Qui a gagné, qui a perdu au Karabakh? Avec ces milliers de jeunes hommes tués dans l'enfer d'un front dont l'horreur et la violence ont été largement occultées, durant une guerre de quarante-cinq jours où le cynisme des uns n'aura eu d'égal que l'aveuglement des autres, la question, quoique fondée, a quelque chose d'indécent.
Or elle occupe nombre d'analystes, d'éditorialistes et de chancelleries depuis l'accord signé par Moscou, Bakou et Erevan le 10 novembre. Car après un long statu quo, à l'issue de cette déflagration armée, malheureusement prévisible, opposant Arméniens et Azéris autour d'une terre disputée depuis la chute de l'Union soviétique, s'esquisse un nouvel ordre régional.
Capitulation arménienne
Bénéficiant de la supériorité technologique de l'armement israélien et surtout d'un appui décisif de la part de la Turquie (laquelle a fourni assistance militaire et soutien opérationnel, des conseillers turcs et plusieurs centaines de mercenaires syriens), l'Azerbaïdjan du président Ilham Aliyev a lancé l'offensive le 27 septembre.
Le 8 novembre, «la prise par les Azeris de la ville stratégique de Chouchi a constitué le point de bascule. L'amplitude du désastre est devenue évidente. Repliés sur la capitale Stepanakert, les responsables du Karabakh et d'Arménie ont alors douloureusement réalisé qu'ils n'avaient pas d'autre choix que d'accepter les termes de l'accord imposé par Moscou au risque sinon d'exposer ce qui restait de civils et de perdre la totalité du Karabakh», explique Richard Giragosian, directeur du Centre d'études régionales (RSC) à Erevan, en Arménie.
Un drapeau russe flotte au-dessus d'un point de contrôle des soldats de la paix russes à l'extérieur de la ville de Chouchi, le 13 novembre 2020. | Alexander Nemenov / AFP
Les contours de l'accord
«Préparé depuis la fin octobre par la Russie, l'Azerbaïdjan et avec notre contribution [celle de la Turquie]», selon un diplomate turc, l'accord du 10 novembre s'est traduit de façon quasi concomitante par le gel des positions et le déploiement d'une «force de paix» russe. Comptant près de 2.000 hommes, celle-ci devrait être étendue dans l'enclave du Nagorno-Karabakh et autour du corridor de Latchin, désormais seul axe de communication entre l'Arménie et le Nagorno-Karabakh.
Les sept provinces frontalières situées au Sud et à l'Ouest de l'enclave, elle-même amputée d'environ la moitié de sa surface, sont soit déjà en possession de l'Azerbaïdjan, soit devront lui être remises d'ici la fin novembre. L'accord prévoit également la création d'un autre corridor, en terre arménienne, qui relierait l'exclave azérie du Nakhitchevan à l'Azerbaïdjan.
Résultat: «Les frontières internationales n'ont pas changé. L'indépendance de la République d'Artsakh [ainsi que les Arméniens nomment l'enclave du Nagorno-Karabakh et les sept districts l'entourant, ndlr] n'est reconnue par aucun État membre de l'ONU. Il y a eu un changement du statu quo par la force alors qu'un processus diplomatique existait (sur le papier), et c'est ce qui compte», tweetait Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique.
Aucune référence à la Turquie dans l'accord, cependant qu'on apprenait dès le lendemain et de la voix du président turc que son pays participerait, aux côtés de la Russie, à la surveillance de la bonne application du cessez-le-feu au Nagorno-Karabakh.
L'Azerbaïdjan, grande gagnante
L'Azerbaïdjan est indubitablement la grande gagnante. Le président Aliyev devrait y trouver une légitimité faute d'avoir jamais tenu d'élections honnêtes et libres. Sa popularité pourrait grandir lorsque les Azéris qui avaient dû fuir les avancées arméniennes dans les années 90 commenceront à rentrer «chez eux».
Excepté une moitié de l'enclave du Nagorno-Karabakh, l'Azerbaïdjan a récupéré la totalité de ses territoires, tels que reconnus par le droit international. Il lui aura cependant fallu passer sous les fourches caudines de la Russie, dont Bakou devra désormais accepter la présence et le contrôle aux points de contact avec les Arméniens.
Des Azerbaïdjanais agitant le drapeau national après le cessez-le-feu, à Bakou, le 10 novembre 2020. | Tofik Babayev / AFP
La Russie accroît son influence
Investi d'une responsabilité supplémentaire en raison du déploiement des forces russes au Karabakh, seul conflit de l'ex-URSS où la Russie n'avait pas pris pied, Vladimir Poutine semble réaffirmer son rôle de leader régional.
