«C'est compliqué» est une sorte de courrier du cœur moderne dans lequel vous racontez vos histoires –dans toute leur complexité– et où une chroniqueuse vous répond. Cette chroniqueuse, c'est Lucile Bellan. Elle est journaliste: ni psy, ni médecin, ni gourou. Elle avait simplement envie de parler de vos problèmes. Si vous voulez lui envoyer vos histoires, vous pouvez écrire à cette adresse: [email protected]
Vous pouvez aussi laisser votre message sur notre boîte vocale en appelant au 07 61 76 74 01 ou par Whatsapp au même numéro. Lucile vous répondra prochainement dans «C'est compliqué, le podcast», dont vous pouvez retrouver les épisodes ici.
Et pour retrouver les chroniques précédentes, c'est par là.
Chère Lucile,
J'ai 26 ans. J'ai envie de dire que je suis quelqu'un de joyeux et bienveillant. Pas ambitieux, mais solide. Le genre de personne qui, quand elle rencontre un échec, fait d'abord son deuil et ensuite avance pour passer à autre chose. J'ai le dos large, comme on dit. J'ai connu des pertes de parents proches, des coups parfois un peu durs, des déceptions, mais cela ne m'a jamais empêché d'avancer. Jusqu'à récemment.
Je suis entré dans le monde professionnel il y a un an. J'ai trouvé un petit boulot d'abord, et j'en étais heureux, c'était un boulot tranquille. Je suis conscient de ma chance: j'ai un amoureux aimant, un toit au dessus de ma tête, de quoi manger. Ma philosophie de vie a toujours été de privilégier le temps à l'argent, aussi je me contente d'un peu plus d'un SMIC sans mal. Je n'ai pas mal vécu la crise sanitaire ni le confinement. Au contraire même, ce fût le moment de passer du temps en couple, au calme. Depuis, j'ai même réussi à trouver un boulot plus stable.
Mais depuis septembre, je n'arrive plus vraiment à être heureux. J'ai eu une grosse phase de tristesse à la rentrée, une envie de pleurer constante, un stress qui ne partait jamais. Sans vraiment de raison, sinon la peur d'avoir raté une étape de ma vie (j'ai 26 ans et je n'ai décroché aucun concours alors que je veux travailler dans le public, j'ai fait des études supérieures pour me trouver un petit boulot qui me plaît moyennement).
Aujourd'hui, les choses se sont améliorées, dirons-nous. Je traverse quelques phases d'humeur normale, mais, globalement, je suis toujours dans une espèce de mélancolie, d'attente. Les jours se succèdent en semaine –je me lève, je vais au boulot, je rentre, il faut faire la vaisselle, la cuisine, on regarde un film, on va se coucher et le lendemain, tout recommence. C'était déjà ma vie auparavant et je l'appréciais. Et puis, il y avait toujours la perspective du week-end ou des vacances. Mais désormais, j'ai l'impression de ne plus rien attendre. Que les jours passent et que je les laisse passer... Faute d'autres choix.
Le week-end n'augure pas un meilleur moment. Je tente de lire, d'écrire, de profiter de mes passions habituelles, de ma vie faite de plaisirs simples et que j'ai toujours appréciée... Sans grand succès. Je fais les choses mais je n'y prends pas vraiment plaisir. J'ai l'impression d'essayer de tromper l'ennui.
J'ai tenté de m'en ouvrir à mon compagnon, qui m'a dit vivre la même chose. Comme lui, j'ai sans cesse l'impression que la vie n'a plus rien à nous réserver. Que fait-on là dans un boulot qui ne nous plaît pas? Dans un monde qui a l'air de se déliter?
Une partie de moi tente de se convaincre qu'il y a des solutions, que je serai plus heureux après avoir trouvé un meilleur travail, après avoir déménagé pour un appartement plus grand, de changer pour une ville plus verte, peut-être même en retournant vivre à la campagne... Mais, au fond de moi, je sais que ce n'est pas une cause extérieure qui arrangera tout. J'ai l'impression que les rêves que j'avais nourris sur ma vie d'actif, d'adulte, sont morts.
