Politique / Monde

Pour les féministes américaines, Kamala Harris représente «une avancée, pas une victoire»

Temps de lecture : 7 min

Aux États-Unis, l'engagement sans précédent des femmes dans l'élection présidentielle révèle une crainte de voir l'histoire se répéter et certains droits leur être retirés.

Kamala Harris, après l'annonce de sa victoire et celle de Joe Biden, le 7 novembre. | Jim Watson via AFP
Kamala Harris, après l'annonce de sa victoire et celle de Joe Biden, le 7 novembre. | Jim Watson via AFP

En 2016, elles étaient 42% à voter pour lui. Mais le 14 octobre dernier, en Pennsylvanie, Donald Trump savait qu'elles étaient susceptibles de lui échapper: «Femmes de banlieue, ironisait le président, pourriez-vous m'aimer, s'il vous plaît? J'ai sauvé votre fichue banlieue, j'ai permis à vos maris de retrouver du travail.»

Les femmes blanches non-diplômées, nombreuses dans les États-clés, restent engagées auprès du candidat républicain. Mais la presse recense des dizaines de témoignages de «femmes de banlieue» plus éduquées ou pas, blanches ou issues de minorités, toutes pro-Trump repenties jurant qu'on ne les y reprendrait plus. Républicaines depuis toujours, elles ont pourtant voté pour Joe Biden.

Les femmes, électrices plus fiables que les hommes

«Mon Dieu, mais qu'avons-nous toutes fait, en 2016, se lamentait l'une d'elles dans les pages du Guardian. «J'en veux à l'ensemble du Parti républicain, de l'avoir laissé devenir un exécrable président.» Mais l'objet de leur courroux se focalise sur Trump: «tyran de cour d'école», «antéchrist», «égocentrique», «misogyne», «n'importe qui sauf lui.»

Rien d'étonnant à ce que les intentions de vote aient laissé présager une cote de popularité historique du candidat démocrate auprès des Américaines. De quoi nourrir l'inquiétude du président sortant et de son camp, qui n'ignore pas que les femmes ont prouvé être des électrices plus fiables que les hommes.

Pourtant, Biden ne représente pas à leurs yeux le candidat idéal, pas plus que son programme ne les convainc totalement. Mais, d'après de récents sondages, elles lui font confiance pour son éventuelle future gestion de la question raciale, de la pandémie de Covid-19, la réouverture des écoles, faire régner l'ordre et imposer le respect de la loi –et même, plus modestement (à 51% contre 43% pour Trump), pour relever l'économie post-pandémie. Début octobre, l'Iowa annonçait le plus important écart entre les deux candidats dans les intentions de vote des femmes, avec 26 points d'avance pour Biden.

Bien sûr, sa décision de faire de Kamala Harris sa colistière a joué en sa faveur. L'élection de cette dernière est une nouvelle réjouissante qui, cependant, alerte Mikki Kendall, ne doit pas être l'arbre qui cache la forêt. Autrice du livre Hood Feminism: Notes from the Women White Feminists Forgot, Kendall craint que le caractère sensationnel de l'événement éclipse l'histoire. «Nous devons célébrer le progrès que représente Harris, mais ne pas confondre avancée et victoire. Elle marche dans les pas de Charlotta Bass, activiste et journaliste afro-américaine, première femme candidate pour le poste en 1952, ou de Shirley Chisholm, première femme noire élue au Congrès et première candidate investie par le Parti démocrate pour les élections présidentielles en 1972. Harris se tient sur les épaules de femmes qui se sont battues pour les communautés marginalisées en Amérique: il est important de se demander comment elle utilisera son pouvoir et honorera l'héritage de ces femmes, tout en continuant leur travail.»

Histoire «suppressive» et «despotisme des jupons»

L'autrice canadienne Margaret Atwood (The Handmaid's Tale) comparait «l'ère de Trump» aux années 1930, marquées par la montée en puissance de leaders populistes et du fascisme qui allait mener à la Deuxième Guerre mondiale. Plus que la stupéfiante vision de la «femme de banlieue» selon Donald Trump, fleurant les années 1950, la terrifiante menace d'un bond en arrière a été rendue tangible par l'accession à la Cour suprême d'Amy Coney Barrett. Donald Trump a en effet confirmé la possibilité que la juge aux positions ultra-conservatrices puisse renverser l'arrêt Roe vs. Wade, qui protège le droit des Américaines à l'avortement.

Ce ne serait pas la première fois que les Américaines se verraient privées de droits qu'elles pensaient acquis. À l'heure de la cancel culture, il est temps de mettre en lumière certains aspects méconnus, voire occultés, de l'histoire du vote des femmes aux États-Unis. When Women Lost The Vote: A Revolutionary Story est l'une des nombreuses expositions organisées à l'occasion du centenaire de l'entrée en vigueur du dix-neuvième amendement (conférant aux femmes, en 1920, le droit de vote). C'est aussi une des rares à rappeler un pan d'histoire oblitéré: en réalité, les Américaines ont obtenu le droit de vote bien avant le 26 août 1920 –avant qu'il leur soit repris.

En fait d'histoire, il s'agit d'une saga. Dès le XVIIIe siècle, certaines Américaines avaient la possibilité de voter (surtout si elles étaient blanches et propriétaires terriennes). En 1776, la First Lady Abigail Adams enjoignait son mari, deuxième président des États-Unis (de 1797 à 1801), John Adams, à «ne pas oublier les femmes dans ses nouveaux textes de loi». Sa réponse est restée dans la postérité: «Les hommes résisteront au despotisme des jupons.» Entre 1777 et 1787, les «jupons» ont graduellement perdu leur droit de vote dans tous les États à l'exception du New Jersey, qui tiendra bon jusque 1807.

