Si je vous demande de citer des personnalités enterrées au cimetière du Père-Lachaise, vous me répondrez sûrement Oscar Wilde, Molière ou encore Jim Morrison, mais étrangement aucun nom de femmes –sauf peut-être Édith Piaf ou Simone Signoret. Parmi les 70.000 sépultures se cachent pourtant bien des femmes de lettres, des artistes, des actrices non moins célèbres mais injustement invisibilisées, parfois de leur vivant et jusque dans leur mort.
Qui connaît la cartomancienne Marie-Anne Lenormand, l'espionne Juliette Dodu ou l'aéronaute Sophie Blanchard? Comment peut-on expliquer autant de destins de femmes effacés, minimisés ou réinterprétés à travers le prisme masculin? «Pour exister y compris au Père-Lachaise, il faut faire vivre l'histoire et valoriser le matrimoine», affirme Ophélie Latil, fondatrice du collectif féministe Georgette Sand.
C'est justement le credo de la guide-conférencière Laure Nermel, qui ressuscite avec Women's Art Tours des destinées de femmes artistes lors de visites au Père-Lachaise. Elle invite à découvrir les emplacements des tombes des femmes, souvent reléguées hors des chemins principaux ou cachées derrière d'imposants tombeaux –encore faut-il que l'inscription soit visible ou existe seulement!
«Une journée entière m'a été nécessaire pour trouver la tombe de la peintre Constance Mayer, dépourvue d'inscriptions et avec pour seul indice une sculpture de caniche sur ladite sépulture», raconte Laure Nermel. Preuve qu'une carrière, aussi hors du commun soit-elle, peut aboutir à un oubli funeste partiel ou total expliqué par la spoliation, l'absence d'archives ou de disciples, le culte de la douceur ou encore par le statut réducteur de muse ou de martyre. «Comme pour Maria Calas, dépeinte comme une femme fragile, ou Marie Laurencin, discréditée par Apollinaire et Picasso alors que l'on devrait la présenter comme une artiste à part entière, indique Ophélie Latil. Tous ces schémas n'encouragent pas et ne valorisent pas les femmes dans leur pratique professionnelle ou personnelle, donc elles sont parfois les premières à s'autocensurer ou se discréditer.»
Pour endiguer ces mécanismes d'invisibilisation, «la meilleure justice est encore de lire les écrits des femmes, de regarder leurs œuvres dans les musées, de se renseigner sur leur parcours de vie et d'en parler pour ne plus jamais les oublier», conclut Laure Nermel. Leçon retenue et appliquée dès à présent en brossant le portrait de trois femmes téméraires: Rosa Bonheur, Gerda Taro et Sophie Blanchard.
Rosa Bonheur
Si le nom de Rosa Bonheur n'est pas inconnu des Parisien·nes, il est plus souvent associé à une guinguette du parc des Buttes-Chaumont qu'à l'artiste-peintre la plus célèbre du XIXe siècle.
Élevée à la campagne en Gironde, Marie-Rosalie Bonheur dite Rosa Bonheur est une enfant turbulente qui porte les cheveux courts et s'adonne avec avidité à sa passion première, le dessin. Des problèmes financiers contraignent la famille à partir vivre à Paris, perçue comme un potentiel tremplin pour l'activité de professeur de dessin de Raymond Bonheur. C'est ce dernier qui, malgré ses premières réticences, acceptera d'initier sa fille Rosa au dessin, à la peinture et à la sculpture.
Dotée d'un talent précoce, Rosa Bonheur, ne pouvant prétendre à une place à l'école des beaux-arts alors réservée aux hommes, parfait sa pratique artistique au Louvre où elle est autorisée à copier les œuvres qui l'inspirent, à l'exception des nus interdits aux femmes. Cultivant un style sans pareil, elle expose à l'âge de 19 ans seulement au Salon de Paris et y exposera dès lors chaque année, sans que ses tableaux ne soient au préalable examiné par le jury.
Peignant des fresques animalières en grand format, pourtant réservées aux scènes historiques peintes par des hommes selon les conventions de l'époque, Rosa Bonheur outrepasse les règles et gagne une gloire internationale en 1853 avec un imposant tableau, Le Marché aux chevaux. Dès lors, les commandes pleuvent et les prix ne cessent de grimper. Sa notoriété est telle qu'elle quitte les trépidations de Paris et acquiert, avec l'argent de la vente du tableau, le château de By à l'orée de la forêt de Fontainebleau.
