«Il existe un programme de lavage de cerveaux dans l'armée américaine. On a eu des témoignages qui attestent qu'il existe des réseaux d'enfants. J'ai vérifié.» Julie* a 37 ans. Depuis le confinement, elle passe plusieurs heures par jour à s'intéresser au complot pédo-satanique qui, selon elle, existerait au plus au haut niveau, parmi les élites mondiales.
Julie ne fait plus confiance ni aux autorités, ni aux médias. Elle est le symbole d'un complotisme de plus en plus banal, répandu, qui séduit un grand nombre de femmes. Alors que la littérature scientifique sur le conspirationnisme indique que ses adhérents sont généralement des hommes, peu éduqués et jeunes, certaines études prouvent que cette vision est trop restrictive.
Un sondage publié par la Fondation Jean Jaurès en septembre dernier indique que 63% des membres de groupes anti-masques sont des femmes. Quand des groupes d'influence anti-vaccins entreprennent des campagnes de publicité sur Facebook, ils visent, en tout premier lieu, les femmes de plus de 25 ans, indique The Daily Beast.
#Savethechildren
Dans ces deux mouvements, anti-vaccins et anti-masques, qui se superposent souvent, un argument revient constamment: la défense de la santé des enfants. Les masques seraient dangereux pour eux et pour leur développement, tandis que les vaccins rendraient autistes.
«Ce n'est pas étonnant dans la mesure où la prise en charge des enfants est ce qui est assigné aux femmes», estime Antoine Bristielle, auteur pour la Fondation Jean Jaurès de plusieurs sondages sur les groupes complotistes sur les réseaux sociaux. Les femmes s'occupent généralement des questions de santé de leurs enfants, elles ont le pouvoir décisionnel en la matière.
Publication conspirationniste de #Savethechildren. | Capture d'écran via Instagram
La défense des enfants a donc un potentiel de mobilisation énorme pour les mères, et plus globalement les femmes. C'est ainsi que les États-Unis ont vu surgir le mouvement «Mother for QAnon», un groupement de soutien à la mouvance conspirationniste qui postule que Donald Trump serait victime de la cabale d'un «deep state», sataniste et pédophile.
Marjorie Taylor Greene, candidate républicaine en Géorgie, est devenue la première adepte de QAnon à être élue au Congrès américain. Des mères de banlieue se sont mises à manifester contre les enlèvements massifs d'enfants que l'on observerait à travers le monde pour assouvir des pulsions pédophiles, ralliées par le hashtag #Savethechildren.
Ces théories se nourrissent de l'affaire Epstein, bien réelle. «Mais la pédophilie existe dans tous les milieux sociaux, explique Sébastien Boueilh, fondateur de Colosse aux pieds d'argile, une association de sensibilisation à la pédocriminalité. Et dans 80% des cas, les violences sont intrafamiliales, et on n'a jamais été confrontés à des réseaux pédophiles jusqu'ici.»
Facebook et Instagram se retrouvent donc dans la position délicate de censurer ou d'afficher des messages de prévention lorsque vous recherchez le hashtag, innocent d'apparence, #Savethechildren.
D'Instagram à QAnon
Julie, elle, n'a pourtant jamais eu d'enfants. «À 8 ans, j'ai eu un choc traumatique, raconte-t-elle. Mon père s'est demandé s'il allait se suicider, et emporter sa famille avec lui. Dont moi. Pour gérer mon traumatisme, je me suis tournée vers l'Église, vers la médecine, la psychiatrie, mais cela ne m'a pas aidée.»
«Le problème pédo-sataniste est en train d'être réglé. Des équipes de Trump sont en train de libérer les enfants de ces réseaux.»
L'explication est confuse, mais c'est la première que cette éducatrice de jeunes enfants donne pour expliquer son combat pour défendre les enfants contre la pédophilie sur les réseaux sociaux. Dans beaucoup de groupes, les publications partagées constituent un flux ininterrompu d'informations sur l'affaire Epstein et de faits divers sordides impliquant des enfants.
