Ils et elles s'appellent Carrie, Hannah, Tony, Dexter, Arthur, John ou encore Pat. Nous les avons suivi·es le temps d'une séance de cinéma ou celui d'une ou plusieurs saisons. Héros ou anti-héros, ces personnages souffrent d'un trouble psychique plus ou moins déterminé: bipolarité, schizophrénie, dépression, psychopathie, syndrome de stress post-traumatique… Troubles parfois représentés avec une justesse implacable, parfois avec davantage de licence, propre à la fiction.
Ils et elles influencent nos représentations des troubles psychiques mais peuvent nous aider, aussi, et dans certaines conditions, à mieux les comprendre et à limiter nos réflexes psychophobes.
Comme l'explique le Dr. Christophe Debien, psychiatre au CHU de Lille auteur de Nos héros sont malades (éd. humenSciences) et cocréateur de la chaîne YouTube Le PsyLab: «Il y a une longue tradition du cinéma à traiter de psychiatrie qui montre un intérêt réciproque de ces deux champs. Le cinéma, et aujourd'hui les séries, constituent des miroirs de l'évolution de nos représentations sur la psychiatrie. Et, ce que nous voyons de la psychiatrie à l'écran influe sur nos représentations.»
Il note que, dès ses débuts, le cinéma a exploité le filon de la psychiatrie, d'abord au travers d'une vision fantasmée morbide ou effrayante, où le patient est nécessairement dangereux et le soignant tout aussi «fou» et manipulateur. Puis, ce sont la folie et la peur de sombrer dans la démence qui se sont imposées comme thématiques. Enfin, après un détour par l'antipsychiatrie, il y a depuis les années 2000 une «envie de montrer ce qu'est véritablement la maladie mentale, d'être plus précis, de comprendre ce qu'est la maladie et les thérapies».
Mieux appréhender la souffrance
C'est un tournant que l'on voit par exemple très bien dans la figure du personnage du Joker. Jusqu'au film de Todd Phillips, sorti en 2019, le personnage grimaçant est conçu comme un fou dangereux, sans aucune espèce d'empathie, situé aux frontières de l'humanité. Dans Joker, le public est au contraire incité à se mettre en empathie avec Arthur Fleck, qui est dépeint comme une victime d'un système qui broie les plus faibles et les plus fragiles.
Sans que les fictions traitant de psychiatrie constituent un apport documentaire, elles semblent capables d'ouvrir les consciences et de lever le stigmate sur les personnes atteintes de troubles psy. C'est ce dont témoigne, par exemple, Nicolas à propos du film Un homme d'exception de Ron Howard: «Le réalisateur joue avec la perception de la réalité du protagoniste et immerge le spectateur dans un récit cohérent de son point de vue sans qu'on ne puisse soupçonner initialement le trouble. C'est seulement à la fin du film que le personnage prend conscience du “problème”. Cela montre le fait que le malade parfois n'est pas directement conscient de son trouble.» Pour Cédric, c'est le jeu vidéo Hellblade qui a permis une meilleure compréhension de la maladie: «La protagoniste est schizophrène, et les créateurs du jeu ont tenté de décrire le mieux possible les symptômes associés à cette maladie. C'est très réussi et cela brise un bon nombre d'idées reçues et met vraiment en lumière le calvaire vécu par ces personnes.»
Un des atouts majeurs de ces fictions est de montrer que le malade peut être n'importe qui. «De nombreuses séries montrent désormais la maladie psychiatrique comme une problématique que les personnages doivent surmonter au quotidien. C'est même parfois le ressort même de la fiction, constate Christophe Debien. Cela peut contribuer à changer le regard du grand public.»
D'autres livrent des témoignages plus intimes, où un film leur a permis de mieux appréhender la souffrance d'un proche ou celle qu'il a pu faire vivre autour de lui, comme Philippe: «Dans Will Hunting, il y a une scène extraordinaire où le psychiatre dit au garçon “ce n'est pas de ta faute” alors qu'il avait manqué d'affection et retourné le ressenti contre lui-même. Le garçon craque et pleure… j'ai pleuré aussi. Quand on a un papa ou une maman qui n'est pas bien, qui maltraite, on se dit que l'on est responsable, que l'on n'est pas aimable. Mais ce sont des problèmes de grandes personnes. Un enfant est innocent. Cette scène m'a tellement déculpabilisé.»
