À l'heure où le télétravail est poussé à son maximum dans les entreprises françaises pour lutter contre l'épidémie de Covid-19, où des millions de Français·es commandent leurs repas ou un bouquin en tapotant sur leur smartphone, où les réunions de famille se déroulent le dimanche midi par visioconférence, plus personne n'imagine un monde sans internet.
Comment ferait le livreur à vélo pour déposer trois plats en une heure sans son application GPS? Comment un trader pourrait-il suivre les cours des marchés boursiers depuis son salon sans un écran connecté? Comment, sans Google, le journaliste de BFM trouverait-il en quelques minutes des experts pour remplir un plateau télé en cas d'actualité brûlante?
Le monde d'avant internet est toujours plus lointain dans beaucoup de nos métiers. Il y a quelques dizaines d'années, nos aînés faisaient pourtant sans la connexion instantanée qui permet d'accéder à un monde infini de données. Ce n'était pas forcément moins bien, ni mieux, mais très différent et les souvenirs de ce monde d'avant s'étiolent doucement.
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Le drame de la coupure internet
Sur les bords du lac Léman, dans la banlieue d'Annemasse en Haute-Savoie, Matthias est en télétravail depuis le mois de septembre. Son employeur, une entreprise nord-américaine spécialisée dans le négoce de matières premières, a décidé de généraliser le travail à domicile pour ses collaborateurs dès la remontée de la courbe des nouvelles contaminations.
Middle office analyst au sein de sa boîte, Matthias surveille les opérations quotidiennes réalisées par les traders de l'entreprise. «L'autre jour j'ai eu une coupure internet car il y avait des travaux dans ma rue. J'ai paniqué. Je suis allé chez mes voisins, mais eux non plus n'avaient plus de connexion. Alors j'ai appelé ma cheffe pour l'avertir et j'ai attendu», s'amuse-t-il avec le recul.
«On trouvait nos sources grâce aux annuaires papier.»
Il y a quelques décennies, les traders opéraient pourtant sans internet. Ils étaient au téléphone toute la journée et en lien avec les courtiers présents à la bourse qui achetaient ou vendaient des actions pour eux.
Aujourd'hui, tout se fait sur des plateformes en ligne. Lors du début de la phase de télétravail en septembre, «les traders ont pu revenir au bureau, car ils ont besoin de parler entre eux tout en ayant les yeux rivés sur les écrans. Mais avec le confinement, on a resserré les vis et ils travaillent maintenant tous chez eux», dit Matthias. Une solution un peu moins confortable, mais loin d'être impossible puisque les traders discutent en permanence en ligne via des messageries internes aux logiciels de trading développés par les marchés boursiers.
Télétravail pour tous. | Adam Nowakowski via Unsplash
David Ponchelet, lui, a connu les salles de rédaction avant la démocratisation d'internet. «J'ai commencé à travailler comme journaliste en 1989 à Europe 1, au téléphone rouge. Les auditeurs appelaient pour raconter des choses dont ils avaient été témoins et on vérifiait leurs dires en appelant des gens. On trouvait nos sources grâce aux annuaires papier. Il y avait les pages blanches pour chaque département», se souvient celui qui est désormais rédacteur en chef du site La 1ère, un réseau de chaînes de télévision et de radio appartenant à France Télévisions et diffusé dans les territoires d'outre-mer.
«Nos boîtes mails sont mises à jour tous les six mois pour qu'on puisse recevoir toujours plus d'e-mails.»
Il précise: «La grande différence avec aujourd'hui, où on trouve tout sur internet, c'était le carnet d'adresses. Ce qui comptait, c'était de connaître des gens qui pouvaient nous filer des informations. Il fallait les avoir rencontrés physiquement pour pouvoir les appeler ensuite si besoin. Alors que maintenant, on peut contacter n'importe qui, n'importe quand en tapant son nom et en lui écrivant un DM sur Twitter ou un message sur WhatsApp.»
