L'abribus décore une rue pavillonnaire silencieuse, au centre de Guermantes. Une bourgade bourgeoise d'environ 1.200 âmes en Seine-et-Marne. Rien ou presque à y faire, si ce n'est visiter le château éponyme ou travailler son swing au golf créé à la fin des années 1980. Emma se presse, les mains enfoncées dans sa veste marron molletonnée. L'étudiante en psychologie prend le bus 26 pour se rendre à Paris. Cette journée du 15 octobre est particulière. «Ce matin, quand j'ai vu la notification sur mon smartphone et que j'ai compris que Michel Fourniret et Monique Olivier venaient à Guermantes, cela m'a mis un petit coup derrière la tête. Ils seront menottés, certes… Mais il y a quand même un tueur en série qui va déambuler dans mon village!»
À l'occasion d'une reconstitution judiciaire, le tueur en série, en présence de son ex-épouse, s'est remis dans les conditions du 9 janvier 2003. Ce soir-là, Estelle Mouzin, une écolière de 9 ans, était vue pour la dernière fois à proximité de la boulangerie de Guermantes, rue Blanche Hottinguer, alors qu'elle rentrait chez elle. Son corps n'a jamais été retrouvé. Depuis quelques mois, Michel Fourniret, pédocriminel incarcéré et multi condamné, est redevenu le principal suspect dans cette mystérieuse disparition.
L'affaire refait régulièrement surface. En mars, lors d'une audition par la juge Sabine Khéris, celui que l'on surnomme «l'Ogre des Ardennes» a livré un témoignage énigmatique quant à la disparition d'Estelle Mouzin: «Je reconnais là un être qui n'est plus là par ma faute.»
Fin août, l'avocat de Monique Olivier déclarait que sa cliente avait avoué aux enquêteurs que son ex-mari avait kidnappé Estelle Mouzin le 9 janvier 2003 avant de l'emmener à Ville-sur-Lumes (Ardennes) pour «la séquestrer». Et d'ajouter que le criminel «l'avait violée et étranglée». Quelques jours plus tard, des traces d'ADN partielles de la jeune Guermantaise ont été retrouvées sur un matelas de l'ancienne maison de la sœur de Michel Fourniret.
Le portrait d'Estelle Mouzin, issu de l'avis de recherche lors de sa disparition en 2003. | Police
«Cela a laissé des traces à Guermantes»
Dix-sept ans après cette disparition, les habitant·es du village n'ont jamais oublié. Quelle que soit leur histoire. «J'avais à peine 2 ans au moment des faits. Mes parents m'ont expliqué, un peu plus tard, ce qu'il s'était passé, raconte Emma, alors que son bus arrive au loin. J'ai réellement découvert l'affaire en faisant des recherches de mon côté. Je ne dirais pas que les habitants, hors famille et proches d'Estelle, en sont traumatisés. Mais c'est sûr que cela a laissé des traces à Guermantes.»
«Les proches vivent le traumatisme; le reste de la population s'y identifie.»
Le traumatisme collectif, ou l'expérience d'une violence qui bouscule l'équilibre psychique d'un groupe de personnes, peut-il s'appliquer à la commune seine-et-marnaise?
«Ce terme n'existe pas en matière scientifique. C'est plutôt un terme, disons, grand public, tempère Carole Damiani, psychologue clinicienne et directrice de l'association Paris Aide aux victimes. Lors d'un fait divers, on préfère parler de choc psychologique pour la population. Le fait divers induit un certain nombre d'interrogations chez les habitants, mais il ne crée pas de séquelles comme la famille peut en subir. Autrement dit, les proches vivent le traumatisme; le reste de la population s'y identifie.»
Où est le corps? Qui est le responsable? Pourquoi avoir fait cela? Tant que des réponses ne sont pas apportées à la déraison, les voisins se surveillent du coin de l'œil. Puis, avec le temps et faute de pistes tangibles, l'affaire se tasse. Une myriade de petits détails renvoie encore au fait divers. Même dix-sept ans après. Une petite fille seule devant une boulangerie? Le souvenir de l'enfant enlevée. Une fourgonnette blanche garée? Le cauchemar ressurgit.
Des CM1 à la recherche d'Estelle
La journée est bien entamée à Guermantes. Les feuilles, jaunies par la météo, tournoient sur le sol, soufflées par un vent léger. Denis, emmitouflé dans sa parka, assiste de loin à la reconstitution judiciaire. À ses côtés, sa fille Clara, une adolescente sympathique et bavarde.
