La dénonciation de la figure de l'ennemi est une forme récurrente de la vie politique. Après l'invention de l'islamo-gauchisme et de l'islamo-fascisme, une autre figure prend sa place dans le paysage politico-médiatique: l'ultra-gauche.
Comme l'Hydre de Lerne, les figures et les constructions repoussoirs viennent régulièrement pimenter les dénonciations publiques, responsables des maux de la société ou des attaques contre les hommes politiques. Elles s'inscrivent dans des traditions anciennes qui de droite comme de gauche cherchent à créer un ennemi de l'intérieur et pour souder un camp à désigner à la vindicte soit le camp adverse soit un bouc émissaire.
«Voilà l'ennemi»
La dénonciation de l'extrême gauche est une forme récurrente de la vie politique. Depuis le XIXe siècle la formule est utilisée. De la dénonciation des anarchistes lors des attentats des années 1893-1894 ou lorsque Georges Clemenceau s'en prenait à la CGT en 1906.
Plus tard, Albert Sarraut dénonçait les communistes en expliquant le 23 avril 1927 le «communisme voilà l'ennemi». En 1951, Charles de Gaulle s'en prend au séparatisme communisme. Charles Pasqua en 1986 voit «des gauchistes et des anarchistes de tout poil et de toute nationalité».
Manifestation de soutien aux personnes mises en cause dans l'affaire de Tarnac, 21 juin 2009 à Paris. | Miguel Medina / AFP
Depuis les années 2000, l'ultra-gauche a souvent été placée sur le banc des accusés, tantôt comme responsable de sabotages dans l'affaire dite de Tarnac durant laquelle Libération, par exemple, a supposé en novembre 2008 que l'ultra-gauche était responsable du sabotage du réseau TGV, tantôt comme initiatrice des mouvements émeutiers, ce dont certains courants de la gauche se sont toujours réclamés.
Les expressions utilisées par les hommes politiques sont davantage empruntées à la rhétorique trumpiste.
Par exemple, Manuel Valls, alors ministre de l'Intérieur de François Hollande, devant le Sénat, menaçait en 2012 «les groupes d'ultra-gauche de dissolution», les accusant de désordres urbains. Il réitéra l'attaque le 17 mai 2016 au plus fort des protestations de la loi travail.
Depuis quelques jours, la même expression est revenue par l'intermédiaire d'un ministre, des députés et les porte-paroles de la droite et du RN et de nombreux journalistes pour qualifier tour à tour les enquêtes de Libération et de Mediapart puis les associations ayant prêté main-forte aux migrants place de la République.
Autant jusqu'à maintenant les expressions utilisées par les hommes politiques, si elles ne recouvraient qu'imparfaitement la réalité, avaient néanmoins un sens politique. Aujourd'hui, elles sont totalement vidées de leur contenu et davantage empruntées à la rhétorique trumpiste, qui voit des complots de la gauche derrière chaque remise en cause de l'action gouvernementale.
Hostilité et méfiance
L'expression a d'autant plus de quoi surprendre que la notion même d'ultra-gauche est réduite et extrêmement circonscrite dans l'espace politique.
L'ultra-gauche est une nébuleuse aux contours flous, surtout marquée par des individualités au fort bagage théorique et composée de groupes de petite taille à l'existence éphémère. Elle se superpose sans se confondre avec le gauchisme par son refus du léninisme, sa critique de l'URSS comme une forme de capitalisme, dénonçant l'aliénation par le travail, sa dénonciation des phénomènes bureaucratiques dans les organisations de gauche et aussi son refus de participer aux compromissions avec le système politique et économique.
Les mots n'ont pas d'autre sens que d'associer son détracteur à un ennemi imaginaire.
La construction de l'ultra-gauche est ancienne et renvoie aux débats du début du XXe siècle sur la définition du Parti et d'avant-garde dans la social-démocratie européenne. Ce qui ne se nomme pas encore l'ultra-gauche dénonce l'avant-gardisme des partis socialistes et exprime une méfiance vis-à-vis des syndicats pour souhaiter des révoltes qui naissent et s'organisent seules sur la base des conseils ouvriers.
Après la prise du pouvoir par les bolcheviques et la naissance de l'Internationale communiste, elle se développe comme courant en marge de cette dernière dans quelques pays européens et très marginalement en France, où elle n'est incarnée que par quelques personnalités. Ses militants critiquent la confiscation du pouvoir des soviets (les conseils ouvriers) par le Parti de l'État soviétique. Elle s'affirme à la fois comme hostile à la notion de parti et dénonce l'écueil du syndicalisme considéré comme un obstacle au développement du mouvement révolutionnaire, fondant le courant conseillistes –en référence au communisme de conseils donc sans forme hiérarchisée de parti ni de syndicat.
Dans les années 1960, elle converge avec l'analyse de certains groupes libertaires eux aussi hostiles à l'action syndicale. L'expression d'ultra-gauche définit alors également une partie des libertaires, les situationnistes et des militants révolutionnaires sans attache partisane particulière piochant dans les différents corpus militants pour constituer de nouvelles pistes de réflexion en rupture avec la société.
Par commodité, l'expression ultra-gauche désigne alors tous les groupes aux marges externes de l'extrême gauche léniniste –trotskiste ou maoïste– et de la gauche antiautoritaire –libertaire, autogestionnaire. Le qualificatif d'ultra-gauche intègre alors la gauche émeutière, qui aujourd'hui se définit comme telle et revendique cette pratique sociale et politique.
Tous ces groupes se méfient des institutions et de la presse officielle, les déclarations actuelles sur leur lien supposé avec Libération et Mediapart ayant suscité des remarques aussi amusées que narquoises, tant les liens semblent et sont inexistants.
Mais c'était pas censé être nous l'ultra-gauche? https://t.co/Ox4HdXrvuD
— lundimatin (@lundimat1) November 23, 2020
En revanche, la terminologie utilisée renoue avec la qualification et la dénonciation d'un adversaire hypothétique dans lesquelles les mots n'ont pas d'autre sens que d'associer son détracteur à un ennemi imaginaire, empruntant aussi à la rhétorique complotiste et au syllogisme du soupçon distillé de manière récurrente. Comme dans une fiction dans laquelle les mots remplacent le réel.