Lié par un accord de solidarité militaire et de sécurité avec l'Arménie, il aura pu justifier son inaction sur le terrain militaire par le fait que les affrontements concernaient le Karabakh et non l'Arménie pour ensuite sauver in extremis la mise à ces deux entités, le 10 novembre, avant qu'elles ne soient sur le point de perdre la totalité de leur emprise territoriale. Un coup de semonce pour le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan, issu de la révolution de velours de 2018, dont les velléïtés d'échapper à l'orbite russe n'avaient pas vraiment plu au Kremlin.
Un bémol, cependant: dans son pré carré du Sud-Caucase, Poutine doit désormais compter sur l'interférence éventuelle de la Turquie, en cheville avec Bakou.
«La dure réalité c'est que l'influence de Moscou dans la région Transcaucase a nettement diminué, tandis que le prestige d'une Turquie pugnace et victorieuse a, au contraire, augmenté de façon incroyable», fait remarquer au Financial Times Ruslan Pukhov, directeur du Centre pour l'analyse des stratégies et des technologies.
La Turquie, acteur géopolitique en devenir?
Dans la guerre des images, la Turquie a effectivement gagné quelques points et à peu de frais puisqu'elle n'a pas engagé de troupes sur le terrain. À certains égards, le président Erdoğan fait à la Russie ce que Vladimir Poutine a fait en Syrie: une percée hors de sa sphère traditionnelle même si cette percée était en gestation depuis quelques années.
Elle peut apparaître comme un acteur géopolitique en devenir dans le Caucase, d'autant qu'elle va désormais bénéficier de l'instauration de ce corridor reliant l'exclave du Nakhitchevan à l'Azerbaïdjan, c'est-à-dire permettant un continuum turc de la mer Noire à la mer Caspienne, de quoi conforter le projet turc de se constituer en un Hub énergétique aux portes de l'Europe.
L'Arménie, la grande perdante
Ayant des liens étroits, logistique et identitaire avec le Karabakh pour lequel elle n'avait cependant jamais réussi à obtenir la reconnaissance internationale –une perspective totalement ignorée par cet accord– l'Arménie est la grande perdante.
En termes de territoires mais aussi identitaire, tant les montagnes du Karabakh abritent de vestiges et de trésors de la civilisation arménienne.
«C'est la menace qu'a représentée la Turquie d'Erdoğan dans cette guerre qui est vue comme le plus grand danger.»
Certes, un corridor maintiendra la communication entre l'Arménie et le Nagorno-Karabakh, mais sous présence des forces russes. Pour autant, «aussi difficile et désagréable que fut pour le gouvernement arménien d'accepter les termes de l'accord imposé par la Russie, c'est la menace qu'a représentée la Turquie d'Erdoğan dans cette guerre qui est vue comme le plus grand danger», précise Richard Giragosian.
Des Arméniens emballent leurs affaires en quittant leur maison dans la ville de Kelbadjar, le 12 novembre 2020. | Alexander Nemenov / AFP
Une approche qui tranche avec le discours d'un diplomate turc, assez représentatif, selon lequel «l'affaire du Haut-Karabakh réglée, la normalisation des relations entre Ankara et Erevan deviendra possible».
Une affirmation «optimiste» qui ne prend sans doute pas la juste mesure de ce que l'offensive de ces dernières semaines a réveillé du traumatisme mémoriel arménien lié au génocide commis par les Turcs en 1915.
Impéritie occidentale
Opposées sur plusieurs fronts (Syrie, Libye), la Turquie et la Russie partagent une même acrimonie et défiance à l'égard de l'Europe et plus généralement de l'Occident, dont Ankara comme Moscou cherchent à laminer l'influence et le rôle.
Or «le conflit du Karabakh était le seul conflit, le seul problème sur lequel la Russie travaillait non pas contre l'Ouest mais avec l'Ouest, rappelle Richard Giragosian. Cette fois-ci, l'engagement militaire, politique et diplomatique de Moscou est une démarche unilatérale qui va bien au-delà du rôle officiel de médiateur qu'elle tenait avec la France et les États-Unis, au sein du groupe de Minsk».
Ignorant ainsi ses coprésidents français et américain du groupe de Minsk, lesquels englués dans la gestion du Covid-19, du terrorisme, ainsi que des élections américaines, sont renvoyés à leur impéritie sur le dossier du Karabakh, Vladimir Poutine pourra-t-il conduire le processus, dont le rapatriement des populations d'Azerbaïdjan vers le Haut-Karabakh, par le seul jeu des alliances opportunistes –sans soutien des agences des Nations unies par exemple? C'est la question que se posent de nombreux observateurs.