Des journalistes de l'AFP en 1980 avec les ordinateurs de l'époque. | AFP
Rapidité, efficacité, surveillance
L'ancien journaliste d'Europe 1 remonte encore un peu plus le temps en se souvenant de la façon dont travaillait son père, lui-même journaliste dans les années 1970. «À l'époque, la difficulté était de trouver un téléphone pour transmettre l'information récoltée sur le terrain. Il fallait aller à la poste, appeler à l'international. On n'a plus cette difficulté à transmettre l'information grâce à internet, mais parfois on perd le sens de ce qu'on transmet», ajoute-t-il.
Dans le secteur du trading, Matthias constate que certains traders sont complètement dépassés par l'accélération continue de la vitesse de transmission des données. «Nos boîtes mails sont mises à jour tous les six mois pour qu'on puisse recevoir toujours plus d'e-mails. Un collègue âgé d'une cinquantaine d'années n'arrivait plus à suivre le rythme des e-mails qui lui parvenaient chaque jour. Il a été progressivement mis sur la touche. Il était dépassé.»
Un constat qui ne surprend pas Patrice Flichy, professeur de sociologie à l'université Paris-Est Marne-la-Vallée et auteur du livre Les nouvelles frontières du travail à l'ère numérique. «Une des choses qu'a introduit le numérique, c'est la rapidité. Les travailleurs se plaignent qu'on leur demande de réaliser des tâches de plus en plus vite. Beaucoup d'informaticiens déplorent les délais dans lesquels on leur demande de finir un logiciel. Ils n'arrivent pas à rendre un produit à la hauteur de ce qu'ils aimeraient faire», note-t-il.
Ces livreurs qui s'orientent avec les points cardinaux
Avant internet, la révolution informatique avait déjà contribué à changer en profondeur le fonctionnement des entreprises. «L'informatique avait déjà transformé les grandes entreprises, tous les grands services en leur sein se sont informatisés dans les années 1960-70. Avec l'arrivée d'internet, les ordinateurs vont ensuite être connectés en réseau. À partir de là, il y a toujours eu deux faces de la révolution numérique: plus d'autonomie pour le travailleur ou plus de surveillance», raconte Patrice Flichy.
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En l'écoutant, on pense à ces autoentrepreneurs, un statut qui offre une totale indépendance en théorie, qui livrent des repas dans les grandes villes françaises à l'heure du couvre-feu en étant géolocalisé en permanence par les multinationales britanniques ou américaines pour lesquelles ils travaillent. Illusion d'autonomie, mais surveillance bien réelle.
«Lors des débuts de l'informatique puis d'internet, il y a d'abord eu une vague d'autonomie. Aujourd'hui, on est plutôt dans une vague de contrôle. Mais il y a des lieux où les gens sont toujours autonomes sur internet, comme sur Wikipédia par exemple, où l'on est dans une sphère du travail non marchand. Il n'y a pas un chef qui suit votre travail et le valide. C'est une communauté où chacun va relire les autres», note Patrice Flichy.
«Les plateformes comme Uber Eats ou Deliveroo ont vraiment fait évoluer par le bas le métier de livreur.»
Chez les livreurs, dont le métier a été totalement bouleversé par l'arrivée de la navigation GPS et des plateformes de livraison, certains acteurs s'organisent pour ne pas tomber dans l'ultra-dépendance aux géants numériques du secteur et pratiquer leur métier avec des valeurs transmises par les générations précédentes. Avec un peu plus d'autonomie que de surveillance.
«Les plateformes comme Uber Eats ou Deliveroo ont vraiment fait évoluer par le bas le métier de livreur. Quand tu dis aux millennials “Je suis livreur”, ils te répondent “Ah tu livres des McDo pour Uber Eats”», se désole Maxence Sarazin, cogérant de Fends la bise, une entreprise de coursiers à vélo basée à Lyon.