La maladie psychique moins fantasmée
Si le ressort psychologique peut fonctionner sans la présence d'un spécialiste, le Dr. Bruno Rocher, psychiatre spécialisé en addictologie au CHU de Nantes, explique avoir recours à la fiction pour tisser du lien avec les proches de ses patient·es: «Nous avons depuis longtemps l'habitude de proposer des conférences avec un substrat culturel pour faire du lien avec les parents, de manière moins médicalisée. Nous l'avons par exemple fait avec le film My Skinny Sister qui montre l'anorexie à travers le regard de la petite sœur. Les familles apprécient généralement l'expérience.» Il insiste sur l'importance de la présence d'un psychiatre pour que cela soit vraiment bénéfique: «Ça marche si le film sert de maillon entre la famille et les patients et les soignants. Les commentaires du psychiatre permettent d'introduire un principe de réalité, de discuter de la fiction.» Christophe Debien ajoute que ce type de films «familiaux» permet aussi de mettre en perspective la place des aidant·es qui sont souvent oublié·es.
Il apparaît aussi que la fiction peut faire du bien aux personnes elles-mêmes atteintes de troubles psychiques. «Adolescente, j'ai réalisé que je souffrais d'être une véritable éponge à émotions, explique Laurence. Voir le film Jerry chez les cinoques m'a réconciliée avec cet état et m'a permis d'en faire quelque chose de positif –lorsque je doutais, je le regardais encore et encore!» Christophe Debien se réjouit du changement de paradigme dans la fiction qui représente désormais la maladie psychique de manière moins fantasmée: «À force de stigmatiser la maladie et les soins, les gens en souffrance, et notamment les plus jeunes, renoncent à consulter. La fiction –assortie d'un travail d'explication tel que nous l'avons fait sur la chaîne du PsyLab ou dans mon livre, peut permettre de donner des éléments de décryptage et de dépasser des stéréotypes qui sont de véritables repoussoirs.» Il déplore cependant que les traitements médicamenteux soient encore traités avec méfiance voire défiance: «L'aspect médicamenteux est le plus souvent mal exposé, les traitements sont vus sous un jour au mieux ambivalent, au pire complètement négatif, quand bien même ils ont pu montrer leur efficacité.»
Enfin, la fiction est aussi utilisée par les étudiant·es en psychiatrie. Parfois de manière informelle. «Un homme d'exception a changé mon regard sur la schizophrénie quand j'étais interne en psychiatrie, raconte Paul. Le film met en lumière la possibilité d'être lucide sur ses hallucinations. Il fait aussi réfléchir sur la maladie mentale même et sur ce qui nécessite ou non un traitement. Si le patient, bien qu'halluciné, ne met en danger ni lui, ni les autres, ni la société et ne souffre pas, faut-il le soigner? Si j'ai une seule jambe mais que ça me va très bien et que ça ne fait du tort à personne, on ne va pas me forcer à porter une prothèse. Pourquoi ce serait différent en psy?»
Elle peut également être exploitée au sein même des cursus de psychiatrie. Dans leur article «Schizophrénie au cinéma: représentations et actions de déstigmatisation», publié dans la revue L'Information Psychiatrique, en 2017, les autrices Sophie Cervello, Sophie Arfeuillère et Aude Caria écrivent «certaines scènes très réalistes pourraient être un support pertinent d'enseignement, sur le modèle de la cinemeducation. Le modèle du ciné-débat est appelé à se développer.»
Cela s'inscrit dans une tradition anglo-saxonne dont témoigne Christophe Debien: «Je me suis beaucoup inspiré de ce qui se fait Outre-Atlantique, avec des ouvrages comme Psychiatry and the Cinema de Glen O. et Krin Gabbard. Le cinéma peut vraiment servir de support pour enseigner la psychiatrie. Des films tel que Spider de David Cronenberg sont extrêmement bien documentés et montrent très bien un grand nombre d'éléments cliniques.»