Abigail Adams, en 1766. | Mwanner via Wikicommons

Il faudra attendre 1869 pour que le Wyoming leur accorde à nouveau, puis l'année suivante l'Utah –tactique destinée à attirer plus de femmes dans cette région sous-peuplée. Vingt ans plus tard, le Congrès tentera de conditionner l'entrée du Wyoming au rang d'État américain au retrait du droit de vote aux femmes, mais sans succès. En 1920, le droit est étendu à l'ensemble des citoyennes américaines –exception faite des Afro-Américaines, qui y accèderont enfin en 1965 grâce au Voting Rights Act.

Autres oubliées du dix-neuvième amendement, les Amérindiennes n'ont pas eu le droit de voter avant 1960 (1950 pour les Inuits). Une ironie dont on relèvera la cruauté: la confédération Iroquoise, ou Ligue des Cinq-Nations, est considérée comme la plus ancienne démocratie participative de l'histoire, inspirant les Pères fondateurs des États-Unis.

Société matriarcale, les femmes y possédaient «le pouvoir au-delà de leurs rêves les plus fous», découvraient les suffragistes historiques du XIXe siècle (Lucretia Mott, Matilda Joslyn Gage ou Elizabeth Cady Stanton, aujourd'hui célébrées). Elles s'en inspireront pour tenter de prouver par leur existence même que l'égalité sociale et politique n'est pas le fait de Dieu, ni de la Nature.

En 2020, le pourcentage de participation des Amérindien·nes au vote est de quatorze points inférieur à celui de groupes d'autres appartenances raciales. Seulement 66% sont inscrit·es sur les listes électorales, un million n'y ayant pas accès pour des raisons diverses (isolement, illettrisme et pauvreté, casier judiciaire, absence de pièce d'identité valide…). Dans des États comme l'Oklahoma, New Mexico ou l'Alaska, ils et elles représentent au moins 10% de la population.

En 2018, la première femme Amérindienne accédait au Congrès, un symbole fort dans la quête de récupération du pouvoir (et de la réécriture de l'histoire) par les femmes aux États-Unis, qui a touché toutes les générations. Elles y sont désormais trois: le 3 novembre, Yvette Herrell a rejoint Deb Haaland et Sharice Davids, qui y conservent leurs sièges.

L'éveil politique de la Génération Z, dans les pas des Millennials

ll faudra attendre pour connaître les résultats détaillés, mais on ne pourra pas ignorer l'influence des «Gen Xers»: selon le Pew Research Center, plus de quinze millions d'Américain·es ont célébré leur 18 ans et accédé au droit de vote depuis les élections présidentielles de 2016.

Si les pourcentages d'affiliation au Parti républicain et au Parti démocrate demeurent à peu près stables depuis vingt-cinq ans, l'écart d'opinion n'a en revanche jamais été aussi important entre les sexes chez les Millennials: 60% des femmes nées entre 1981 et 1996 adhèrent au Parti démocrate, contre 31% au GOP (Grand Old Party républicain). Les hommes de la même tranche d'âge sont plus partagés, avec 48% de Démocrates contre 44% de Républicains.

Dans le Massachusetts, le Center for Information & Research on Civic Learning dévoilait des résultats similaires pour un échantillon de 2.232 femmes âgées de 18 à 29 ans sondées entre mai et juin: 60% affirmaient leur intention de voter pour le ticket Biden-Harris –avec un pic à 77% au sein des jeunes américaines d'origine asiatique– contre 71% chez les Afro-Américaines et 61% pour les Hispaniques (ces deux derniers groupes s'étaient engagés avec ferveur aux côtés d'Hillary Clinton, il y a quatre ans). Dans les principales préoccupations de ces jeunes femmes sont cités le dérèglement climatique et les droits des femmes (dont celui à l'avortement). Et elles ne s'engagent pas uniquement à voter mais à faciliter également le vote.

En 2016, 53% des volontaires dans les bureaux de vote étaient des femmes, dont plus de la moitié avait 61 ans et plus. Cette année, face à la menace de la pandémie, nombre d'entre elles ont préféré rester à l'abri. Peu d'études se sont penchées sur l'engagement féminin dans le processus électoral («Et ça souligne une réalité, malheureusement: notre présence est prise pour acquise!», s'insurge Sarah Courtney, porte-parole de la League of Women Voters), pourtant nettement supérieur à celui des hommes.

Leurs petites-filles ont pris la relève: dès l'âge de 16 ans, on peut se porter volontaire. C'est le cas de Mallory Rogers qui a travaillé le 3 novembre, jour des élections, plus de quatorze heures d'affilée dans un bureau de vote de Géorgie. «Ma grand-mère le faisait, je perpétue la tradition. C'est stressant, mais aussi galvanisant de se sentir responsable d'aider ses concitoyens à voter.»

En 2016, 900.000 volontaires avaient tenu les 116.000 bureaux de vote éparpillés dans le pays. Cette année, les candidatures ont atteint des chiffres record. Un emballement qui s'explique autant par le contexte tendu de cette élection que par les conséquences économiques de la pandémie: une paie d'une centaine de dollars par jour selon les comtés et la promesse de certaines entreprises de défrayer et récompenser les employé·es qui prendraient une journée pour voter, ont certainement joué un rôle dans l'engouement général.

À l'université de Princeton, le Poll Hero Project a convaincu 30.000 étudiant·es (dont les deux tiers ont moins de 18 ans) de s'engager. «C'est la Génération Z qui s'adresse à la Génération Z pour enclencher un changement profond.»


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