«Un traumatisme? Je ne pense pas qu'on puisse aller jusque-là…», estime le père. «Bien sûr que si!, le coupe sa fille de 15 ans. Chaque année, à l'école, les maîtresses nous rappelaient l'affaire, nous répétaient de faire attention à ne pas traîner tout seul.» Clara fixe les fourgonnettes et agents de police en nombre sécurisant le périmètre. Elle reprend: «J'ai grandi avec cette affaire alors que je n'étais même pas née en 2003. En CM1, je me souviens même avoir créé un petit groupe avec des copines pour essayer de retrouver Estelle.»
Marche silencieuse à la mémoire d'Estelle Mouzin, avec son père, Eric Mouzin (au centre), le 13 janvier 2018 à Guermantes. | Thomas Samson / AFP
À quel point le fait divers peut-il marquer la population concernée? «Les émotions liées au fait divers se réenclenchent au gré des rebondissements et se transmettent à travers les générations par le biais du témoignage des parents, mais aussi par le travail des journalistes, analyse Claire Sécail, chercheuse au CNRS et spécialiste du traitement médiatique du crime. Les médias couvrent ces nouvelles informations. Des émissions comme “Faites entrer l'accusé” reviennent sur l'affaire. Quand il s'agit d'enfants –l'enlèvement d'Estelle Mouzin, celui de la petite Maëlys, l'affaire Patrick Henry– l'impact émotionnel est plus fort dans la mémoire collective à l'échelle nationale.»
Un SUV se gare devant une maison guermantaise. Le voisin, Daniel, lève le menton en direction du conducteur. Le retraité de 73 ans balaie son porche. Une Ferrari de collection, qu'il a «encore l'âge de conduire», repose dans son garage. Il paraît presque habitué aux questions des journalistes: «Effectivement, on reparle de Fourniret ces derniers temps. Ça et le Covid-19. Aujourd'hui, avec la reconstitution, on aura les deux!»
«On aurait préféré que Guermantes soit connue autrement que par cette affaire.»
Pour lui, la disparition d'Estelle Mouzin en 2003 rime avec le bruit d'hélicoptères au-dessus du village, les recherches infructueuses des forces de l'ordre, les perquisitions chez tous les habitants. Comme dans un film. «J'ai même dû ouvrir mon petit cabanon, dans le fond du jardin, pour leur prouver que ce n'est pas moi qui planquait la petite.» Il s'arrête, réfléchit. «Cette histoire est désolante. Le jour où on retrouvera Estelle, je serais surtout soulagé pour les parents. Ils pourront enfin faire le deuil.» Nouvelle pause. «On aurait préféré que Guermantes soit connue autrement que par cette affaire.»
La figure médiatique du criminel
Car avec la disparition d'Estelle Mouzin, le village de Guermantes est connu, malgré lui, dans toute la France. L'ancien maire de la commune, Guy Jelensperger, ne peut que confirmer: «Quand les gens me demandent d'où je viens, ils font tout de suite le rapprochement. Je ne vais pas dire que c'est pénible, mais bon… C'est l'histoire, c'est comme ça.»
«Cette affaire n'est jamais tombée dans l'oubli, elle passionne les gens.»
Installé dans son salon, il raconte l'importance du contexte de l'époque, qui selon lui explique pourquoi l'affaire a autant fait parler: «On est début 2003, il n'y a pas d'élections en vue en France, le Moyen-Orient est plus ou moins stabilisé avant la guerre en Irak… Bref, pas grand-chose dans l'actualité. Et là, au sortir des fêtes de Noël, dans une petite bourgade sans histoire, un gros fait divers éclate dans le froid, la neige et le verglas.» Il se redresse: «Cette affaire n'est jamais tombée dans l'oubli, elle passionne les gens. À chaque fois qu'il y a le déclenchement du dispositif Alerte enlèvement à la télé, je n'oublie pas qu'il a été créé après la disparition d'Estelle.»
Selon Carole Damiani, la portée symbolique du fait divers dépend du comportement des parents. Certains se battent dans la discrétion pour retrouver leur enfant. D'autres se démènent aux yeux du grand public.
La figure de l'auteur des faits ou celle du principal suspect entre également en compte. Michel Fourniret capte la lumière de l'actualité. «Un criminel aussi pervers, qui jouit de la souffrance des autres et fait tout pour l'exacerber, touche différemment les esprits. Ce n'est pas un crime banal, impulsif. Et forcément, cela a des répercussions sur les populations concernées», conclut la psychologue.
À Guermantes, un cerisier du Japon a été planté en 2005 en l'honneur d'Estelle Mouzin sur les lieux de l'enlèvement. Unique endroit de recueillement, en attendant de retrouver un jour le corps de la jeune fille.