je paye”. Si je ne me sens ni protégé par la loi ni par mon entourage professionnel, je ne poste pas la photo pour éviter de me mettre dans une galère.»
L'article 36.23 jugé anticonstitutionnel
Pour Yolanda Quintada, une telle loi n'a pas lieu d'exister car chaque pays a déjà son code pénal qui permet de protéger toute la population: «Si un policier est menacé, il peut très bien aller porter plainte. [...] Ils ont les mêmes droits que les autres, mais ils ne sont pas censés en avoir plus. Au contraire, en tant qu'employés de la fonction publique que nous payons, ils doivent se soumettre à l'observation et à la vigilance des citoyens, de la même manière que le président et les ministres», déclare la porte-parole de la PDLI.
«Les gens devraient pouvoir filmer ce que fait un fonctionnaire en public. C'est la seule preuve de ce qui se passe. Aucun policier ne devrait avoir honte de faire son travail. S'il a honte de quelque chose, il ne peut pas demander que les gens s'autocensurent; s'il a honte, il ne peut pas empêcher la population d'exercer son droit», ajoute Axier Lopez.
Alors qu'en France, les manifestations se multiplient contre l'article 24 de la loi «sécurité globale», le 19 novembre dernier, le Tribunal constitutionnel espagnol a jugé anticonstitutionnel l'article 36.23 de la «loi bâillon». Il ne peut donc dorénavant plus être appliqué. Mais c'est toute la loi que les organisations de défense de la liberté d'expression et d'information espagnoles souhaitent voir abroger: «L'abrogation de la loi bâillon et de la réforme du travail sont les deux engagements qui ont permis à Pedro Sánchez [président du gouvernement actuel, socialiste, ndlr] d'être élu, rappelle Mercè Alcocer. J'espère qu'il ne l'a pas oublié.»