Depuis l'assassinat de Samuel Paty le 16 octobre à Conflans-Sainte-Honorine, les quotidiens américains les plus prestigieux, le New York Times et le Washington Post, ont été vivement critiqués en France pour la façon dont ils présentent la situation. Le titre publié par le New York Times juste après la décapitation de l'enseignant de collège –«La police française tire et tue un homme après une attaque meurtrière au couteau»– a beaucoup choqué. Il a ensuite été modifié, mais dans les jours suivants, plusieurs articles ont révélé une grille de lecture très orientée.
Dans les articles de ces grands quotidiens, le terrorisme islamiste en France était presque uniquement analysé sous l'angle d'une réaction aux discriminations contre les musulman·es, avec une impasse presque totale sur l'idéologie islamiste qui motive ces actes.
Une semaine après l'attentat de Conflans, le Washington Post titrait ainsi un papier d'analyse: «Au lieu de combattre le racisme systémique, la France veut “réformer l'islam”». Critiquant les mesures d'Emmanuel Macron contre le «séparatisme», le correspondant du journal à Paris écrit qu'«au lieu de répondre à l'aliénation des musulmans français, particulièrement dans les ghettos ex-urbains de France, les banlieues […], le gouvernement veut influencer la pratique d'une foi vieille de 1400 ans». Il précise que «les experts sont généralement d'accord» pour dire que cette aliénation est «la raison principale pour laquelle certains musulmans sont susceptibles de tomber dans la radicalisme et la violence».
Des points de vue passés sous silence
Tous les experts sont pourtant loin d'être d'accord. Par exemple, Hugo Micheron, auteur de l'ouvrage Le jihadisme français, disait dans une interview au Monde que «les causes du djihadisme ne peuvent être réduites ni aux difficultés des banlieues, ni à la laïcité à la française». Mais ce point de vue n'est pas représenté dans les pages des grands quotidiens américains.
«Si vous pensez que certains musulmans deviennent violents seulement à cause de la discrimination et de l'exclusion, vous ne voyez plus l'islamisme comme une idéologie politique avec ses réseaux transnationaux et sa propre histoire, une idéologie qui tue d'ailleurs plus de musulmans que de non musulmans, explique Bernard Haykel, professeur au département des études proche-orientales à l'université de Princeton. Tout cela devient un détail sans intérêt et ce sont alors l'État et la société française qui sont considérées comme les problèmes. Le djihadisme devient alors presque une résistance légitime. C'est d'ailleurs ce que disent les djihadistes eux-mêmes.»
«La menace semble venir non pas du djihadisme, mais de ceux qui réagissent à ce crime et qui auraient offensé l'islam.»
Avec Hugo Micheron, Bernard Haykel a écrit, le 21 octobre, une tribune dans Le Monde intitulée «Une déroutante cécité américaine face au phénomène du djihadisme dans l'Hexagone» dans laquelle ils résument ainsi l'angle choisi par certains journaux américains: «La menace semble venir non pas du djihadisme, mais de ceux qui réagissent à ce crime et qui auraient offensé l'islam.»
Dans les jours qui ont suivi, de nombreux articles ont confirmé la critique développée dans cette tribune. Dans un article du New York Times (traduit en français), le problème de «factions radicales» islamistes en France n'est mentionné qu'en passant et immédiatement nuancé par l'idée que la politique du gouvernement ne fera qu'aggraver l'extrémisme.
Une stigmatisation des musulmans?
Dans ce texte, les personnes musulmanes interviewées disent presque toutes qu'elles se sentent visées par la politique anti-séparatiste du gouvernement. L'une d'elles dit qu'elle songe à quitter la France. L'État français est présenté comme stigmatisant tous les musulmans et musulmanes sous prétexte de lutte contre l'islamisme.
«Même s'il y a des discours de haine antimusulmans qui progressent, il n'y a pas de chasse aux musulmans de la part des autorités.»
Le point de vue d'autres musulmans français, qui ne se sentent pas visés, n'est pas présenté. Par exemple, des intellectuels musulmans ont publié une tribune dans laquelle ils écrivent que le discours d'Emmanuel Macron «ne critique pas l'islam. Il critique l'islamisme, qui est une déformation de l'islam.» De même, un militant comme Nasser Ramdane Ferradj, du Collectif des musulmans progressistes et laïques (et ex-maire adjoint de Noisy-le-Sec), conteste l'idée que les musulmans sont forcément «des victimes collatérales de la traque des islamistes».
«Même s'il y a des discours de haine antimusulmans qui progressent, il n'y a pas de chasse aux musulmans de la part des autorités, précise-t-il. On est meurtris comme n'importe quel Français et Française. On est surtout très conscients que la laïcité nous a protégés de ces intégristes, de ces islamistes radicaux qui voudraient nous façonner dans une image rigoriste.» Il ne s'agit pas de dire que ce point de vue est dominant, mais il est étrange qu'il n'apparaisse presque jamais dans la presse progressiste américaine.
De même, dix jours après l'assassinat de Samuel Paty, le New York Times publie une analyse sur «l'échec de l'intégration française» avec le sous-titre suivant: «Pendant des générations, les écoles ont assimilé les enfants d'immigrés dans la société française en inculquant les idéaux de la nation. La décapitation d'un enseignant a jeté le doute sur l'efficacité de ce modèle.»
