C'est une vieille lubie qui revient à la mode. Aux migrations internationales qu'elle voue aux gémonies, une frange de plus en plus importante de l'extrême droite radicale oppose un repli vers les campagnes pour échapper aux grandes villes, qui seraient touchées par un prétendu remplacement de population et en proie au libéralisme sauvage qui détruirait la civilisation européenne.
Dans la lignée des organisations néofascistes françaises, tel Ordre nouveau et son projet de «village nationaliste» à la fin des années 1960, des mouvements racialistes comme Génération identitaire (GI) font la promotion de cette «stratégie de résilience communautaire», d'où partirait la «reconquête» appuyée sur l'«identité clanique locale» et l'«autodéfense collective».
«Il est impératif de reconquérir nos campagnes et d'en faire nos ZID: zones identitaires à défendre.»
Porte-parole de GI, Clément Martin écrivait ainsi à la mi-septembre sur le site Les Identitaires (ex-Bloc identitaire, désormais simple laboratoire d'idées de la mouvance) un article intitulé «Reconquérir notre territoire: la liberté par l'enracinement». Il y emploie un vocabulaire guerrier et explique que l'ennemi serait déjà sur notre sol: les «immigrés clandestins [...] carburant idéologique de la nouvelle gauche à vitrine écologiste».
Considérant que les Français sont d'ores et déjà dépossédés de leurs villes, il promeut un exode urbain vers les campagnes, rejouant le «retour à la terre» de Jules Méline (ministre de l'Agriculture de la IIIe République) sur fond d'une guerre raciale qui viendrait. Clément Martin ne s'en cache même pas: «Dans toute guerre, il y a une avant-garde et une arrière-garde: les deux positions ne se contredisent pas, elles sont complémentaires. Il s'agit de garder à l'esprit que pour perdurer, notre idéal doit s'incarner dans des familles où les enfants sont heureux de grandir au cœur d'un terroir préservé. C'est pourquoi il est impératif de reconquérir nos campagnes et d'en faire nos ZID: zones identitaires à défendre.»
Des réalités en Afrique du Sud et en Allemagne
Cette exaltation des campagnes n'est pas une nouveauté en politique et permet de s'approprier les valeurs généralement accolées à la terre: la vérité, l'idéalisation de la figure du paysan brave et résilient, la renaissance. Déjà, le régime de Vichy incarné par le maréchal Pétain annonçait que «la terre, elle, ne ment pas», et l'opposait aux traîtres supposés: les politiciens de la IIIe République, les intellectuels de gauche et bientôt les Juifs.
Les mêmes qu'une (large) partie de l'extrême droite rend aujourd'hui responsables du prétendu grand remplacement, cette théorie complotiste voulant que la substitution des populations dites «de souche» par des populations immigrées serait organisée par les élites (qu'elles soient mondialistes ou juives).
Image de propagande vichyste exaltant la vie rurale. | Imagerie du Maréchal via Wikimedia Commons
Il existe de nombreux exemples de ce fantasme partagé par les mouvances racialistes du monde entier. Telles les villes blanches d'Orania ou de Kleinfontein en Afrique du Sud ou encore, en Allemagne, l'expérience de l'occupation des campagnes inspirée du courant Völkisch, né à la fin du XIXe siècle, qui défend la nécessité de pureté de la race sous peine de sa disparition. Ainsi, le renseignement allemand estime à plus d'une centaine le nombre de villages d'outre-Rhin investis par des militants d'extrême droite pour s'y enraciner.
Dirk-Martin Christian, chef de l'Office fédéral de protection de la Constitution du Land de Saxe, expliquait en juillet 2020 au Frankfurter Allgemeine Zeitung: «Ces extrémistes cherchent des bastions dans les zones rurales, où ils pourront mener leur campagne idéologique.» Toujours selon l'officier, on trouve dans certaines communes phagocytées par ces extrémistes des centres d'arts martiaux, où «de jeunes hommes qui rejettent l'État et la société sont isolés et formés à devenir des combattants actifs contre notre société démocratique».