Avec leur GPS, les livreurs à vélo n'ont plus besoin de connaître les rues. | Patrick Connor Klopf via Unsplash
«On respecte énormément les livreurs qui bossent pour les plateformes, poursuit-il, mais eux ils suivent uniquement leur application qui leur dit d'aller d'un point A à un point B. Ils n'ont qu'à suivre le parcours indiqué par géolocalisation. Chez nous c'est différent. Nos livreurs savent comment s'orienter au mieux dans Lyon pour gagner du temps, par exemple en sachant que les numéros de rues sont croissants du nord au sud ou de l'est à l'ouest en partant de la Saône. Ils ont cinq ou six livraisons à faire et vont s'organiser pour les réaliser dans un ordre précis pour gagner du temps. Surtout on travaille ensemble, le café et le repas du midi sont offerts à nos livreurs dans nos locaux et ils vont parfois travailler en binôme pour des grosses cargaisons», explique Maxence Sarazin, lui-même ancien livreur.
«En France, en comparaison d'autres pays européens, les managers ont du mal à faire confiance à leurs subordonnés.»
Mais cet entrepreneur n'est en rien rétif aux nouvelles technologies si elles sont utilisées de manière intelligente. «Aujourd'hui, je gère la répartition des commandes aux coursiers. Grâce à un nouvel outil, on peut mettre la boîte en pilotage automatique avec un logiciel qui va organiser lui-même le disptach. Mais ça ne sera jamais aussi pertinent qu'avec un pilotage humain. Il faut savoir bien l'utiliser», dit-il.
Il se souvient de ce qu'il nomme l'âge d'or des coursiers, quand la généralisation d'internet n'avait pas encore tout dématérialisé dans les années 1980-90. «Il y avait un boulot de fou pour la livraison express, les coursiers étaient en scooter et travaillaient pour les agences de communication ou de voyages qui devaient envoyer des documents en ville.»
Un N+1 même en télétravail
L'essor récent du télétravail provoqué par la crise sanitaire a encore fait évoluer notre façon de travailler. Les chef·fes d'entreprise et les managers sont contraint·es de laisser davantage d'autonomie à leurs salarié·es qui quittent leur bureau, où il est possible de quantifier très précisément leur productivité, pour leur domicile.
«Pour mettre en pratique le travail à distance, vous êtes obligés de faire confiance aux salariés. Les entreprises ont été contraintes de le faire lors de la première vague de l'épidémie et ça a plutôt bien fonctionné, mais le gouvernement a été obligé de serrer la vis pour contraindre les entreprises à remettre en place un télétravail généralisé à l'automne, car certaines traînaient des pieds pour le faire. En France, en comparaison d'autres pays européens, les managers ont du mal à faire confiance à leurs subordonnés. Les relations au travail sont traditionnellement suspicieuses chez nous», pointe Pascal Ughetto, sociologue spécialiste de l'organisation du travail au sein du Laboratoire techniques, territoires et sociétés (LATTS).
Les télétravailleurs sont connectés plus longtemps. | NeonBrand via Unsplash
Selon ce chercheur, ce sont les métiers fondés sur l'intensité qui posent le plus problème aux managers concernant le télétravail. «Dans le cas du travail de prospective commerciale par démarchage téléphonique, à partir du moment où la hiérarchie surveille la personne qui démarche des clients avec son téléphone, celle-ci ne va pas faire des pauses à part un passage aux toilettes qui sera chronométré. Mais si elle est en télétravail, qu'est-ce qui dit qu'elle ne va pas aller vider le lave-vaisselle plutôt que de reprendre tout de suite le téléphone? En réalité, nous nous sommes rendus compte après le premier confinement que les gens travaillaient différemment en télétravail. Ils vont faire des pauses plus fréquentes mais travailler sur une plage horaire plus étendue dans la journée, notamment car il n'y a pas de temps de transport pour aller sur le lieu de travail», poursuit Pascal Ughetto.
L'essor d'internet a aussi permis à des travailleurs de devenir plus autonomes grâce à la disposition auprès du grand public d'une masse formidable d'outils. «Avec votre PC et un accès à internet vous pouvez aujourd'hui autoéditer vos livres, créer et enregistrer votre musique… Sur la plateforme Vimeo, on observe par exemple que de nombreuses personnes qui travaillent dans l'audiovisuel avec un métier très spécialisé postent des clips ou des petits films où ils réalisent tout eux-mêmes de A à Z. C'est le plaisir d'être autonome dans son travail», conclut Patrice Flichy.