Culture

«Ala Changso», sur la route de plus d'un au-delà

Temps de lecture : 4 min

Sur les hauts plateaux himalayens, le film du cinéaste tibétain Sonthar Gyal accompagne en beauté des manières très particulières de répondre à des questions très communément partagées.

Dans Ala Changso, le pélérinage extrême, au nom d'une dévotion qui est aussi un amour très terrestre. | Capture d'écran via YouTube
Dans Ala Changso, le pélérinage extrême, au nom d'une dévotion qui est aussi un amour très terrestre. | Capture d'écran via YouTube

Le mercredi 11 novembre aurait dû voir une situation curieuse avec la sortie simultanée, et pas du tout coordonnée, de deux films originaires du Tibet, région du monde qui n'est pourtant pas une source très fréquente de longs-métrages, et n'est guère présente sur nos écrans.

La pandémie et le confinement en ont décidé autrement, et alors que Balloon, de la figure de proue du cinéma tibétain Pema Tseden, était repoussé à des temps plus cléments, le film de son ancien disciple, Sonthar Gyal, est finalement rendu visible à la même date, mais en ligne.

Il n'est jamais heureux de découvrir un film de cette manière, et c'est particulièrement vrai de celui-ci, où l'espace, la durée et les atmosphères sonores et lumineuses sont si importantes et si remarquablement composées.

Mais on comprend que son distributeur se soit résolu à ce pis-aller, face à la menace d'embouteillage géant lors d'une réouverture des grands écrans pour l'heure encore imprévisible. Et de toute façon Ala Changso mérite d'être découvert, d'une manière ou d'une autre.

«Buvons un coup!» et formule pieuse

Le titre signifie à peu près «Buvons un coup!» dans une des langues parlées au Tibet. Si la formule suggère un hédonisme qui n'est pas vraiment la tonalité du film, il est en revanche en phase avec son côté très physique et dynamique.

Du début à la fin, il s'agira en effet d'un irrépressible mouvement en avant, et d'une certaine ivresse, même si l'un et l'autre se produisent dans des circonstances singulières.

Le mari (Yungdrung Gyal) aide sa femme (Nyima Sungsung) à préparer un périple difficile dont il ne connaît pas les véritables motifs. | via Ciné Croisette

Tout commence avec un couple de paysans, où Drolma, la femme, dissimule à son mari Dorje qu'elle souffre d'un cancer. Lorsqu'elle apprend qu'elle est condamnée, elle décide de se lancer, seule, dans un pèlerinage vers Lhassa, située à des centaines de kilomètres de routes dans les paysages arides des hauts plateaux himalayens.

Encore s'agit-il d'un pèlerinage très particulier, qui s'accomplit non seulement à pied et en récitant constamment une formule pieuse, mais en se jetant au sol tous les trois pas[1].

À travers ces étendues désolées et visuellement si impressionnantes, c'est bien sûr une ligne de crête que chemine le film.

Avant d'entreprendre ce périple avec une détermination impressionnante, ou absurde selon la manière dont on la regarde, Drolma passe dire au revoir à Norbu, le fils qu'elle a eu huit ans plus tôt d'un premier mari, décédé, et qu'élèvent ses parents à elle. Quasi-mutique, le garçon fait à cette mère qui l'aime mais ne l'a pas gardé avec elle un accueil hostile.

Ensuite… ensuite le mari et le garçon qui n'est pas son fils rejoindront la mère en chemin. Ensuite il se rencontrera sur la route des hommes, des enfants, des animaux aux comportements étonnants, et le plus souvent admirables au point de confiner au miracle.

Ensuite les motivations de la femme seront révélées, l'homme et l'enfant mis au défi de réagir. Ensuite il y aura des cailloux et des divinités, des repas et des fureurs, des orages et des gags. Un âne.

Linéaire et imprévisible

Ala Changso est un film étonnant, par sa manière d'être à la fois imparablement linéaire et totalement imprévisible, inventant la légitimité de sidérants changements de ton.

Ala Changso est un film impressionnant par la beauté des lieux et des personnes qu'il mobilise, sans se détourner de ce qui en fait l'«étrangeté», en tout cas à nos yeux occidentaux, mais allant constamment au-delà, comme sans s'en soucier.

Norbu (Sechok Gyal), le fils, et un compagnon de rencontre, qui n'est peut-être pas seulement un petit âne. | via Ciné Croisette

Pour des spectateurs et spectatrices européennes (comment parler au nom de quiconque d'autre?), Ala Changso est, au sens strict, un film qu'on peut à bon droit dire exotique. Mais exotique en enlevant à ce mot toute la charge péjorative qui lui est d'ordinaire accolée.

Un film qui raconte ce qui arrive à des gens qui éprouvent des sentiments universels –la peur de mourir, le désir d'indépendance, la jalousie amoureuse, l'amour filial, la solidarité, l'orgueil, la fidélité à la parole donnée– mais qui se traduisent dans des formes extraordinairement différentes de celles auxquelles nous sommes accoutumés.

Le réalisateur tibétain connaît ces modes de vie, ces dialectes, ces manières de comprendre le monde et de s'y comporter.

À travers ces étendues désolées et visuellement si impressionnantes, c'est bien sûr une ligne de crête que chemine le film, celle où convergent ces grands ressorts dramatiques et émotionnels qu'incarnent les quelques personnages et la singularité des pratiques et des mœurs de ce territoire.

Sonthar Gyal, à qui on devait déjà deux beaux films tournés dans la même région, The Sun Beaten Path et River, est tibétain. Il connaît ces modes de vie, ces dialectes, ces manières de comprendre le monde et de s'y comporter. Fait-il un film pour les Tibétains, pour les Chinois (nationalité officielle de la production), pour des spectateurs d'ailleurs? À la vérité on n'en sait rien. Et au fond quelle importance?

Spectateur et non douanier ou vérificateur de la conformité à une norme que d'ailleurs on ignore, il n'y a d'autres questions à se poser devant ce film (comme tous les autres) que celle concernant ce que chacun·e peut en faire, à sa place et avec ses propres ressources et références. Avec ce film, il y a, ici, maintenant, plein de choses à faire, d'imaginaires à mobiliser, d'étonnements à éprouver, d'admiration et d'émotions à ressentir. Et c'est tout ce qu'on lui demande.

Ala Changso

de Sonthar Gyal, avec Nyima Sungsung, Yungdrung Gyal, Sechok Gyal, Jinpa

Durée: 1h49

Sortie en VOD le 11 novembre 2020

1 — Les connaisseurs des films de cette région du monde avaient pu découvrir cette pratique dans Path of the Soul de Zhang Yang. Retourner à l'article

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