En France, des initiatives similaires existent même si elles restent, pour la plupart, à l'état de fantasme. Comme le projet Belvédère pour la création d'une ville blanche, mais qui n'est pour l'heure qu'un compte Twitter proposant des ébauches de règlement intérieur (à défaut de pouvoir se soustraire aux lois de la République).
Même chose chez les néonazis du forum Europe Écologie Les Bruns (émanation du site multi-condamné Démocratie participative) qui rêvent de la création d'une «République blanche de Bourgogne», en hommage au collaborateur nazi belge Léon Degrelle qui souhaitait la restauration des États bourguignons dans une Europe dominée par le Troisième Reich. L'implantation dans les villages de Côte-d'Or ou de Saône-et-Loire, elle, n'existe pour l'instant que dans les posts du forum antisémite où se côtoient délires trollesques et sujets plus sérieux.
La Maison des Elfes de souche
Des projets plus concrets ont vu le jour, comme dans le petit village de Mouron-sur-Yonne, dans la Nièvre. C'est une maison commune qui ne ressemble pas à première vue à un repaire de néonazis comme peut l'être celui de Jamel en Allemagne, mais où s'est implantée la principale branche de l'association Des racines et des Elfes. Derrière le nom féérique se cache une organisation qui «poursuit un triple objectif de sauvegarde, de promotion et de transmission des identités régionales et nationales des peuples d'Europe», le tout à grand renfort d'imagerie de chevaliers ou de temples antiques. Une association d'extrême droite, donc, pour qui «ELFES» signifie «Européens, Libres, Fiers, Enracinés et Solidaires».
Dans la grande bâtisse que des membres de l'association rénovent depuis plusieurs années, on trouve évidemment un potager, indispensable à tout localiste qui se respecte, ou encore une «bibliothèque des elfes» où l'on peut emprunter des ouvrages de l'idéologue d'extrême droite Guillaume Faye, de Laurent Obertone –dont l'essai La France Orange mécanique est considéré comme prophétique par la fachopshère– ou encore une multitude d'ouvrages édités par l'institut Iliade, think thank d'extrême droite s'inscrivant «dans la continuité de la pensée et de l'action de Dominique Venner».
Le projet n'a pas toujours porté le nom très passe-partout de «Maison des Elfes». En 2009, à son lancement, il s'appelait «La Desouchière», en référence aux Français·es «de souche», en opposition avec celles et ceux issus de l'immigration (dits «de branche» ou «de papier»). Ce n'est donc pas un hasard si l'on trouve l'une des premières mentions du projet sur le site d'extrême droite Fdesouche en 2008, avec un message écrit sous pseudo par Olivier Bonnet, cofondateur du projet, proche du Bloc identitaire et habitué des réunions de Synthèse nationale (rendez-vous incontournable du gotha radical français).
«À “la Desouchière”, le plan final allait jusqu'à préparer la prise de la mairie en calculant le poids démographique de leur communauté sur le reste du village. Ils prévoyaient à terme le rachat d'une partie significative des habitations du village, en jouant sur la spéculation et le vieillissement de la population, l'objectif était d'instituer une véritable confrérie idéologique et raciale», écrivait en 2014 le magazine Lutopik dans une enquête consacrée au projet publiée par Bastamag. Un échec à ce stade, même si l'aventure se poursuit.
Dérives sectaires chez Les Brigandes
Sans qu'il s'agisse à proprement parler d'un village nationaliste, une petite communauté identitaire connue pour son groupe de folk raciste, Les Brigandes, s'est également lancée dans une aventure autarcique. Derrière les chanteuses-stars de la fachosphère (leur chaîne YouTube, censurée début 2019 et rouverte récemment, comptait des millions de vues), une vingtaine d'adultes et une douzaine d'enfants sont réunis au sein de la «Communauté de la Rose et de l'Épée», installée depuis 2015 près du petit village de La Salvetat-sur-Agout, dans l'Hérault. Elle se faisait auparavant appeler «La Nation libre», affichant une volonté sécessionniste.