Au lieu d'évoquer les réseaux islamistes qui ont été mobilisés pour désigner un professeur d'histoire-géographie comme coupable de blasphème, comme l'ont fait de nombreux journaux français, l'accent est mis avant tout sur la façon dont l'école française n'a pas réussi à empêcher la radicalisation du terroriste tchétchène.
«Un silence assourdissant»
L'ancien inspecteur général de l'Éducation nationale Jean-Pierre Obin est cité dans l'article pour une phrase générale sur la mission de l'école française, sans préciser qu'il venait de publier un ouvrage intitulé Comment on a laissé l'islamisme pénétrer l'école, qui évoque les défis des établissements scolaires face aux revendications de certains élèves et parents, que ce soit le refus de la piscine pour les filles, ou les contestations de cours sur la Shoah ou l'évolution. Un contexte idéologique qui pourrait pourtant sembler utile pour comprendre l'attentat dont il est question.
En France, évoquer ce défi des revendications religieuses à l'école n'est d'ailleurs plus seulement le fait de la droite. Même une tribune signée, entre autres, par Clémentine Autain (qui avait manifesté contre l'islamophobie avec le CCIF) évoque la nécessité d'un «combat contre l'islamisme radical, les pressions qu'il exerce à l'école et ailleurs pour restreindre les libertés, notamment celles des femmes ou des personnes LGBTI+».
«Si le New York Times couvrait un mouvement communiste, est-ce qu'il ignorerait l'idéologie communiste qui le sous-tend, l'histoire du mouvement, ses idéologues importants? Bien sûr que non.»
Dans la presse américaine, le profil du militant islamiste antisémite Abdelhakim Sefrioui, fiché S, qui a aidé le parent d'élève à faire campagne contre Paty, est qualifié brièvement d'«homme que les services de sécurité français décrivent comme un militant antisémite», façon de presque laisser planer le doute sur la véracité de cette étiquette. Par contraste, les articles des quotidiens français donnent plus de détails sur un personnage qui avait rejoint le comité de campagne de Dieudonné en 2007, aux côtés de militants d'extrême droite, de négationnistes et d'islamistes radicaux, des informations qui permettent de donner une idée de l'idéologie à l'oeuvre.
En lisant ces quotidiens américains, on pourrait avoir l'impression que les «ONG musulmanes» sont visées par le gouvernement juste parce qu'elles sont musulmanes. En effet, il est plusieurs fois fait mention d'«associations musulmanes que le gouvernement considère comme extrémistes» ou de «fermeture d'organisations caritatives musulmanes». Il n'est pas précisé que la principale association visée, dissoute le 28 octobre, est BarakaCity, dont le président, Idriss Sihamedi, fiché S, a récemment été mis en examen pour le cyberharcèlement de deux femmes musulmanes qui le critiquent et avait en août 2020 fait des tweets proches de l'apologie du terrorisme (Il avait écrit:«Mourir martyr est la plus belle chose dans la vie d'un croyant.»)
«Si le New York Times couvrait un mouvement communiste, disons les Brigades rouges, est-ce qu'il ignorerait l'idéologie communiste qui le sous-tend, l'histoire du mouvement, ses idéologues importants? Bien sûr que non, explique Bernard Haykel, qui est spécialiste de l'État islamique. Mais avec le djihadisme, c'est non. On n'en parle pas. C'est un silence assourdissant.»
L'angle de la victimisation
La grille de lecture n'a pas changé après l'attaque qui a fait trois morts à Nice, avec un terroriste tunisien qui venait tout juste d'arriver en France. Le 30 octobre, le New York Times titre, dans l'édition papier: «La défense de la liberté d'expression se durcit en France après des attaques meurtrières».
L'accent est mis sur la laïcité comme façon d'exclure les musulman·es et sur une critique de l'insistance du gouvernement à défendre les caricatures de Charlie Hebdo. Pourtant, selon un sondage de l'IFOP pour l'Institut Montaigne de 2016, «deux tiers des musulmans pensent que la laïcité permet de vivre librement sa religion en France.» Si il est tout à fait valide de faire entendre des voix critiques du modèle français, le problème est que c'est quasiment le seul point de vue qui est mobilisé (or il ne s'agit pas ici d'articles des pages «idées» ou «opinions»).
Ces journaux opèrent une sorte d'inversion victimaire qui empêche de comprendre le phénomène.
Dans leur introduction au livre Inch'Allah, l'islamisation à visage découvert, les journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme parlent de la difficulté de faire entendre une «voix raisonnable, nuancée entre les “ultra-laïcardards” et autres islamophobes pour qui porter un voile, arborer une longue barbe et ne pas manger de porc revient peu ou prou à faire le jeu des tueurs fanatisés de Daech, et, à l'opposé, ceux souvent qualifiés “d'islamo-gauchistes” qui paradoxalement “essentialisent” les musulmans, présentés comme les nouveaux “damnés de la terre”, en leur conférant par principe le statut de victime.»
Entre ces deux pôles, la presse américaine progressiste choisit l'angle de la victimisation, peut-être dû à l'influence, à gauche aux États-Unis, d'une approche identitaire des phénomènes sociaux, qui place d'office les «musulmans», non blancs, dans la catégorie des opprimés. Mais en accusant le «modèle français» juste après ces attaques et en faisant presque l'impasse sur l'islamisme radical, ces journaux opèrent une sorte d'inversion victimaire qui empêche de comprendre le phénomène.