C'est l'histoire d'un vieux couple séparé qui a décidé de rester sous le même toit. Depuis bientôt dix ans, les entreprises d'informatique Oceanet Technology (appelons-la «Oceanet Nantes») et Oceanet (appelons-la «Oceanet Le Mans») partagent le même nom de domaine, oceanet.fr.
Les deux sociétés qui n'ont aucun rapport entre elles font chambre à part: à gauche, Oceanet Nantes, et à droite, Oceanet Le Mans. Une parfaite incongruité sur le Web.
Pour expliquer cette situation apparement inédite en France, il faut remonter à une décision de justice controversée de 1999. À l'époque, Oceanet Le Mans attaque sa consœur nantaise pour contrefaçon de marque. Elle lui reproche de squatter l'URL oceanet.fr depuis la mi-juillet 1996, sans avoir les droits sur le nom «Oceanet», qui lui appartient. Contre toute attente, le juge va estimer que la société nantaise a l'antériorité sur la marque car oceanet.fr a été réservé avant qu'Oceanet Le Mans ne dépose la marque à l'INPI. La société qui attaque pour contrefaçon devient le contrefacteur.
Oceanet Le Mans fait appel de la décision, mais le deuxième procès n'aura jamais lieu. Devant l'incertitude juridique, les deux sociétés finissent par s'entendre et signent une convention de coexistence des deux marques. Une des clauses inaugure une colocation d'un nouveau genre: le site oceanet.fr, qui reste hébergé à Nantes, devient la copropriété de deux entreprises qui ont chacune la main technique sur leur partie du site.
Après une telle embrouille, est-il bien prudent de rester sous le même toit? La cogérance a ses ratés: Oceanet Le Mans se plaint par exemple de voir apparaître sur Google les coordonnées de l'entreprise nantaise et non les siennes.
Pour se consoler, Oceanet Le Mans a réussi à récupérer «pour quelques milliers d'euros» oceanet.com auprès d'une société américaine. De son côté, Oceanet Nantes a mis le grappin sur oceanet.eu, preuve que la guerre des noms de domaine dans l'Ouest n'est pas enterrée.
Si la situation semble unique en France, il existe selon Cédric Manara, professeur à l'EDHEC, spécialiste des noms de domaine, quelques autres exemples de colocation d'URL dans le monde. En Allemagne, Volkswagen partage kaefer.de avec l'entreprise de restauration Käfer... qui a le même nom que sa célèbre Coccinelle. «Maintenant, vous avez le choix», dit avec fair-play le mot de présentation de Volkswagen.
En Suisse, la ville de Winterthur doit partager winterthur.ch avec l'entreprise Winterthur, une compagnie d'assurances qui a été intégrée en 2006 au groupe Axa.
Le site scrabble.com est partagé entre les deux sociétés qui gèrent la licence du célèbre jeu de société: Hasbro pour les Etats-Unis et le Canada et Mattel pour le reste du monde. Fort logiquement, quand on clique sur «en français» ou sur «auf deutsch», on quitte ce site et on se retrouve sur le site de Mattel.
C'est tout le paradoxe du Web: immense et infini, mais soumis à la rareté des noms de domaine pertinents. Cette rareté qui peut faire monter une URL comme sex.com à 14 millions d'euros.
Vincent Glad
Photo: L'auberge espagnole, de Cédric Klapisch