Ici, on vit dans un entre-soi, on se prépare pour être prêt·e en cas d'attaque, on élève les enfants hors du système scolaire et on conchie tout ce qui n'est pas blanc, réactionnaire, catholique et hétérosexuel. On «rejette le mode de vie individualiste que le système impose», en somme, alors on brûle des livres d'école et on intimide ou menace les rares opposants, dans un village où près d'une personne sur deux vote Rassemblement national. «C'est notre manière positive de combattre et de protéger quotidiennement la civilisation européenne», explique le manifeste de la communauté.
La Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) surveille de près le groupe. Notamment parce que le leader, Joël Labruyère, est décrit comme un «gourou exalté et complotiste» par celui qui était alors préfet de l'Hérault, Pierre Pouëssel, interrogé en 2019 par la Commission d'enquête sur la lutte contre les groupuscules d'extrême droite en France dirigée par la députée FI Muriel Ressiguier. Étant donné les circonstances troubles de la mort d'une membre, en 2011, sur laquelle Rue89 avait enquêté, une instruction belge est aussi en cours pour assassinat et s'intéresse de près à Labruyère et ses adeptes.
Quelle était l'emprise du groupe sur le village héraultais? Importante, selon des villageois·es interrogé·es par France inter qui témoignent d'une atmosphère pesante. «On a essayé d'écrire au maire» pour dénoncer les intimidations, raconte un voisin, «nous n'avons pas eu de réponse [de sa part] mais nous avons eu une réponse de la communauté [des Brigandes]. [...] Il y a bien quelqu'un, ou le maire ou un conseiller, qui leur a fait passer le courrier.»
La Ligue des droits de l'Homme a aussi dénoncé les refus systématiques de prendre les plaintes contre la communauté par la gendarmerie locale, obligeant les plaignants à se déplacer dans la commune voisine. Depuis, les autorités ont semble-t-il serré la vis et la communauté, dénonçant une pression «liberticide», est partie s'installer juste de l'autre côté de la frontière, en Espagne.
Difficulté à mobiliser
«Dans le cadre d'autres actions judiciarisées, nous avons analysé les aspects financiers des achats d'armes des personnes interpellées en juin 2018 pour avoir préparé un attentat contre M. Castaner et M. Mélenchon. Nous avons pu établir des liens entre ces personnes, des achats d'armes et une association dont le but est de développer des éco-villages», détaillait Bruno Dalles (alors directeur de Tracfin) devant la commission Ressiguier.
Dans le viseur du service de renseignement qui traque les circuits financiers clandestins: la nouvelle OAS, embryon d'organisation de l'aspirant terroriste d'extrême droite Logan Nisin, mais aussi l'association France Village de Cédric Rivaldi (un proche du «national-socialisme» revendiqué Daniel Conversano), qui «fai[sait] la quête dans les milieux nationalistes afin d'acheter un petit village pour “sauver la race blanche”», selon le site antifasciste La Horde.
Ces tentatives résonnent avec celles des projets de «“villages musulmans”, élaborés au début des années 2000 par certains imams proches du salafisme quiétiste», rappelle l'enquête «Radicalité engagée, radicalités révoltées» des sociologues Laurent Bonelli et Fabien Carrié. D'autant qu'eux aussi visaient à tirer «profit de la désertification de zones rurales», mais plus pour «y établir des communautés protégées» que pour y préparer la guerre.
À LIRE AUSSI L'extrême droite se donne un label bio
Ces projets récurrents dans la mouvance de droite sont «un élément intéressant pour comprendre les couvertures utilisées pour diffuser des idées d'extrême droite», analysait encore Bruno Dalles en avril 2019. Car sous le vernis, qu'il soit patrimonial ou communautaire, c'est bien pour préparer la «guerre raciale» puis la «reconquête» que la mouvance cherche à se constituer discrètement des bases arrière. Mais avec une difficulté supplémentaire, outre celle de ne pas (trop) mordre les limites de la loi: alors que ces radicaux rêvent d'un soulèvement du peuple, ils doivent aussi composer avec leur échec patent à mobiliser cette «vraie France» qu'ils fantasment.