Rosa Bonheur, Le Marché aux chevaux (1852-1855). | Metropolitan Museum of Art via Wikimedia Commons
Dans cet écrin de nature, elle peut se consacrer pleinement à la peinture et croquer inlassablement ses animaux batifolant en liberté dans sa propriété: des chiens, lions, sangliers, loups, caïmans. En véritable amoureuse des animaux, elle clame d'ailleurs haut et fort qu'ils possèdent une âme et se plaît à retranscrire le moindre détail de leur anatomie dans des croquis. Elle obtient même une dérogation l'autorisant à porter le pantalon pour se rendre aux marchés aux bestiaux et dans les abattoirs afin d'appréhender les animaux jusque dans les moindres détails et au poil près. Tant et si bien que ses toiles saisissantes de réalisme continuent d'être aujourd'hui étudiées par les vétérinaires pour appréhender l'anatomie d'espèces animales disparues.
Perpétuellement à contre-courant des conventions, Rosa Bonheur partage son existence avec Nathalie Micas, peintre elle aussi, sans jamais avouer de son vivant son homosexualité. Si Rosa vit loin des fastes de Paris et évite les mondanités, son nom est pourtant bien sur toutes les lèvres et bien au-delà des frontières françaises. Les foyers américains s'arrachent des reproductions de ses tableaux à moindre coût et offrent des poupées à l'effigie de Rosa Bonheur.
Sa renommée est telle qu'un conducteur de train accepte de s'arrêter au milieu des plaines américaines pour que la peintre Anna Klumpke puisse y cueillir de l'herbe de bison à la demande de Rosa Bonheur, toujours par souci de réalisme pour un tableau. Au sommet de sa gloire en 1864, elle reçoit des mains de l'impératrice Eugénie la première légion d'honneur consacrant une femme artiste. En 1889, sa compagne Nathalie Micas meurt et Rosa Bonheur désigne son amie Anna Klumpke comme seule légataire de sa fortune à sa mort en 1899, terrassée par une congestion pulmonaire.
Aujourd'hui tombée aux oubliettes en France mais jouissant encore d'une certaine popularité dans les pays anglophones, Rosa Bonheur repose au cimetière du Père-Lachaise aux côtés des femmes de sa vie, son éternel amour Nathalie Micas et sa fidèle amie Anna Klumpke.
Sépulture de Rosa Bonheur, Nathalie Micas et Anna Klumpke. | Pierre-Yves Beaudouin via Wikimedia Commons
Dans son château de By resté dans son jus, ses dernières œuvres à jamais inachevées témoignent d'une inlassable créativité tandis que ses derniers mégots demeurent les preuves tangibles d'une vie transgressive pour cette artiste unique et atypique de son temps.
Gerda Taro
Longtemps éclipsée par la renommée de son illustre conjoint Robert Capa, Gerda Taro est pourtant l'une des premières femmes photojournalistes. Il faudra attendre la découverte d'une valise au Mexique en 2007 contenant 4.500 négatifs du trio Capa-Taro-Seymour pour apprendre, après analyse, que certaines photographies initialement attribuées à Capa sont en réalité l'œuvre de Taro. Le monde entier découvre alors le talent insoupçonné d'une femme intrépide, n'hésitant pas à brandir son appareil photo en front de ligne lors de la guerre d'Espagne, point final funeste d'une brève carrière dans l'ombre de son compagnon.
De son vrai nom Gerta Pohorylle, Gerda Taro est élevée à Leipzig dans une famille juive de classe moyenne. Arrêtée en 1933 pour distribution de tracts antinazis et condamnée à purger une peine de prison, ce passage épisodique de sa vie n'entache nullement sa conviction antifasciste. Mais face à la montée de la répression contre les dissident·es politiques, elle doit quitter, non sans regret, l'Allemagne pour Paris où elle officie en tant que secrétaire et écume les soirées dans des cafés parisiens en compagnie de ses amis artistes et intellectuels.
En septembre 1934, Gerda Taro, alors employée comme assistante à l'agence Alliance-Photo, fait la connaissance du photographe hongrois Endre Ernő Friedmann avec qui elle se lie d'amour et qui l'inspire à s'emparer à son tour d'un appareil photo –pour ne plus jamais le lâcher.
«Hommage à Gerda Taro», double-page de l'exposition «Pour la défense de la culture» au Centro del Carmen de Valence. | Jerónimo Roure Pérez via Wikimedia Commons
Au printemps 1936, elle obtient sa carte de presse, un précieux sésame pour suivre son compagnon en reportage et asseoir davantage sa légitimité professionnelle. Néanmoins, malgré quelques travaux photographiques publiés dans la presse, l'équilibre financier du couple demeure précaire et leur carrière peine à prendre de l'envol. Gerda décide alors d'attribuer les clichés du photoreporter hongrois à un inconnu américain pour profiter du prestige d'un nom américanisé et espérer ainsi augmenter le prix d'achat de leurs images. Le stratagème fonctionne à merveille et les clichés se vendent au prix fort.