Encore une fois, je suis conscient de la chance que j'ai, surtout dans une période de crise telle que celle que nous vivons. Simplement, la connexion entre ma tête et mon cœur ne se fait pas. Je n'arrive pas à me défaire de ce sentiment d'inutilité et de la tristesse qui va avec. Tous les petits gestes du quotidien que je faisais aussi pour être un peu plus écolo, tenter de diminuer sa consommation de plastique, ne plus manger de viande, refuser d'acheter une voiture: tout ça me semble complètement inutile aujourd'hui devant l'ampleur de la crise écologique qui se profile. Et l'être humain qui ne semble rien retenir de rien et qui fonce tête baissée sans se questionner un seul instant. La ville bruyante et polluée, les magasins dans lesquels tout le monde se précipite sans se poser de questions.
Et puis il y a moi, qui n'arrive plus à garder les épaules solides. Un autre millennial perdu dans un ego-drama peut-être? Ou un gars qui a juste envie de s'enfuir loin, très loin, en sachant que même la fuite ne résoudra pas le cœur de ce problème sur lequel je n'arrive pas à mettre le doigt. En attendant, je mets un sourire sur mon visage et j'attends.
Pierre
Cher Pierre,
Cette phase de tristesse et d'à-quoi-bonisme me semble très naturelle. Même sans avoir particulièrement souffert du confinement, la situation a été un véritable changement de paradigme. La pandémie est un coup dur qui a amplifié des problèmes déjà existant. Et il semble presque que nous soyons seul·es avec nos doutes, nos soucis financiers, notre peur pour l'avenir. Alors que nous venions de traverser quelques années où il était question de collectivement se responsabiliser écologiquement pour le monde, ce repli sur soi et cette perte de confiance en les autres, en l'État, en l'entreprise, est un choc. L'angoisse d'être contaminé·e, de voir ses proches l'être, n'est pas à minimiser.
Pourquoi continuer à trier ses déchets, à utiliser des lingettes réutilisables, à s'engager à corps perdu dans son travail, à penser au bien-être des prochaines générations quand on réalise que, pour les instances supérieures, l'État, l'entreprise, on n'est qu'un nom sur un papier et des chiffres de productivité. Ce dont vous semblez souffrir, c'est le contrecoup de ce choc qui nous a toutes et tous plus ou moins soufflé. Mais également d'une véritable quête de sens que beaucoup de millennials connaissent. Pour y répondre, plusieurs opportunités s'offrent à vous (et elles sont même cumulables): thérapie, réorientation professionnelle après un bilan de compétences, changement de vie drastique.
Vous installer à la campagne ne changera pas le goût de cendre laissé par les mois que nous venons de traverser. Mais je crois à la résilience. Je crois à la vie qui s'impose et qui balaye même les plus grands traumatismes et les plus grandes épreuves. Christine et Jean-Marie Villemin ont eu trois enfants après la disparition de leur petit Grégory. Moins d'un an après l'explosion de Tchernobyl, des arbres et de la végétation ont réussi à reconquérir la zone.
En psychologie, la résilience est le fait d'accepter ses traumatismes et d'apprendre à vivre avec, de continuer à vivre malgré tout. En France, on en a fait la triste expérience, il y a à peine quelques années: le drame du Bataclan n'a pas empêché que les gens retournent en concert. L'attentat de Charlie Hebdo n'a pas mis fin à la presse et au principe de caricature. La vie s'impose toujours après un temps de choc et de deuil plus ou moins long. Je ne doute pas que la vie reprendra, que des habitudes d'avant s'imposeront à nouveau, après la pandémie.
Ce dont vous avez besoin, c'est d'un projet personnel. Il peut être petit ou grand, mais ce doit être quelque chose en lequel vous croyez vraiment. Et ce projet, un déménagement, un engagement, des vacances peut-être, sera ce qui vous porte quand l'à-quoi-bonisme fait rage. Moi, les jours de gris, je m'accroche à un paysage que je rêve de revoir. Quand je ne sais plus pourquoi je travaille, pourquoi il faut continuer à vivre une vie en pointillés, quand chaque geste paraît absurde au regard de la situation, je pense à cet horizon sur lequel je sais que je vais poser les yeux à nouveau.
Vous avez besoin d'accepter d'être en souffrance à cause de tout ce que nous traversons. Et puis, dans un second temps, de trouver en vous ce qui continue à garder du sens. Que le projet soit petit ou grand, il sera votre projet à vous, votre moteur. Alors, vous pourrez vous tourner à nouveau vers l'avenir.
«C'est compliqué», c'est aussi un podcast. Retrouvez tous les épisodes: