Culture

«Petite Fille», l'enfant, les mots et les regards

Temps de lecture : 4 min

Diffusé sur Arte, le nouveau film de Sébastien Lifshitz accompagne pas à pas le combat d'une fillette née dans le corps d'un garçon et de sa mère, pour construire un espace vivable, et même heureux.

Sasha, au bonheur d'être fille. | Agat Films&Cie et Arte
Sasha, au bonheur d'être fille. | Agat Films&Cie et Arte

Dans sa chambre, la petite fille s'habille. Stop! Ce qui semble une évidence est en fait une série de questions. L'enfant de 10 ans qu'on voit enfiler des vêtements, est-ce une fille ou un garçon? Est-elle, est-il en train de s'habiller ou de se déguiser?

À l'évidence de l'image et de la situation se sont substituées des questions qui ne sont pas seulement de vocabulaire, mais de définition des personnes, et aussi d'interrogation sur nos regards, nos repères, nous qui sommes mis en situation d'assister à cette scène ordinaire, et qui semblait si simple.

Dans le film que diffuse Arte ce mercredi 2, et qui est disponible en replay sur le site d'Arte jusqu'au 30 janvier, Sébastien Lifshitz poursuit le délicat travail au long cours dont on avait pu voir en salles la précédente étape l'été dernier, avec Adolescentes.

Sasha est née de sexe masculin mais depuis qu'elle a 3 ans, elle se vit comme une fille. Ainsi que le font ses parents, sa grande sœur et ses deux frères, on fera droit ici à son identité de genre, et parlera d'elle au féminin.

Lorsqu'elle met ses habits, elle se déguise pourtant en quelque sorte, surjouant l'affichage d'une féminité, ou plutôt d'une idée de la féminité –celle dispensée par les poupées Barbie et les princesses Disney– en réaction aux blocages qu'elle affronte chaque jour.

Un combat, une histoire

Car Petite Fille est l'histoire d'un combat. Le combat que mènent ensemble, mais chacune à sa façon, Sasha et sa mère, avec des alliés très déterminés –le père, les frères et sœur, plus tard la femme médecin spécialiste de la situation de l'enfant, situation que la science désigne du vilain nom de dysphorie de genre.

Pour être précis, la définition de la dysphorie de genre renvoie non au phénomène lui-même, mais à la souffrance qu'il engendre chez les personnes qui se voient refuser d'être considérées comme ce qu'elles se sentent être plutôt qu'assignées à une identité sexuelle.

De la souffrance, il y en a dans Petite Fille: nul ne doute que pour une gamine et sa famille engagées dans la reconnaissance d'une exigence qui demeure transgressive, bien des situations hostiles, voire violentes jalonnent leur chemin.

Une bonne part de l'art du film tiendra à sa façon de ne pas faire une place disproportionnée à cet aspect conflictuel, donc permettant un bénéfice dramatique. Dans certains cas, la banalité est une victoire pour celles et ceux qui la vivent, et un choix éthique pour celui qui la filme.

Ayant rencontré cette famille, couple aisé avec quatre enfants vivant dans le nord-est de la France dans une ville moyenne, Lifshitz construit l'espace-temps d'une rencontre avec cette situation qui dissout en douceur les blocages symétriques (mais pas équivalents) du refus de la demande de Sasha et du discours militant en faveur des droits LGBT+.

Un moment en famille, dont la banalité même est une affirmation. | Agat Films&Cie et Arte

Ce cinéaste qui a débuté comme réalisateur de films de fiction (Presque rien, Wild Side) a encore étendu sa palette de narrateur en pratiquant désormais surtout le documentaire, avec en particulier les mémorables Bambi, Les Invisibles et Les Vies de Thérèse, avant Adolescentes qu'on pouvait aisément prendre pour un film de fiction.

Ce qu'on voit, ce qu'on ne voit pas

Il ne s'agit pas ici de construire un parallèle artificiel entre le transgenre sexuel et le transgenre cinématographique, mais de constater combien l'alliance des qualités de conteur et d'observateur peuvent, chez un authentique cinéaste, concourir à la composition d'une proposition aussi forte que Petite Fille.

Car il ne saurait suffire de comprendre la situation vécue par Sasha et sa mère, ni de décrire les étapes de leur combat pour que Sasha puisse exister comme elle le... quoi? Le désire? Le souhaite? Comme elle en a un besoin vital, plutôt. Il faut partager l'expérience sensible qui est la proposition du film, séquence après séquence.

Une proposition qui, comme dans tout film digne de ce nom, est faite de ce qui se voit et de ce qui ne se voit pas. Ce qui se voit (et s'entend, mais surtout se voit), ce sont des situations qui jamais ne laissent entièrement notre regard en repos. Même les plus quotidiennes, surtout les plus quotidiennes.

La petite Sasha a des batailles à mener, sa maman a des batailles à mener (pas les mêmes, et pas avec les mêmes armes mais dans le même but), et chaque spectateur a aussi des batailles à mener, depuis ce qu'il est. Petite Fille sollicite chacun depuis ses propres habitudes de pensée, sans agression mais sans relâche.

Agat Films&Cie et Arte

Tout aussi important est ce qu'on ne voit pas, trop intime, caché pour des raisons administratives, légales, pratiques, peu importe au fond ici, le considérable hors champ du combat de Sasha est très vivement peuplé, présent, actif.

Ce directeur d'école qui ne veut pas entendre parler de questionnement du genre, les gestes hostiles d'autres enfants, la nouvelle prof de danse intransigeante sont des personnages à part entière, même si on ne les verra jamais. Et tant d'autres situations dont on imagine les difficultés, les ambiguïtés, sans qu'il soit besoin d'en dresser la liste ou d'en montrer la manifestation.

Seule et sans un mot, malhabile, gracieuse et concentrée, Sasha danse. Son combat est loin d'être terminé.

Petite Fille

de Sébastien Lifshitz

Durée: 1h25

Diffusion sur Arte le 2 décembre à 20h55, et disponible en replay jusqu'au 31 janvier 2021.

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