Officiant sous de nouveaux noms, Robert Capa et Gerda Taro mettent le cap sur l'Espagne en août 1936 afin de documenter la guerre civile espagnole pour la presse française. C'est à cette époque que Robert Capa capture la photographie qui lui vaudra sa renommée, Mort d'un soldat républicain. S'échangeant leurs appareils de prédilection –un Leica et un Rolleiflex– et utilisant des pellicules de même dimension, le couple fusionnel partage jusqu'à leur signature commune apposée sur leurs photographies. La mention Capa-Taro est cependant souvent effacée et réduite au simple nom de Capa, engendrant a posteriori une certaine confusion pour désigner le véritable auteur de ces clichés.
Lasse de se sentir effacée derrière son compagnon et de n'être que «femme de», Gerda décide de repartir sur le front pour signer d'autres productions tandis que Capa rentre à Paris. Lors d'un reportage sur la bataille de Brunete, elle est percutée par un char et meurt le lendemain à 27 ans, devenant tristement la première femme photographe-reporter tuée dans l'exercice de ses fonctions. Dépourvue d'héritiers pour préserver sa mémoire, sa famille ayant péri lors de la Shoah, Gerda Taro tombe dans l'oubli.
Au Père-Lachaise, sa sépulture, aussi discrète soit-elle, est toutefois pourvue d'une sculpture de l'artiste Giacometti représentant sous la forme d'un faucon la divinité égyptienne Horus, garante du bien, de l'ordre et de l'harmonie universelle, à l'image de la reconnaissance du talent de Gerda Taro depuis la découverte de ladite «valise mexicaine» en 2007.
Sépulture de Gerda Taro. | Pierre-Yves Beaudouin via Wikimedia Commons
Sophie Germain
«Sophie Germain – rentière», peut-on lire sur le certificat de décès de cette femme, morte d'un cancer du sein en 1831. À mille lieux de ce statut mortuaire réducteur, Sophie Germain est en réalité une mathématicienne émérite du XIXe siècle et l'une des premières à se frayer un chemin dans le milieu scientifique cloisonné grâce à sa détermination sans pareille.
Dès l'âge de 13 ans, passionnée par les travaux d'Archimède dont elle lit les œuvres dans la bibliothèque de son père, Sophie Germain décide de devenir mathématicienne, au grand dam de sa famille qui essaye de l'en dissuader. N'écoutant que sa raison, Sophie apprend en autodidacte les mathématiques si bien qu'à l'aube de la vingtaine, ses parents acceptent finalement de l'aider dans son instruction. Seulement, l'École polytechnique, symbole de l'excellence académique et foyer des plus grands scientifiques de l'époque, est une école militaire et donc exclusivement réservée aux hommes. Qu'à cela ne tienne, Sophie réussit quand même à se procurer des notes de cours en s'octroyant l'identité d'un ancien élève, Antoine Auguste Le Blanc.
En dépit du risque et toujours dotée du même pseudo, elle entame des relations épistolaires avec des mathématiciens de renom, persuadés de correspondre avec un brillant étudiant. L'un d'entre eux, Joseph-Louis Lagrange, finira cependant par se rendre compte du subterfuge en la convoquant en chair et en os dans son bureau. Admiratif de sa ténacité, il décide de la soutenir dans ses travaux, à l'encontre de la communauté scientifique masculine. Faisant voler en éclats sa fausse identité, Sophie Germain soumettra, sous son vrai nom, trois mémoires à l'Académie des sciences et remportera même un prix en 1816.
Sépulture de Sophie Germain. | Pierre-Yves Beaudouin via Wikimedia Commons
Alors qu'enfin, son mérite semble récompensé, l'histoire en décide autrement: malgré son indéniable talent, Sophie Germain retombe rapidement dans l'oubli et ne sera pas considérée comme une véritable savante de son temps. Ses théories des nombres et des surfaces ont pourtant changé le paysage scientifique et sont encore étudiées de nos jours. Un théorème porte son nom et souligne l'importance et la grandeur de ses avancées mathématiques... à l'opposé de sa tombe, discrètement placée derrière un tombeau dans la seizième division du cimetière du Père-Lachaise.