Un homme viole sa fille âgée de dix mois. Une femme met ses deux bambins dans le four. Un autre tente de vendre une fille dans une station-essence. Un flux que Julie trouve… rassurant. Ou en tous cas plus rassurant que les médias «officiels», qui cachent les vrais problèmes selon elle. «Le problème pédo-sataniste est en train d'être réglé. Des équipes de Trump sont en train de libérer les enfants de ces réseaux.»
Une prétendue liste de personnalités ayant été sur l'île d'Epstein. | Capture d'écran via Facebook
Pour toutes les femmes interrogées, l'évitement des médias traditionnels ne relève pas d'une erreur. Elles n'ont pas de problème particulier pour reconnaître une source. C'est un choix délibéré, un pivot vers des contenus «alternatifs» qui est assumé. Et pour les trouver, elles n'ont aucun besoin de fréquenter 4chan, vaste forum très masculin et très libre où est né QAnon, notamment.
«La réelle pandémie est celle de la pédophilie.» | Capture d'écran via Instagram
Les théories conspirationnistes viennent à elles, sur Facebook ou sur Instagram, dans des montages léchés aux tons pastel. Des instagrameuses qui ne partagent habituellement rien de politique, mais plutôt de la mode, du yoga ou des recettes, publient tout d'un coup des chiffres effrayants mais non étayés sur le trafic d'enfants. Le tout sans mentionner d'affiliation à QAnon.
Une manifestante de QAnon, le 1er mai 2020 à San Diego. | SANDY HUFFAKER / AFP
Tout le monde peut donc s'identifier à ce message: c'est vrai, il faut protéger les enfants. C'est le propre des théories du complot: elles sont mouvantes et quasiment différentes pour chaque individu, qui va les modeler en fonction de son vécu, de son ressenti, de ses obsessions plus ou moins radicales, et de son auditoire. Le confinement et les restrictions sanitaires, doublées de l'insécurité et de l'instabilité provoquées par la pandémie, ont laissé à chacun·e le loisir de suivre et d'alimenter ces théories.
Un sentiment d'émancipation
Pourquoi les thèses conspirationnistes sont-elles donc si attirantes? En incitant à «faire des recherches», et à découvrir par soi-même ce que les puissants refuseront toujours de vous dire, elles flattent l'ego. L'émetteur fait confiance au lecteur pour chercher des réponses par ses propres moyens.
Des masques #Saveourchildren vendus sur Facebook. | Capture d'écran via Facebook
«Continuez d'être curieuse, de vous informer», nous enjoint Marie*, 74 ans. Nous l'avons interrompue alors qu'elle écoutait Sud Radio en navigant sur Facebook. «On dirait que j'ai un emploi de bureau maintenant, plaisante cette retraitée d'un ton badin. J'y passe deux à trois heures par jour.»
«La pandémie vise à mettre en place une dictature marxiste, à la chinoise. Et Big Pharma fait partie du plan mondial.»
Pour elle, il faut voir la pandémie de Covid-19 comme le fruit d'une collusion entre les dirigeants politiques et les élites économiques, afin de mettre en place «une dictature marxiste, à la chinoise. C'est clair comme de l'eau de roche. Et Big Pharma fait partie du plan mondial.» De mémoire, elle n'a jamais été vaccinée de sa vie, vote toujours pour le parti le moins susceptible de gagner «par principe», et porte un masque en tissu aussi fin que possible quand elle doit sortir, car l'idée que les plus âgés sont plus fragiles face au virus, «c'est de la merde en boîte».
Les théories du complot, pour cette femme dont la famille issue de l'ex-URSS, sont une forme de résistance, d'émancipation par la pensée. «On a toujours dit aux femmes: “Ferme ta gueule, fais la cuisine, fais le ménage”. Moi, j'aimais bien Simone de Beauvoir et Simone Veil. Je veux aider les femmes qui sont dans la masse, qui sont soumises.»
Marie cherche désormais à se procurer le documentaire conspirationniste Hold-Up. Mais format cassette, «au cas où il y aurait de la censure».
*Les prénoms ont été changés.